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Henry War
2 avril 2021

Du temps à soi

Comme j’aimerais retrouver du temps à moi, un temps pour réunir mes esprits dans une toute relative paresse, un temps pour me reconstituer, pour recouvrer mes forces, pour murir en silence et sans actes d’insoupçonnées directions, respirer en plein air voluptueusement, laisser naturellement ma conscience s’imprégner de ce que je dois faire, comme une parole révélée du fond de soi et infusant mystérieusement, immanente ! Mais c’est impossible, hélas ! je n’ai que le temps de recopier en hâte les pensées qui me traversent, que j’ai notées et tenues en réserve sur des post-it, entre deux obligations de l’existence tant contrainte, enserrée, bardée de carcans variés (je n’ai pas, de ces deux mois d’été, trouvé l’occasion sereine de faire remplacer la boucle brisée de mon cartable) – bien souvent, même, mes mains tremblent quand j’écris, de fébrilité et de frustration, c’est dur, car je compte plus ou moins à rebours le temps qu’il me reste avant la fin de cette « permission », toute ma vie est à anticiper sans cesse, à me rendre efficace au suprême degré pour économiser du temps, au point que je sais toujours à quelques minutes près l’heure qu’il est, même au milieu de la nuit. Je suis contraint de remettre des projets d’envergure parce qu’une moindre pensée fulgurante, qui en un instant s’impose en moi et réclame l’écriture comme une clarification nécessaire à me décrisper d’une impatience ou d’un doute, survient, m’occupant deux heures, et deux heures sont là tout le temps que j’ai pour écrire : adieu donc, le reste désiré, et par exemple le projet au long cours, qu’il me faut remiser en cerveau, contenir, juguler comme le flux heureux d’un paradis inespéré, à peine augurable, dans tant de mois peut-être !... Ah ! je me souviens avec douceur de ces périodes bénies où j’avais encore sept ou dix jours de liberté absolue, ayant accompli tous mes devoirs, me sentant libre de bourgeonner de nouveau, sans interruption parasite, sans occupation d’esprit, sans accaparement ni oppression d’aucune sorte : je n’en profitais pas toujours pour m’atteler violemment à une nouvelle œuvre comme aujourd’hui, mais ce sentiment de paix créatrice était ce dont j’avais besoin pour me ressourcer, pour repartir d’une blancheur, d’un écran vierge et calme, d’une âme désasservie, débarrassée des tumultes – j’étais un moment à satiété ! Comme c’est avec bonheur et gratitude qu’ensuite je me livrais ardemment à l’étude ! C’était, je le sentais bien, le profit des vacances telles qu’un être normal les vit : sept ou dix jours ! Mes vacances, à moi, sont une frénésie de fatigue et de préparations de toutes sortes : je dois servir pour maints déplacements, m’activer, vérifier, œuvrer, et enfin espérer, entre ces utilités de serf, trouver une fenêtre de temps pour griffonner quelque pensée sur un carnet qu’il me faudra encore trouver une fenêtre de temps pour recopier. Mais je sais bien, aussi, que j’ai le tort d’être un écrivain dans un siècle qui exige qu’un artiste soit un professionnel par ailleurs et qu’il réponde pleinement à son rôle de chef de famille. Je peine ainsi tout de front, je m’essouffle, ahane, m’escrime entre le stylo, la copie, le biberon, la visite, la priorité n’est pas à ce que je souhaiterais... je me comprime, je me multiplie, j’éparpille mes attentions en m’efforçant de les concentrer, j’endure, et je me fixe l’objectif louable de tout mener, de suffire à tout, d’être fier de mon indépendance, militaire comme sous légion étrangère – déplacement, campement, nourriture et le reste – et je serais ainsi presque redevable des trois heures par jour que la vie me laisse en période de congés pour mon œuvre – c’est ma « responsabilité », n’est-ce pas ? de ne pas réclamer davantage, de ne pas être auteur plus que notre siècle m’en laisse le droit moral, malgré la conscience affligée et l’affreuse compression ? Et je sais aussi que c’est ma faute de ne pouvoir me contenter comme n’importe qui, parce que je suis artiste et donc bien opiniâtre, exigeant et snob, des miettes de temps que l’existence me laisse pour m’adonner distraitement à l’écriture comme divertissement ainsi que du scrapbooking ou du sudoku. Mais il n’y aura, à cause de cela, pas de roman peut-être avant longtemps : la courte pause dont j’ai besoin pour m’y remettre est aussitôt interrompue par une suite de pensums ou par une réflexion nouvelle, impérieuse et à contre-temps – ces écrits moins vastes et plus urgents à ma conscience, indispensables à me décharger des révélations et des éclaircissements qui, autrement, l’envahiraient, l’opprimeraient et l’encombreraient comme des trous, continuent à pulluler, et, certes, ils deviendront des livres aussi… Mais ce cri lointain ne cesse de poursuivre, inlassable, sa stridence entêtée en moi : avec deux mille euros par mois, deux mille et même moins, tu deviendrais l’écrivain le plus prolifique de ta génération ! Tu exulterais, tu ferais de ton art un chef d’œuvre et tu rendrais au surplus tous tes devoirs légaux et mondains avec la plus communicative obligeance ! Moins de deux mille euros… Ah !... Ah !… Rien qu’un crédit à rembourser !...

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