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Henry War
14 février 2021

Un exemple d'événement contemporain

Voilà comment ça a lieu – c’est significatif, représentatif, symptomatique de toute une époque, de toute une mentalité, de tout ce qu’un siècle recèle ou abandonne d’initiative et de raison. Ça commence par une tradition qui se rappelle par tel stimulus ordinaire et commun. Un événement artificiel, programmé, unificateur ; une convention, importune comme tout ce qu’on se sent obligé de suivre, importune comme n’importe quel arbitraire, importune comme le signe exact, pointilleux, ponctuel, d’un devoir fixe et daté, d’une tâche dépassionnée à accomplir pour faire comme les autres, pour ne pas se singulariser en péril, pour ne pas s’aliéner autrui, en un mot : pour correspondre. Encore un compromis, une tâche, un absurde supplémentaire…

Il faudrait déroger, bien sûr ; oui mais c’est ennuyeux de ne pas faire comme le monde ; il y faudrait de l’intégrité, de la résistance, de l’opiniâtreté, des arguments contre ; il y faudrait tôt ou tard braver des oppositions ou des incrédulités, des accusations et notamment celles de ne pas vouloir faire des efforts ou plaisir, ou de ne pas savoir s’adapter ; il y faudrait au moins affronter des questionnement et donc, au préalable, s’affermir, remédier aux cas de conscience, s’enferrer dans une position délicate et sans beaucoup de défenseurs ; il y faudrait, par avance, assumer de se sentir différent et exclu, probablement longtemps ; il y faudrait un penchant pour la lutte, sans parler de compétence, et l’occasion, semble-t-il, ne vaut pas encore un combat, ne vaut pas encore de réfléchir. C’est plus facile d’obéir, l’enjeu est même dérisoire, n’est-ce pas ? On s’imagine alors, une fois de plus, que le moment est mal choisi, que l’occurrence est sans importance : on se réservera, promis ! une bataille pour autre chose de plus fondamental, plus tard, c’est dit ! Et puis, il y a des gens qui y prennent plaisir, des gens qui vous entourent, des gens dont l’affection, officielle ou affichée, vous conforte et rassure, vous donne l’impression d’un entourage, vous permet de ne pas sonder votre foncière solitude et votre insignifiance plus foncière encore : succomber, donc, pour ne pas leur déplaire, pour leur rendre hommage, pour les conforter, eux-aussi, dans leur sentiment de normalité et d’estime. Affecter, faire semblant ; accepter cette servitude, cet abaissement qu’on se présente à soi-même comme un acte d’élévation, comme une contrainte transfigurée, comme une bravoure. C’est une moindre chose, après tout, un léger sacrifice, une courte abnégation ; ça ne coûte pas tant. Il s’agit seulement de se montrer sympathique : une concession de plus faite à l’humanité. Là, une humanité aimable, en plus.

Alors il faut un cadeau : soit, c’est le rite. Une peine d’abord, un pensum : trouver l’idée et le temps. Et même, logiquement, une culpabilité : on se résigne, on se plie, on se soumet ; on n’est décidément rien, on ne vaut rien. N’importe : puisqu’on a déjà consenti, ne plus remâcher, ne plus atermoyer, il faut aller au bout, poursuivre résolument jusqu’à la fin, jusqu’à l’action. Quelle idée, donc ? On en est déjà là.

Or, comme il faut s’estimer pour vivre, il faut aussi oublier la culpabilité, il faut oublier jusqu’à cette hésitation et cette peine initiales, oublier la compromission, oublier la bascule : se persuader qu’après tout ce n’est pas si mal, et même qu’on n’a jamais hésité. Ça crée bien du changement ; voilà : ça change. L’esprit aussitôt considère le projet, c’est-à-dire l’avenir, parce que le présent, c’est la méditation, et la méditation, ici, donne tort. Plutôt que de renâcler et se sentir victime, défait de son intégrité, puisqu’il faut le faire, se donner, provisoirement, l’illusion d’un destin, d’une consolation, puis d’un plaisir. Se valoriser, après tout, même en respectant si bassement : se tirer de ce mauvais pas au moyen d’une singularité quelconque, d’une initiative minuscule au sein de la soumission immense, qui fera un prétexte de dignité et qu’on amplifiera à sa conscience – en fait, un tout petit écart à la norme, un écart qui est en cela, lui aussi, très exactement normal. Ensuite, le plaisir l’emporte, c’est-à-dire la persistance du souvenir d’un plaisir, souvenir qu’il faut aussi s’exagérer : c’était agréable, finalement, si ! si ! on a apprécié de choisir, d’acheter, on croit, on est presque sûr que ce n’était pas désagréable, parce que cela vaut infiniment mieux que le déplaisir, parce que si ç’avait été désagréable, cela signifierait une totale perte d’identité, une dépression, un néant forcé, et qu’on a tout perdu, qu’on n’a tiré nul profit de cette circonstance, qu’on est et qu’on a fait désespérément comme les autres, en ne se reconfigurant qu’avec peine et contre son gré. Après, ne pas se laisser un temps de méditation, un temps présent, se fabriquer de toutes pièces une poursuite à cette mascarade : cacher l’objet, envisager une mise en scène, s’amuser mentalement de la surprise à venir. Préparer un effet, un effet surtout pour ne pas avoir l’occasion de se sentir minable au présent. Oh ! comme on se trouve taquin ! comme on se croit malin si l’on ne pense pas au présent, si l’on fuit le présent de la réalisation et des doutes !

On offre enfin : oui, mais comment oublier, sinon volontairement, que le cadeau offert s’inscrit aussi parfaitement dans une tradition simulée de l’offre et de l’acceptation, puisque c’est de toute évidence précisément le jour où le cadeau était attendu qu’on le donne, et qu’il n’y a aucunement lieu pour l’autre d’en paraître surpris ? – on devine toujours une gêne et une pose au moment du don, on tâche seulement à l’évacuer, on tâche même toujours plus ou moins à mettre l’autre en humeur de simulacre. Donc, excitation illusoire du récipiendaire : oui, mais, identiquement, pour ce dernier, cette illusion devient la vérité, car il se trouve, réciproquement, le désir de ne pas se savoir en perte d’identité, de ne pas se croire réagir de la façon prévisible, d’oublier la veulerie de cette cérémonie répétée partout, univoque, unanime, d’une affligeante banalité. Cette personne veut alors être quelqu’un qui sait recevoir, qui a de belles manières, de l’agrément, et aussi de l’émotion, par conséquent elle l’est, elle le devient à elle-même, elle se sent vraiment contente pour ce vain simulacre : le simulacre l’oblitère et la remplace – enfin, le peu qu’il y avait encore en elle à remplacer. C’est pour cela qu’on ne fait régulièrement des cadeaux qu’à des êtres artificiels, qu’à des acteurs en échange de leur bonne prestation (bien des femmes notamment le savent et sont devenues pour cela des spécialistes du rôle) : les autres ne rendent manifestement pas la réaction d’usage ; ils ne contribuent pas au plaisir réciproque, souvent ils n’ont pas l’air émus. Or, ceux qui ont l’air émus s’émeuvent seulement de l’émotion qui les investit au sein du rôle qu’ils se préparent à jouer : ils ne sont pas émus. On peut pleurer de joie, et ne pas être ému. Pour être ému, il faut commencer par – être.

Des fleurs, un parfum, un vêtement… toujours à peu près les mêmes choses. Se figurer le plus stupidement possible que c’est un renouvellement d’affection, une belle preuve incontestable de sentiment, se représenter à soi-même, en y insistant, toutes les infimes traces d’originalité de cette occasion pour se gonfler d’un souvenir et d’un émoi qui doivent, parce qu’il le faut pour se sentir bien, constituer un événement mémorable d’une vie qui par ailleurs n’en contient guère (ou bien il n’y aurait rien ! rien que la merde de vie uniforme jusque dans les « grandes occasions » ! Moi, lecteur, mon événement du jour – c’en est un indéniable –, c’est d’avoir écrit ce texte supérieur et fabuleux), alors qu’à y bien réfléchir – non : alors qu’à y réfléchir même superficiellement –, ce n’est que le renouvellement d’une date annuelle à laquelle l’autre n’a pas voulu, ou n’a pas pu, déroger, par faiblesse et par respect inconditionnel pour des normes et des attentes, parce qu’il n’a pas seulement songé, pas plus de quelques minutes, à contrevenir à une tradition : s’illusionner sur l’affection d’autrui pour se créer de l’émoi, pour ne pas commencer à se sentir de la condescendance, se remplir d’un contenu faux, d’une intériorité (la même que tout le monde qui tient à se rassurer sur sa valeur, sur sa sensibilité, sur la fermeté de ses relations et donc sur son importance en tant qu’être vivant, en tant que « cœur » indispensable au sein d’un plus vaste organisme). Se dire que c’est chaque fois nouveau alors que c’est sempiternellement la même chose, alors que la différence ne figure toujours que des variations ; c’est toujours la pantomime du faible qui, à intervalles fixes, répond à un ordre social auquel il ne saurait résister et auquel, donc, il finit par se fabriquer un plaisir factice et une responsabilité, un honneur même, factices également, pour se croire un individu.

Le soir, dans des feintes auto-persuadées d’amour redoré, repeint, retrempé, on indique, pour le plaisir de se voir voluptueux, qu’on est prêt à rendre des témoignages de gratitude, on est inhabituellement gentil, on est autre, le temps estimé du rôle. Comme dans un film alors, on se regarde jouer le rôle, et l’on se perd dans ce rôle, le rôle de celui ou celle qui s’emplit de ce qu’il ne sent pas, de ce qu’il doit se sentir dans ce rôle humain et au sein des « règles » qu’on suppose celles de l’humanité, les plus évidentes et visibles : de la gratitude. La gratitude feinte devient de la gratitude. La personne s’emplit tant de cet artificiel voulu, de ce témoignage qui doit représenter une profondeur, que, comme elle n’est qu’artifice, elle devient l’artificiel, que cet artificiel est toute sa personne, qu’il n’y a même rien d’autre à remplacer. C’est bien ainsi que la profondeur n’existe pas, que la profondeur cesse d’exister : tout ce qui est profond est une imitation d’un devoir ou d’un rôle dont on se persuade. On peut se croire agir vraiment, entièrement, et même passionnément, tout en n’ayant rien d’individuel, en ne faisant que suivre des codes acquis qu’on finit pas croire naturels, spontanés, humains. À la fin, on ne discerne même plus le code de l’authentique : tout est mêlé, confondu, indistinct, comme s’il n’y avait plus de vérité ou d’essence ; il n’y a plus d’authentique que du codifié convaincant. Tout est surface et illusion ; tout ce dont on est conscient n’est même que superficie, et le monde entier prend des usages pour des valeurs définitives et universelles.

Après, on « fera l’amour », peut-être. On dira : « Bonne Saint-Valentin, chéri(e) ! » avec une suavité vomitive. Maladive. On sentira un pincement, au moment de le dire, qui est l’abord subliminal de la culpabilité aussitôt refoulée. N’est-ce pas qu’on ne dit jamais « Bonne Saint-Valentin » sans se sentir ridicule ? On le sait. Moi je ne l’oublie pas, et c’est pourquoi je ne le dis pas, ou seulement avec une moquerie ostensible qui me distingue du contemporain, ce qui me rend « méchant » et asocial.

Or, ce n’est pas tout. La vérité générale, plus générale encore, vient ici :

Après toute cette explication, tout ce décodage, qu’on y songe, vertigineusement : il n’y a pas lieu de penser que, d’un jour à l’autre, dans l’ordinaire de son existence, le contemporain réagisse autrement, car le travail n’est pas autre chose qu’un événement de cette sorte, et toute action de la journée, du réveil au coucher, est ni plus ni moins le renouvellement d’une tradition quotidienne où l’identité – initiative et raison – concède, se dissimule et s’efface comme pour « l’occasion », au profit d’une perpétuelle réinitialisation sur le modèle du devoir inquestionné et du plus grand nombre. Et des siècles que ça dure, des siècles et peut-être plus.

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Commentaires
L
Exactement ce que j'en pense de cette journée, vous avez trouvé la formule la plus pertinente : la suavité vomitive.
Répondre
L
Tout ça pour que Monsieur puisse se faire accorder une fellation!!
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