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Henry War
4 avril 2021

Contemporain covidien

Je voudrais, à force d’articles sur la mentalité et le monde contemporains, parvenir enfin à faire entendre que dans une société qui privilégie le principe de précaution au préalable de la démonstration, il n’est pas du tout nécessaire qu’un fait ait vraiment eu lieu pour s’efforcer de l’empêcher perpétuellement : comme c’est une société gâtée qui fonde l’essentiel de son action en faveur du « bien » sur la prévention d’une virtualité désagréable, sa priorité n’est nullement de résoudre le « mal » mais de s’épargner la terreur d’un mal réalisable, en sorte qu’il vaut mieux pour elle soigner une idée sans existence mais jugée néfaste que d’apporter un démenti aux extrapolations inquiètes et paranoïaques qu’une possibilité soulève en une population qui, ne disposant et ne contenant plus guère d’histoire et d’individus, insiste pour se fabriquer de toutes pièces des « événements ». Toute sa chronologie, dès lors, se situe dans sa vigilance à retenir avec agrippements des faits terribles dont elle n’a pas souffert ; elle vit ainsi une tragédie par procuration, une tragédie par hypothèses : nous vivons une époque qui se plaît à s’affliger, qui aime à s’affoler, qui se tient cohésive et solidaire pour des réalités qui ne sont pas arrivées et qui ne lui arriveront vraisemblablement jamais (en quoi consiste le spectacle des journaux télévisés actuels : focaliser l’attention sur l’anecdote d’autrui pour amener le contemporain à se figurer, par l’effet de cette « empathie » séculaire, de cette sainte « compassion » tant vantée et inquestionnée, que cela survient en effet dans son existence par le truchement du média et de sa pitié intéressée, et qu’il y faut instamment mettre un terme comme s’il se trouvait lui-même dans la situation présentée). Tout ce qui s’insinue en lui par l’angoisse – aussi bien le grand remplacement, le changement climatique, le risque nucléaire… – « prend » durablement en son épidermique et viscéral pathos et s’installe dans ses désœuvrements comme autant de dangers qu’il a vécus et dont il croit avoir lieu de se plaindre, faute évidemment d’empiriques sujets de plaintes et de blessures de comparaison pour se substituer aux chimères. Il vit un film, le cinéma des augustes périls, et il s’approprie le scénario des avenirs, de tous les futurs horrifiants qu’il peut matérialiser en son cerveau ; et il lui semble alors, puisqu’il « éprouve » les principales affres-cliché de ces pensées sinistres, qu’une épreuve véritable est entrée en lui dont il ressort grandi, chargé d’expérience dont la trace lui paraît aussi nette qu’un souvenir (c’est dire le piètre étalon de sa mémoire !). Mais c’est pour tâcher bientôt de construire sur ce choc un autre choc qui le remplacera artificiellement, un nouveau stress, une injustice dont il sera moins blasé, un engagement moral dont il ne percevra aucun désagrément tangible mais dont la figuration sera assez intense pour qu’il croie la vivre, pour qu’il s’en sente solidaire et responsable, dont il lui faudra rechercher les signes de plus en plus loin, scruter et fouiller longtemps des peines factices comme on gratte des croutes externes, jusqu’à les imaginer réelles, jusqu’à les endosser et les incarner, jusqu’à s’en faire un combat personnel, une « raison de vivre » quoique provisoire, une culpabilité qui, comme elle accapare et occulte ses pensées, supplante la culpabilité méritée, celle qui lui incomberait pour ses insuffisances, particulièrement la culpabilité de ne pas être, sa superficialité et ses simulacres. Notre époque est le lieu de la dissimulation des pauvretés d’âme, des vilénies passives qu’on rehausse de « partage » et de « traumatisme », qu’on émaille de décorations : la compassion moderne est plutôt une imagination de sentiments ou une parure d’empathie qu’un sentiment authentique – voit-on communément que les gens sont finement capables de se mettre à la place d’autrui ? Non pas, une facile tentative leur suffit, ils ne font que se mettre à leur place à eux, à la place de gens qui, en sécurité et en confort, désirent se procurer et intérioriser une difficulté de la consistance la plus évidente, accessible et opportune, sans renfort de psychologie ni projection mentale complexe, sans déploiement de ressources intellectuelles : il ne s’agit que de se figurer sans effort ce qui les arrange le plus, comme si la transposition la plus immédiate d’une souffrance était nécessairement ce que les autres vivent et ressentent (comme j’en veux à ceux qui ont voulu nous faire croire le contraire, à savoir que ces représentations non seulement sont des affects véraces et justes, mais qu’elles sont des affects bons !). Certes, nous souffrons tous du Covid, mais nous en souffrons avec appétit, nous en souffrons bien volontiers, et pas un d’entre nous n’en a tiré un préjudice ; j’ose le dire, même la plupart de ceux qui sont morts et qui étaient déjà vieux, qui commençaient à nous paraître un problème, dont les perspectives fatidiques ne nous semblaient pas du tout propices, nous ont soulagés de devoir assister à leur lente décrépitude, à leurs sénilité et avilissement pathétiques (mourir au-delà d’un certain âge est malheureusement une délivrance pour tous) ; je ne connais personne qui, intelligent et sincère, se soit indigné, d’une douleur pure, d’une douleur de bon aloi, d’une douleur que la distance et la raison n’atténuent pas, du trépas d’un père ou d’un aïeul – toutes ces jérémiades et simagrées, même les sanglots longs, furent des affectations plus ou moins insues pour se donner bonne conscience et conserver l’estime-de-soi (ou alors qu’on me dise qui, parmi ces « inconsolables » qui feignent en ce moment même d’être scandalisés de mon « insensibilité » ou de mon « inhumanité », qui donc a forcé les si légers et symboliques barrages d’un hôpital pour accéder au lit du mort en un élan de véridique indignation ?). Or, le contemporain joue, voilà tout ; il joue à se faire peur, pour donner de la couleur à sa vie terne, du piment à sa fadeur, un engrais à sa végétation croupissante, sans autrement de contenu, et c’est bien de là qu’est parti l’inacceptable principe de précaution : interdire non le mal puisqu’il n’existe plus mais la possibilité du moindre mal, du mal potentiel, vouloir plutôt résoudre un problème qui ne s’est pas posé et dont on ne mesure encore aucune preuve de son imminence plutôt qu’admettre qu’un mal virtuel est seulement un fantasme négatif, du moins tant qu’il n’a pas reçu une démonstration étayée. Le contemporain, au juste, fait entrer dans sa vie le mal qui lui manque, d’où les masques qui font partie de la comédie de l’angoisse, d’où les villes fermées comme des lieux-fantômes de récits d’épouvante, d’où les hâtes-pantomimes de vieillards qui se ruent bizarrement sur des seringues et se sentent respirer théâtralement de s’être fait inoculer un sérum qui pourrait, avec le même effet sur leur tranquillité, consister aussi bien en placebo, d’où les mesures prophylactiques étranges, contradictoires, romanesques et à rebondissements, dont on ne sait l’efficacité mais qu’on fait appliquer strictement, et avec férocité même, parce qu’elles dramatisent ! Qu’on examine aussi quelle morale insistance de fiction caractérise la dure homogénéité du bien imposé, parce qu’ici c’est une coutume de se plaindre avant d’avoir mal et comme des acteurs – ou bien l’on n’aurait jamais le droit de se plaindre ! – et parce que le récalcitrant paraît alors un composant, mais lui tout visible et concret à son détriment, du mal stéréotypé, du mal romantique de caricature, qu’on aspire à tenir éloigné : on dira alors qu’un tel récalcitrant manque à son devoir humain de « solidarité » et donc d’« amour », l’amour ne consistant qu’en la disposition à agréer le contemporain et à se montrer favorable à sa majorité ; ce rétif est déjà un élément du mal, un partisan du diable par inconscience ou par complicité, il est donc déjà un démon ou une part de démon, son serviteur, ce qui justifie de le traiter comme ce qu’on suppose qu’un démon ou qu’un suppôt mérite, grande commodité morale qui légitime toutes les représailles, répressions et persécutions les plus brutales et dégradantes, actions qui, répétées et assemblées, contribueront à l’impression ostensible d’un « camp du Bien » en bon état de fonctionnement ! Or, la question qui se pose dans ce contexte si défini, c’est : combien de temps cela peut-il durer, ce rien dont on fait un monstre tapi et prêt à surgir ? Nul ne voit jamais le monstre, et pourtant chacun s’efforce à le repousser fébrilement en esprit et avec plus de tension que si le monstre se présentait là en face d’eux ; et lorsque qu’un homme brave enfin, quand un individu véritable, un être de vertu, réclame de voir le monstre avant d’être contraint de se terrer dans sa chaumière avec quantité de restrictions, cent, mille, un million de voix lui rétorquent, inventant des monstres différents, plus insidieux et plus perfides que les précédents et que tous ceux qu’on a jamais vus, que les monstres dehors, dans le dehors imperscrutable et insensible du futur imaginaire, sont multiples autant qu’obscurs, probables et appréhensibles, et toutes ces ombres font sur la paroi de la conscience des foules une impression immense de péril qu’il faut conjurer, contribuant à la sensation de responsabilité personnelle et collective, d’héroïsme et de bravoure, qualités qu’un piètre amalgame chrétien et qu’une tradition jamais interrogée depuis des siècles confondent et rattachent puérilement au sacrifice, comme si le sacrifice, au même titre que tous les symboles, et particulièrement le sacrifice passif, servait à quelque chose ! Tout le bien manifeste et notable réside dorénavant a priori dans l’apparence du prophète noir, dans l’effroi issu de sa parole méfiante, de sa parole « précautionneuse », qui, en augurant le plus horrible à la lisière du vraisemblable, suscite de supplémentaires désirs de protection et soulève le cœur des foules qui l’entendent comme elles lisaient autrefois les contes puis les récits fantastiques, se figurant, à force d’imprégnation fictive, y croire et qu’un péril les guette réellement. Quand cela peut-il prendre fin, tandis que déjà il est assez patent que nous ne redoutons que des spectres ?! Qui osera prétendre, sans endurer la vindicte des foules déçues, des foules détrompées dans leur prétention à l’événement, à la vitalité intérieure et à la rehausse de leur existence, que le mal est en fait écarté ? Et qui livrera ce verdict sans soupçonner qu’au moindre signe tant espéré d’assombrie, à la plus petite fadaise grise, à la menace la plus relative et extrapolée c’est le mauvais devin, son ennemi, à qui l’on donnera raison après l’avoir aussitôt conspué ? En un mot, qui dira : « Le Covid est terminé, et même, déjà, il avait cessé d’exister depuis un moment » sans redouter qu’un plus populaire et aimé que lui, un moins intempestif, lui rétorque : « Oh ! d’autres indices s’annoncent, Irresponsable ! Tu nous mets tous en grand péril par ton insouciance ! » Non, je l’annonce uniment : il n’y aura pas de reprise économique prochaine, pas de soulagement imminent, pas de libertés et de jouissances décomplexées, pas d’arrêt à se créer des soucis, l’ère de la paranoïa est trop installée, les gens veulent la peur de l’avenir, ils veulent le regard inquiet au futur, et plus même ils sont habitués de le vouloir, plus ils en redemandent et s’accoutument à quêter dans les plus légers augures les plus inquiétantes prémonitions. Ainsi, dans l’époque singulière où nous vivons et dont j’ai indiqué le caractère idiosyncratique dans nombre de mes travaux, le Covid peut durer encore des mois, des ans ou des décennies, car ce n’est pas lui, pas une maladie spécifique, que nous poursuivons, mais le contraste imaginaire, le cliché négatif, de nos vies insensées et sans tourment, de nos vies enfantines et routinières, de notre insignifiance antihéroïque. Toute notre société est malade du Covid et elle a attrapé toute ce virus pour autant qu’on use des termes génériques de Covid et de virus pour appeler une névrose qu’elle couvait depuis bien avant 2020 et qui est une allégorie de la forme médicale, ou dont la forme médicale est la métonymie : elle était déjà en quête de problèmes, sa préoccupation pour la santé de gens mourant en moyenne au-delà de 80 ans est un symptôme criant de ce qu’elle ne peut plus se préoccuper que du dérisoire et du relatif, elle était déjà entrée dans l’ère du souci faux où toute son insécurité n’était presque plus qu’un « sentiment » d’insécurité, elle est devenue intrinsèquement pro-Covid quelle que soit la teneur d’un Covid, elle est foncièrement covidienne – et pas seulement, on m’a compris, parce qu’elle manque de goût ou qu’elle ne permet que des interactions inconséquentes et inessentielles. Le contemporain se complaît à la crainte ; il faudrait, pour lutter contre sa pente à l’irrationnel et à la pusillanimité ambiants, une vraie philosophie d’individus, c’est-à-dire un fonds renouvelé, reforgé, ragaillardi et revitalisé de hauteur, une renaissance d’efforts et d’activités, un ferme redressement de dignité et de puissance, mais la société où nous sommes ne saurait y prétendre quand le citoyen, qui ne vit déjà pas par lui-même de péripéties dont il pourrait apprendre, ne lit pas même cinq livres par an, encore que toujours les mêmes et exclusivement pour se divertir, et n’a pas même une moindre volonté de distinction et d’œuvre personnelle. C’est pourquoi, à moins qu’il finisse par accorder sa confiance et ses pouvoirs à un meilleur que lui, à un supérieur qu’on ne sait comment il saurait reconnaître et élire, il mettra probablement des décennies rien qu’à s’apercevoir qu’il a intérêt à penser à certaines choses, que ce lourd travail de la pensée peut apporter un bien général au lieu d’une simple souffrance personnelle qu’il faudrait toujours « exorciser » : quand le Covid sera fini, il sera à peine commencé, il restera le Covid en lui. Il faut une humanité nouvelle, un grand lavement dans le bain de l’intelligence discriminée, un beau baptême pour oindre et effacer la souillure paralysante et infamante du croupissement et de la pourriture ; seulement, à l’heure actuelle, ce bain n’est pas un fleuve, pas même une rivière et moins qu’un ruisseau, un ru ! rien qu’un ru qu’il faut quêter des semaines avant d’en trouver un tronçon, tari un peu plus loin, au terme d’un de ces rares auteurs encore disponibles qu’un éditeur même permet plutôt qu’il ne promeut. Le Covid, je le devine, deviendra toujours autre chose ; s’il disparaît, il se renouvellera d’une autre manière, en une autre forme ; le Covid est métamorphique parce que son appréhension et son désir sont en la société et en le contemporain qui lui confère sa substance. Je le prédis, par logique et par raison au contraire de complaisance racoleuse ou d’une volonté d’apporter de tristes présages : le Covid c’est fini depuis un certain temps, certes, et cependant – c’est à peine commencé.

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Commentaires
S
Il y a un moment que je vous lis en silence… Il apparaît encore aujourd'hui que «le contemporain» c'est votre juif ou votre arabe à vous.
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