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Henry War
28 février 2021

Modernité Modernité, Henri Meschonnic, 1988 (inachevé)

Modernité Modernité On le sait, la modernité m’intéresse – je parle en toute franchise et au nom d’une science « dure », sans ironie ni intention mauvaise – : je me concentre tout particulièrement à l’entreprise de caractériser notre époque si étrange et particulière ; ce m’est un défi personnel, un challenge, une gageure, que d’estimer objectivement ce que nous sommes, d’expertiser la teneur de notre mentalité et de nos mœurs, d’analyser nos vices et nos vertus, et c’est sans doute parce qu’il faut pour cette tâche un esprit dégagé et une véracité sans faille que je m’y sens plus propre qu’aucun autre, que je m’en fais un devoir, une mission, une spécialité. Sans présomption, je l’assure, je veux évaluer la « mesure commune », vérifier la solidité du matériau humain, estimer au plus juste l’humaine dimension de notre temps, état qu’on tend à abandonner à l’automatique, à l’instinct, à l’indistinct, restant ainsi potentiel, indéfini ou mystère qui présume toujours bien. On peut certes se targuer d’être moderne et par défaut se considérer avantageusement tant qu’on ignore ce dont il s’agit, tant qu’on s’abstient de définir la modernité, tant qu’on s’épargne la difficulté de la distance. Comme « nous y sommes » justement, nous espérons, plus ou moins par vanité, des spécificités à notre ère, et nous nous en vantons en loin comme des différences, nous nous contentons d’y admettre un progrès d’office en ce que toute évolution apporterait un bienfait comme ce semble effectivement le cas à quelque vaste échelle temporelle – notre altérité supposée nous flatte, parce que nous aimons à nous croire « distingués ». Mais je tiens, moi, à la précision qui définit plutôt qu’au général qui valorise au bénéfice-du-doute, et, de plus, comme notre état actuel s’inscrit dans une histoire graduelle, j’ai besoin, pour augurer où nous allons en tant qu’êtres et que peuple, de déterminer cette direction : c’est ma « psychohistoire », pour reprendre l’idée originale d’Isaac Asimov. Je ne me satisfais pas des sensations et des proverbes, je ne me contente pas des convictions, je ne me sens aucun intérêt, positif ou négatif, à approuver ou à réfuter des préjugés, je considère que c’est déjà une perte de temps de les entendre, ou bien tant d’inepties seraient à contredire qu’une vie n’y suffirait pas, qu’on n’aurait rien bâti, œuvré en rien tant qu’on en resterait à les contester. Toutes les acceptions variées et diversement connotées du mot « modernité », par exemple, ne sauraient valoir, à mon avis, qu’on fonde là-dessus la matière principale d’un livre : c’est que je tiens à discerner l’essence de la modernité, moi, nullement ses interprétations. C’est porter, je trouve, l’attention sur des erreurs plus que probables, sur quantité de prismes étrangers, sur toutes sortes de considérations procédant de l’humain et fort sujets en cela à caution – je ne fais confiance à personne, j’examine, puis délibère seul – au lieu de porter l’observation directement sur la réalité à examiner, bravement. C’est pourquoi je n’ai jamais élaboré ma philosophie sur des commentaires ou des critiques, sur des usages répandus ou non de telle idée, sur des rapports de rapports, même si des philosophes rares m’ont révélé des réalités. Le jargon généralement m’importune, et s’il faut disséquer des dires, je n’ai pas appétence à corriger des torts, surtout exclusivement : relever le faux est stérile si cela ne sert premièrement à (r)établir le vrai ; et donc : plutôt établir que rétablir, c’est moins d’efforts gaspillés, inutile de corriger si l’on peut en venir directement au juste. À mon opposé : la chicane lexicale, la vétille conceptuelle, la correction d’une inexacte parure. Notamment ce qui est l’apanage de l’universitarisme, avec sa pédante insignifiance et ses commentaires d’analyses de théories, est bardée de termes abscons qui relèvent seulement de représentations, d’imaginations, de concepts, de fantasmes surtout, tant d’idées insensibles destinées à renforcer une impression de réalité sérieuse et savante, faute de pouvoir paraître, sans ces « décorations », consistante et de quelque importance, d’avoir mine « scientifique » – où l’ornement, le plus souvent bizarre et byzantin, doit servir à prouver – ; or, ce qui démontre un phénomène, ce n’est point la complexité de celui qui en parle où avec laquelle on en disserte – les universitariens ont oublié cela –, mais c’est la correspondance d’un discours sur la réalité avec la réalité même ou, si l’on préfère, le caractère net et irréfutable d’une démonstration. Or, toute une littérature s’est construite sur des textes dont chaque phrase, chaque proposition, peut être admise et reconnue vraie ou fausse, selon l’angle d’examen, selon la terminologie et selon l’interprétation qu’on veut faire de ses constituants, preuve que ces mots n’ont aucune influence sur la vie, qu’ils n’ont même aucun projet de rapport avec le monde et la vie. Ce n’est qu’un jeu de valorisation, de mondanité, de vanité au sein de la connaissance ou plutôt en l’à-côté de la connaissance, attendu que cet « apport » théorique ne réalise aucune observation, ne décèle rien, ne détermine nulle forme à l’image de laquelle la réalité se précise, s’interprète, réalise une conscience et un choc, donne naissance à des faits jusqu’alors inconnus faute d’avoir été observés et intériorisés : non, ça ne m’intéresse pas. J’ai mieux à faire – à bâtir surtout – que des étymologies savantes, des paradoxes intelligents et des analyses vétilleuses. C’est pourquoi ce qu’a signifié « modernité » pour tel ou tel auteur quelle que soit son « importance » culturelle, ou tout ce que ce vocable contient d’implicite et de subjectivité à tel moment de la géographie et de l’histoire, ou le défaut d’intérêt, de distance ou de goût que certaines catégories d’amateurs prétendument éclairés ont manifesté quand ils en ont parlé, voilà bien qui m’est égal, voilà qui se sent assez d’emblée sans avoir besoin d’en dresser une liste, exhaustive ou partielle, dans un livre. Un livre qui s’appellerait : « liste des erreurs » et qui prétendrait ne rien définir ! Où chaque entrée ne ferait que vérifier que tout, dans cette liste, est erreur, tout et même son contraire, qu’il n’est pas une vérité qu’on puisse utilement en dire ou en révéler ! Où, en commençant si l’on voulait par le mot « Dieu », l’auteur affirmerait qu’on a aussi bien tort (et raison) de reconnaître son existence et sa supercherie ! Vraiment, savoir si « moderne » est une qualité ou un défaut, et selon qui, et selon quelle époque, pour exprimer alternativement qu’aucun n’a touché au vrai, à ce vrai que l’auteur refuse cependant de préciser, n’est qu’une façon d’ordonner en tableau synthétique les nombreuses interprétations du terme et d’indiquer par là comme on est érudit et organisé, à la façon des thésards formés à colliger des corpus et à effectuer des recensions. Mais ça ne dit toujours pas de quoi la réalité est faite, ça ne confronte à rien, ça ne rapproche pas du réel, ça n’élabore rien de vrai. Tout au mieux, si encore un pareil classement est convenablement et impartialement établi, on apprendra la réalité des mots qu’ont employés ceux qui ont plus ou moins essayé de parler de la réalité ; on focalisera sur des interprètes de la vérité au lieu de la vérité même ; on s’éloignera de plusieurs degrés du fait auquel on ne touchera point, et l’on découvrira tout au plus, en l’occurrence, que, selon l’auteur qui énumère, à savoir Meschonnic, d’autres auteurs – Aragon, Baudelaire, Habermas, Heidegger… –, selon eux, ont approuvé ou contesté le fait ou la notion de modernité prise dans un certain sens particulier toujours différent –, mais on n’ouvre ainsi son esprit qu’au minuscule, on le réduit en écartant la réalité, on fait des échecs dont le jeu ne s’assimile à rien d’autre dans la vie, on dresse des rapports d’administration, on chronique sans nulle évaluation personnelle une décision de justice, on effectue sans recul un travail extrêmement circonscrit non sur l’existence même mais sur l’existence d’essais divers portant, entre autres choses, sur des conceptions de l’existence. Je juge un pareil effort, outre un défaut de génie pour s’occuper ainsi à de telles futilités, un gaspillage de ressources intellectuelles, le symptôme flagrant d’un criant manque de recul par rapport aux nécessités de toute science, une incapacité à hiérarchiser l’important, et je songeais hier que, quand une société a le loisir de ne se préoccuper que de ce genre d’abstraction, alors cette société n’a manifestement pas de problème important à résoudre, si ce n’est son défaut, justement, du contraste, ou son sens des priorités, parce que ces étayages et discussions non même de théories mais de petits fragments de théorie ne relèvent d’aucun enseignement de la découverte et n’apportent nulle nouveauté utile, accumulant des péroraisons au grand Livre des Savoirs superfétatoires, comme un énième article supplémentaire à l’interminable code de procédures judiciaires quand il n’adjoint nulle autre nécessité que, pour les fonctionnaires chargés de les appliquer, la lourdeur administrative et une complication de plus.

Meschonnic en a jugé autrement.

Nous nous situons, lui et moi, manifestement à deux extrémités de l’écrit et de la pensée, tandis que notre sujet est à peu près le même, en théorie. Je me passionne bien pour la modernité en tant que fait non encore décrit, lui s’y attèle en tant que mot, que concept, que jugement issu de multiples sources qu’il décortique. Je dissèque la modernité, il autopsie les déclarations sur la modernité. J’essaye de rendre compte de la réalité inédite de la modernité, il se résout à la décrire en tant que signifié linguistique, usant d’un renfort abondant de terminologie spécialisée – « sujet », « rythme », « historicité », etc. –, termes qui n’ont alors évidemment pas le sens qu’on croit et qu’il se déprend d’expliciter, la plupart du temps, comme s’ils devaient être pour nous, puisqu’ils le sont pour lui, évidents. Un discours sur le langage qui considère la modernité, non sur le fait qui affirme la modernité : pas même de la linguistique, de la métalinguistique. On prend inévitablement l’habitude, à cette polarisation de l’étude sur des concepts et non sur des phénomènes, à ne plus parler que des mots qu’on emploie, que des mots qu’on doit fabriquer pour désigner non des choses, mais des mots qui, pris comme des choses, n’existent pas encore pour qualifier d’autres mots-choses : c’est alors l’occasion d’un déplacement de plus en plus loin du réel qui nécessite le recours aux néologismes, parce que si les hommes ont généralement trouvé des termes pour qualifier la réalité environnante, ils se sont souvent abstenus d’en imposer pour relater des spéciosités et des arguties, comme pour nommer un-mot-qui-parle-d’un-mot-qui-parle-d’un-mot-pour-dire-une-chose. Et, de la sorte, c’est souvent non dans le génie visionnaire ou extralucide mais dans l’écart au fait que se résout la création lexicale comme délire, en quoi un jugement sûr de l’apport et de la qualité d’un philosophe doit, selon moi, porter notamment sur l’opportunité avec laquelle celui-ci crée de toute pièce un langage difficile et inintelligible de façon à se fabriquer par avance des excuses à ses erreurs sitôt qu’elles seront constatées : on l’aura alors mal compris, ce n’était point ce qu’il fallait entendre, on a déformé le sens du « conatus », de la « raison pure » ou de « l’étant ». Plus précisément, je ne rechigne pas à la nouveauté des mots, des concepts et des mots-concepts, mais c’est à condition que ces formulations d’idées neuves réfèrent bien à un monde et soient en effet des clarifications, des éblouissements, des évidence jusqu’alors insoupçonnés et dont l’impérieuse nécessité d’une formulation par le langage induit la naissance d’une expression originale, plutôt que des alambication, obscurité et confusion pour donner une image de savantasse et rendre abstruse une notion mal étayée et sans autre netteté que cette répétition persuasive – car on finit certes, à force de l’avoir lu et de se l’être appris, par savoir ce que c’est que le « conatus », cette force intérieure qui enjoint à « persister dans son être », mais je crois qu’on a plutôt acquis l’illusion d’une certitude, une conviction, que mesuré empiriquement ou logiquement le degré de vérité de cette notion ; pire, si l’on admet d’autorité, par exemple parce que c’est le « grand » Spinoza qui l’a dit, telle abstraction même fausse, on a tendance à s’en laisser influencer, et tendance à voir dans la réalité ce qui n’existe que dans son esprit, et c’est ainsi qu’on suppose encore communément que les hommes souffrent tous, à un moment ou à un autre de leur vie, du fameux « complexe d’Œdipe », et probablement même que quantité d’hommes se sont créés, après coup, un désir de leur mère qui n’existait pas avant de s’être laissé envahir d’une théorie présentée à leur conscience, pour diverses raisons, comme indéniablement sûre. Mais en fait, presque toujours, le néologisme est substituable par un terme moins pédant qu’il suffit d’expliquer pour en renouveler ou en préciser l’acception. Nietzsche, à ce titre, est un penseur d’une supérieure honnêteté, en dépit de ce qu’on lui prête de difficulté parce qu’on ne l’a pas lu et parce qu’on s’attache superficiellement à l’orthographe compliquée de son nom, ou, quand on l’a lu, parce que son expression – sa prose – est d’une telle rigueur qu’elle nécessite, par son souci de syntaxe et par la densité de la pensée, une bonne concentration et souvent quelques relectures : mais il n’utilisait presque jamais de jargon pour contourner une difficulté, sauf à reprendre un autre philosophe, généralement pour le confondre justement de mésusages et d’abus lexicaux et conceptuels. Il ne se trouve ni dans sa « volonté de puissance » ni dans sa fameuse « moraline » de quoi beaucoup détourner, je pense, n’importe quel lecteur attentif d’une compréhension relativement immédiate. Or, chez Meschonnic, il faut très vite se résoudre à abandonner l’espoir d’entendre plus d’une phrase sur deux, ou, disons plus justement, d’une phrase sur quatre, qui se survole des yeux, ne valant que pour la licence et la verve frappantes. Sous prétexte d’une densité de sens, on est forcé de sauter maintes propositions qui ne peuvent signifier pour nous quelque chose, à moins d’être déjà une sorte d’initié, expert de Meschonnic, de son vocabulaire et de ses idées. Si je passe par exemple le premier article du livre – et je le passe parce qu’il est manifestement écrit après le livre : il expose d’une façon artificielle les conclusions mais avant, dans une illusion, dans une tromperie (puisque cette anachronie est caché) de génie spontané aboutissant du premier coup à toute une synthèse que l’ouvrage, peut-on croire alors, se donne pour but de nous patiemment développer comme une faveur, comme si, vraiment, nous étions bien imbéciles de n’en être pas arrivés là aussi rapidement (cet essai est ainsi, dès au commencement, une fabrique d’épate qui indique comme l’auteur est soucieux surtout de construire sa réputation) –, j’arrive, après un préambule général et entendable que j’élude, au troisième paragraphe de « Modernité de la modernité », que je cite pour ce qu’il est représentatif d’un rapport à la démonstration :

« La modernité n’est pas un mouvement. Ne se confond avec aucun de ceux qu’on énumère. La modernité est critique, et s’inverse en critique de la modernité. Elle est provocation. Mais la provocation, en elle-même, n’est pas moderne. On n’en finit plus de compter ses faux et ses vrais débuts. Du nouveau au déjà-vu. » (page 17)

Accumulation de péremptoire, de concepts d’autorité, de « poésie » sibylline, de jeu sur les mots et sur le style, de paradoxes aussi plaisants qu’insensés (dont je ne résiste pas à citer la série suivante, assez typique, aux pages 136-137 : « Le Moyen Âge est contemporain du romantisme », « Le contemporain est ahistorique », « On est contemporain de ce qu’on lit et on n’est pas contemporain de ce qu’on lit », « Il est vrai que Lautréamont et Rimbaud ne sont pas contemporains », « La plupart des sujets ne sont pas contemporains d’eux-mêmes »), de fières « audaces » posées en aphorismes – ou interprétées, par moi, en proverbes piètres et impotents –, de cette verbosité poseuse bardée foncièrement de « bluff », je veux parler notamment à la fois du bluff de la puissance suggestive par laquelle on fait accroire, par telle démonstration d’assurance, que telle idée est facile et évidente justement parce qu’on ne l’explique pas (ce dont on serait, au juste, incapable, sinon on doit convenir qu’il n’y faudrait que quelques mots et l’on n’aurait pas de scrupules à perdre ainsi deux ou trois lignes pour épargner le malentendu), ainsi que du bluff de la fausse réflexion progressive alors que, si l’on y regarde de près en bon philologue, tout est déjà établi au départ, sans véritable justification, tout est fixé et immuable avant même l’examen, la thèse ne se construit pas, ne s’élabore pas avec la rédaction de la pensée, elle est exposée d’emblée comme introduction-synthèse – quelle faute logique : la conclusion comme axiome ! –, elle préexiste intacte et entière au livre qui n’y ajoute rien que de la figure, le reste ne sera qu’étalage, que feinte de chronologie, les arguments venant toujours après coup, après la thèse, mais au commencement de son livre l’auteur sait déjà et n’aura rien découvert après l’avoir écrit, il n’aura fait que de la pose avec de la prose (ce que Meschonnic, pour ce que j’en ai lu, fait aussi abondamment avec des vers). Il sait probablement bien qu’en présentant ainsi le discours, avec tant de formules alchimiques, tant d’étrangetés difficultueuses aux dépens du lecteur simplement attentif et rationnel, tant de confusantes évocations destinées au « sensible » plutôt qu’au domaine de la raison, et si peu de développements démonstratifs, il peut impressionner d’intelligence, produisant cet effet que, puisqu’il « se comprend » et que tout pour nous semble à l’auteur d’une netteté irréfragable, c’est décidément une lenteur, une répétition, un ennui, une éternité pour lui que de s’abaisser à expliquer tant d’évidences, et donc, puisque nous sommes si insuffisants en comparaison, de façon qu’il trouve au moins un intérêt à cette tâche fastidieuse de nous éduquer, qu’il y faut au moins l’adjonction d’une complicité mentale, faute de quoi le lecteur n’y arrive pas, si limité, si peu actif et volontaire à inférer entre les lignes, à recevoir des suggestions qu’en gens instruits et avisés on devrait entendre. C’est pourquoi, le plus souvent, Meschonnic n’explique même pas : la « connivence des grandeurs », l’impression d’appartenir une élite de la pensée supérieure, le sentiment d’une valorisation par la subsumation à une catégorie d’immédiate compréhension, passe par feindre d’avoir entendu sans explication, sans le bon aloi même d’un début de clarification, comme ça du premier coup, comme la citation que j’ai faite ; en somme, le texte dit « tant pis » à ceux qui n’avaient pas déjà compris avant de le lire ; tout est implicite : or, il me semble, à moi, que si vous avez tout compris au préalable, c’est que vous n’aviez pas besoin qu’on vous le dise, et, partant, qu’il vous était assez inutile de lire le livre ; tandis que si vous désiriez au contraire comprendre sans savoir d’avance, ce qui me paraît un motif un peu plus franc d’ouvrir un essai, il ne faut rien espérer en l’occurrence, c’est juste que vous n’avez pas « l’instinct », qu’il vous manque « la poésie », que vous n’êtes pas prêt, que vous êtes inapte à voir la vérité directement au fond des choses, la vérité implicite des mots, la vérité du signifié par-delà son signifiant. Oui, c’est à se demander à quoi sert un essai s’il faut tout avoir compris et approuvé de son contenu avant de l’acheter.

Certainement satisfait de ses ruses, de ses facéties, de ses prestidictions vaines et de ses poétiques prétentions, Meschonnic n’est sans doute pas un mauvais écrivain, mais, avec l’esprit qu’il faut foncièrement pour se targuer d’innovations qui ne sont qu’ostentations de vanité ou médailles désépinglées de costumes d’autrui, c’est assurément un écrivain mauvais, je veux dire une plume épidermique et méchante, à mi-chemin entre l’oie et le paon : comment en serait-il autrement ? Meschonnic ne peut être tout à fait sûr de ses tours gracieux, de ses usages de poses, de ses dissimulations de chattemite, il devine que de tels procédés ne sauraient toujours suffire pour parer à de solides arguments, c’est donc forcément qu’il se méfie de ses faiblesses, de ses insuffisances, de ses incomplétudes – à l’oral surtout –, failles d’autant sues qu’il ne cesse de les cacher dans des formules embarrassées de sens, inextricables, d’une trompeuse certitude ; et enferré dans cette idée principielle mais assez pauvre, plus populaire qu’on ne croit d’emblée, que la modernité doit se débarrasser de toute définition connotée, qu’elle soit d’ailleurs positive ou négative – en quoi il eût plus vite et mieux fait de dire que le mot même, pour l’essentiel, ne consiste qu’en une polysémie et une connotation, tout à l’instar du mot « culture » –, il prend systématiquement le parti d’analyser les propos de ceux qui ont eu « l’outrance » d’y apposer un jugement, auteurs qu’il décrie ou valide – qu’il trie – davantage en fonction de ses affinités littéraires que de leur intrinsèque pertinence. Où l’on découvre qu’un poète a presque toujours raison, comme Rimbaud et Baudelaire, et qu’un philosophe est presque toujours en tort, comme Adorno et Habermas que j’ignore : Meschonnic établit sa mauvaise foi, déforme manifestement les citations qu’il tourne en dérision, qu’il défait en les lisant mal avec morgue, qu’il simplifie à l’excès, pour frapper leurs auteurs d’un sarcasme moqueur et désobligeant, de sa désinvolte « flèche du Parthe », toujours sans guère de justification et avec encore, pour l’appuyer, cette complicité d’auteur parvenu, ce « clin d’œil », cette connivence facile à simuler en cherchant « son » public conquis, en taisant l’argument du reproche sous l’affectation de « dernier mot », une fois de plus péremptoire et puéril. Il existe en effet une façon de combat qui rapproche le belligérant d’un enfant gâté, et c’est quand celui qui critique affiche une moue capricieuse, ne désire manifestement qu’à être contrariant au lieu d’être juste, ne cherche qu’une querelle de publicité sans profondeur, sans marque de sa supériorité si ce n’est une pose, par exemple bras croisés ou abaissant une main tendue, qui figure exactement le « Na ! » vexé du gamin hargneux qui vitupère à tout bout de champ sans avoir encore prononcé une raison, qui voudrait triompher d’un mot et qui, justement, ne prononce ce mot qu’à la cantonade et un peu fort, avant un point à la fin d’un paragraphe par exemple, dans l’espoir que l’effet, uniquement, suffira à le déclarer gagnant sans davantage y revenir. Ce procédé présente au surcroît l’illusion de positionner le calomniateur à la hauteur de qui il conspue tout en s’attirant, puisque c’est dans son livre à lui qu’il attaque, un ricanement évidemment allié ; en revanche, bien sûr, Meschonnic est extrêmement minutieux à référer aux poètes-valeurs-universelles qu’il respecte et admire comme tout le monde, à tous ces parangons de respect unanime et d’office dont l’adulation attire les esprits contemporains et leur sert de critères de goût – Meschonnic ne déroge jamais, c’est un être qui a manifestement le goût des autres, le goût majoritaire et opportuniste, le goût d’être plaisant par le partage du goût de tous qu’il ne remet surtout pas en cause –, il vante ceux qui, parfois, disent malgré tout presque exactement la même chose que ceux qu’il a laminés mais qu’il entend d’une toute autre manière, avec bien plus de nuances et de précautions cette fois, avec un souci d’analyse soudain extrêmement scrupuleux et en quelque sorte bienveillant, attentif au bénéfice-du-doute. Alors, cette partialité présente l’avantage, comme il a produit à la fois un éloge et un blâme, de figurer une mesure en équilibrant une balance ; en induisant l’idée d’une égale quantité de bien et de mal, il paraît impartial et juste ; par conséquent, non seulement sa conscience sort sans doute tranquillisée d’une image artificiellement « modérée », mais encore l’auteur n’a pas l’air orienté ni grincheux au jugement grossier du public, il se place délibérément parmi ceux qui distribuent toutes sortes d’avis « de référence », ni sensationnels ni systématiques, puisqu’après avoir conspué il loue.

Et pourfendant gratuitement tous ceux qui figent ou qui fixent une notion aussi nulle et relative, aussi premier degré, aussi facilement douteuse et retournable, et donc aussi mal choisie que celle de modernité, Meschonnic révèle un défaut mental majeur, anti-artiste à mon sens, en niant toute fermeté, je veux parler du vice de ne jamais proposer nettement – et c’est cohérent – la moindre opposition constructive, de s’établir toujours avec les attributs grandiloquents de la foi improuvée et de la domination fausse, sans recherche ni examen, comme un pari, dans le camp du bien contemporain qu’il reconnaît le sens de l’histoire, l’onde du progrès universel et unanime où l’on baigne, l’appréhension d’une tendance assez prévisible à la célébration de tout ce qui est enthousiaste et mièvroche, façon facile de n’être jamais en désaccord avec son temps, tolérant, conciliant, accueillant résolument l’avenir en posture de prophète, un visionnaire de ce monde dont il suit lâchement les engouements affectueux, méchant et dur qu’avec les auteurs que le présent démocratique a trouvé dépassés et mécontents parce qu’ils avaient osé une sortie sur une époque semblable à la nôtre dont ils ne se sentaient plus. C’est répugnant cela, comme de lécher complaisamment des sirops en vogue jusqu’à s’en garnir le cerveau, cette recherche coûte que coûte, fébrile même, du paradigme le plus actuel et en vue, d’une sorte de consensus universel le plus en cours et prochain, d’une concorde relativiste faite pour plaire à la multitude et ne déranger personne, d’une sorte de tempérance tout anodine où il ne faut absolument pas émettre par exemple la moindre opinion sur la modernité qui la définisse et qui l’enferme dans une subjectivité, ce goût de l’accompagnement opportuniste mais avec alibi intellectuel (parce qu’enfin, Meschonnic c’est décidément compliqué à comprendre, et l’on n’avait jamais connu, je crois, des universitaires aussi huppés développer leurs dissertations ampoulées pour défendre avec tant de « piquant » la morale populaire et bonasse, la morale tant « respectable » du « il-faut-parler-avec-respect-de-ce-qui-ne-signifie-à-peu-près-rien ». Cette fondamentale tournure d’esprit, incapable d’une lumière qui, par définition, ambitionne un éclair et s’oppose à la nuit, empêche l’auteur d’exprimer un avis véritablement vaillant, audacieux, engagé, personnel et subversif, d’admettre par exemple que l’art est psychologiquement un dépassement, une rivalité ou du moins une émulation et pas seulement un piètre souhait de « ne pas répéter » les œuvres antérieures ou d’autrui, et d’admettre qu’il peut exister en effet des ruptures nettes, brutales et justifiées notamment entre l’individu et le monde, et d’admettre les attributs les plus clairs de ce qu’on convient d’appeler « l’art moderne » – machinisme, abstraction et déconstruction, primat du concept, faiblesse technique, objet sériel, surévaluation par la cote, etc. – en dépit des exceptions ; et c’est ainsi que toute cette vindicative lutte contre la subjectivité, qu’il estime par défaut valoir un préjugé, aboutit à cette suavité inoffensive, rehaussée de formalisme, que toute modernité est une continuité mais avec des changements (tout ça pour ça !), avec au surplus la fondation d’au moins trois notions décoratives qui, ne voulant rien dire, sont certes incapables de s’imposer comme des avis et notamment comme des avis destructeurs de quoi que ce soit, à savoir que : 1° la modernité est avant tout « historicité », c’est-à-dire qu’elle suppose, si j’ai bien compris car Meschonnic n’explique pas, le sentiment différent de chacun de figurer au cœur de son temps ; 2° la modernité est le temps où « l’individu » est devenu « le sujet », encore sans plus d’explication quant à la teneur de la distinction (mais c’est que je dois être stupide de ne pas l’avoir compris d’emblée sans explication) ; 3° l’art moderne se distingue par le rapport au « rythme » du sujet, où « rythme » évidemment n’est pas du tout à entendre au sens que lui confère le langage ordinaire (mais j’ignore au juste de quoi il s’agit car Meschonnic n’a pas expliqué davantage, et j’ai résolu une partie du problème de ma pauvreté lexicale en allant chercher la réponse sur Wikipédia, que je restitue telle quelle : « Le rythme a, chez Henri Meschonnic, une acception plus large encore puisqu’il en vient à désigner l’organisation générale d’un discours et l’activité du sujet producteur de ce discours : selon Meschonnic le rythme serait “l’organisation du mouvement de la parole par un sujet.” » – où l’on devine qu’il aurait eu tort effectivement, dans cet essai, d’expliquer ce terme, tant la notion ainsi exprimée est évidente pour tous (essayer d’imaginer la définition appliquée à un musicien, et notamment à un batteur : « Tu joues vraiment bien, l’ami, mais voilà… tu manques de rythme. — Quoi ?! — Oui, car tu échoues dans l’organisation du mouvement de la musique par ton sujet. — Ah... eh bien !… je vais voir ce que je peux faire. ») Bien entendu, il me manque encore, pour vraiment tout saisir, la définition du mot « sujet » qui s’oppose nettement chez Meschonnic et c’est l’évidence même, au mot « individu » qui n’est manifestement pas du tout moderne, mais, n’est-ce pas ? vous avez deviné comme moi à quoi cela servira de vérifier dans le dictionnaire, alors autant « avoir compris tout de suite » comme les autres.)

Je ne sais, avec cela, si l’on devine pourquoi j’ai cessé de lire aux environs de la page 150, après m’être aperçu que je commençais à m’habituer à sauter des paragraphes entiers qui ne me paraissaient d’aucun apport au sujet, je veux dire : sans aucun lien avec la réalité de la modernité, avec la chose qu’on appelle ainsi, avec le monde moderne, si ce n’est le mot-signe assez arbitraire qui sert à le désigner. Et je crois pouvoir démontrer pourquoi j’ai eu raison : le meilleur test à tout apport philosophique est sans doute celui-ci, si je reprends la citation de tout à l’heure :

« La modernité est un mouvement. Ne se confond avec aucun de ceux qu’on énumère. La modernité n’est pas critique, elle s’inverse en critique de la modernité. Elle est provocation. Mais la provocation, en elle-même, est moderne. On n’en finit plus de compter ses faux et ses vrais débuts. Du déjà-vu au nouveau. » (page 17)

Alors ? Qu’en dites-vous ? Ce passage vous semble-t-il finalement plus éloquent qu’il y a vingt minutes ? Oui ? Et pourquoi ? Parce qu’il n’y a rien à objecter, pas vrai ?

Eh bien ! voilà : cette réécriture est presque exactement l’inverse de la véritable citation (vous pouvez aller vérifier), et, pourtant, ça ne soulève aucune objection – non plus.

 

À suivre : Pastorale américaine, Roth.

 

P.-S. : Je remercie quand même le lecteur qui m’a offert ce livre : c’est la première fois qu’on me fait à telle distance le présent d’un ouvrage à commenter, et il s’en est fallu de peu, thématiquement, que ce livre me plaise ou me fascine : c’est qu’en effet le sujet pouvait bien me correspondre, et j’y attachais a priori une certaine importance, une attente assez grande et enthousiaste. Mais j’aurais déçu, je pense, et me serais déçu moi-même si, en raison du cadeau et de la gratitude, je m’étais abstenu d’écrire ce que je pense du contenu. C’est être proprement professionnel, a contrario de nombreux critiques, de réclamer qu’on vous offre des ouvrages, comme ils le font tous auprès des éditeurs, pour feindre d’y trouver beaucoup de bonnes choses à raconter (J’ai lu une fois sur Facebook M. Asensio, l’auteur du fameux, quoique parfois un peu crânement érudit, site littéraire « Stalker », se plaindre vertement que tel éditeur refusait de lui faire parvenir gracieusement un ouvrage qu’il avait demandé). Je préfère payer un repas que je n’ai pas aimé plutôt que de fonder quelque complexe d’intégrité sur le sentiment d’avoir à remercier quelqu’un pour un mauvais plat parce qu’on me l’a offert. Complexe levé, donc, après cet autre complexe que j’ai déjà expérimenté et dépassé consistant à dresser une critique mauvaise d’un auteur ami et dont l’ouvrage m’a déplu. Voilà, comme l’écrivait Nietzsche, une épreuve de plus, et de quoi « rendre fort » – donc merci quand même, au moins pour ça et pour bien d’autres choses, à Alpha Sedgwick !

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Commentaires
A
Mais ce monde est ainsi fait que ce n'est pas Terre mais Violence que l'on pût supposer le nommer cet espace où les plus aboutis des musiciens commettent musiques pour musiciens, les philosophes philosophent pour les philosophes, les branleurs se branlent comme presque tout le monde. In fine, vae victis. Il restera bien quelque germes de soja transgénique pour les captifs, pour les plus abrutis une liesse de lynchage charnel pourrait advenir en proclamation. Mais le moi qui préoccupe à ma sincérité se révèle dans la barbarie de sa simplicité, néanmoins complexe, jouer avec les prophéties, que soient authentiques ou non l'épistémé de l'émissaire. Aboutir semblant à l'abruti ainsi soyons bruts sur terre de violence pour en déduire un poème léguant à chacun ses offenses nécessaires, ses tendres exigences et y faire advenir un dangereux consentement à la raison, cette combattante magnanime de l'Idée.
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A
Pouf, volatile la vraie magie des snoboris déviants, malgré que j'ai gambadé allègrement dans ces cafouillis, ce parc-jungle aux baies dangereuses et que je reconnais mon inclination en écho chez Jana, la poètchèque, la fille de Milena Jesenska. <br /> <br /> " Je n'ai jamais été trop encline à me comporter de manière raisonnable, sans doute simplement parce que je ne suis pas du tout raisonnable ou parce que tout ce qui est sain et raisonnable me répugne de manière presque physique. Tout ce que j'ai fait dans ma vie et dont j'ai eu honte, je l'ai fait parce que c'était raisonnable. Non merci, sans façon, gardez-moi de la peste, du typhus et de l'esprit raisonnable. Le raisonnable ce sont les affiches antialcooliques, la gestion d’État, les préservatifs et la télévision, c'est la poésie stérile qui sert la bonne cause; pour l'amour du ciel, épargnez-moi le raisonnable, j'ai assez de vitalité pour en supporter plus que n'importe qui d'autre, mais le raisonnable me ferait mourir en moins d'une semaine de la mort la plus triste qui soit, le raisonnable détruit en moi tout ce qui fait sens, il m'ôte toutes mes forces, qu'elles soient érotiques, intellectuelles ou autres... / ... Et c'est justement parce que je n'ai pas une miette de cette vanité si respectée et honorée dans ce monde irrationnel - (comme il est d'ailleurs bizarre à quel point ce monde irrationnel s'appuie sur sa propre rationalité) que je ne sais pas m'imposer de limite, ou plus exactement que je refuse de m'en imposer. Elles ne sont pas de mon monde..." <br /> <br /> Jana Cerna "Pas dans le cul aujourd'hui" (1948; 1990; 2014)
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A
Excellent déboulonnage, j'ai bien ri à vos piques. Ce livre je l'ai abordé il y a une dizaine d'années comme on se nettoie le cambouis avec du sable. Je m'en suis bercé comme des miscellanées, comme d'anciens ruraux, à la lueur de l'unique ampoule, ou la lampe à pétrole, épluchaient l'almanach Vermot. Justement je n'avais pas besoin d'explications trop déterminées, c'était à celà, à ces pré-textes que je voulais échapper, moi je cherche là une voix, un souffle, un rythme (hé, hé). <br /> <br /> J'ai folâtré avec Barthes sans lui assurer le crédit que d'aucuns lui accordèrent, de la même manière. Il est vrai que je n'ai pas les rigueurs des méthodes comme boite à outils, ces derniers je les conserve pour des actions de bâtisseur. C'est pourquoi j'ai apprécié la pertinence de votre critique même si au demeurant j'ai souvent senti le frôlement presque évanescent d'idées véritables, mais il est vrai plus par omission, que par démonstration. J'arrête maintenant, car ce jour fut très henrywarien et il me faut reposer dès à présent.
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