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Henry War
14 mai 2021

Présomptions sur le prix unique du livre

On a prétendu que le livre n’était pas un produit comme les autres, que ce n’était plus du tout une chose, qu’il méritait une considération distincte de toute autre marchandise qu’on peut vendre. Or, j’aimerais bien, en-dehors de toute extrapolation mièvroche et symboliste, qu’on m’expliquât en quoi consiste au juste sa particularité commerciale, ou plutôt, pour créer encore plus d’embarras, qu’on m’indiquât un seul commerce qui n’ait pas ses singularités propres et dont on ne puisse pas dire, comme celui-ci, qu’il se concentre sur quelque objet respectable aux propriétés spécifiques : qui oserait une déclaration aussi scandaleuse, une provocation aussi gratuite, une discrimination aussi excessive, une telle insulte en somme à la dignité même de celui qu’on nomme commerçant quel que soit ce qu’il propose ? C’est pourtant sans beaucoup de scrupules que la société française a permis la disparition des boutiques de cannes et de parapluie lorsqu’elles furent concurrencées par les grands magasins comme le raconte à peu près Au Bonheur des Dames : eh bien ! qui peut dire que cannes et parapluies ne sont pas aussi des objets artistiques et infiniment nobles, des objets dont la vente suppose des ressorts d’une subtilité que le grossier et lourd profane est seul à ne pas soupçonner ? N’ai-je pas lu dans Pastorale américaine de Roth, quelques-unes des plus belles pages de littérature sur la fabrication et le commerce des gants ? On dira peut-être que le livre vaut encore davantage parce que c’est un « objet de culture » : or, je n’ai pas, moi, de vos préventions favorables, et je répondrai uniment, tout auteur que je suis, que le livre se trouve excessivement paré, enjolivé, flatté de ce nom de « culture », et que ce n’est plus à présent pour l’essentiel qu’un objet de divertissement. Là aussi, par universalisme de complaisance, on entend des gens accepter que le football soit culture, et le dernier de mon entourage à avoir nié cette prétention était un amateur de musique métal qui s’indignait qu’on pût prétendre que sa passion n’appartenait pas à l’acception valorisante – pour ne pas dire : au prétexte – de la culture. Il pestait surtout contre « les intellectuels » que le populaire exècre toujours, qu’il déforme et caricature pour le mieux détester, auquel il fait correspondre toutes sortes de stéréotypes où le mot même devient un juron et un ridicule – oui, mais il estimait que vraiment, le football, ça n’avait tout de même pas l’alibi intellectuel de la musique métal.

Je ne veux pas définir in extenso la culture, les catégories morales m’intéressant peu et même de moins en moins, mais j’en dirai quand même ceci : ou bien l’on admet que tout ce qui se rapporte à un domaine de connaissance, n’importe lequel, appartient à la culture, et alors on doit reconnaître que tout, qu’absolument tout ressortit à la culture, si bien qu’un connoisseur en télévisions ou en bouches d’égout, puisqu’il dispose en mémoire d’un certain « patrimoine » de données factuelles, peut se targuer d’une incontestable culture, et donc à la fin rien d’ainsi « culturel » n’a particulièrement de valeur et tout se vaut ; ou l’on suppose comme moi que la culture induit pour le moins un véritable effort et une édification supérieure parmi des domaines hiérarchisés, en quoi il existe une sélection plus ou moins limitée de sujets fondamentaux qui élèvent l’esprit dans certaines contraintes plus hautement fécondes, et alors on récuse le football et la musique métal comme sujets de culture au même titre que la plupart des productions de l’art contemporain souvent assimilé aux œuvres (sus)dites « intellectuelles ».

Mais ce prétexte de culture, s’agissant d’une majorité de livres dont l’excuse ne saurait, en conscience et en justice, se situer du côté de l’effort et de l’édification du lecteur (je rappelle que la part de poésie et de théâtre, les deux mis ensemble, représente moins de 0,5% du volume global des ventes), respire fort une forme d’opportunisme syndical. Quoi ? De la contrainte aux livres contemporains ? De l’effort ? De l’édification peut-être ? Êtes-vous sérieux ? Avez-vous vérifié ce qui fait recette ? Vous présumez à l’excès ! Bien plutôt de l’amusement facile, de la légèreté inessentielle, du dépaysement accessible, et, pour ce qui est de la réflexion, rien que de la confirmation de ce que l’acheteur tenait à apprendre et savait d’avance qu’il apprendrait rien qu’à lire le titre !… et tout ceci sans presque d’exception (à moins qu’on ait foncièrement oublié ce que c’est que de rendre un effort). Partant, je n’entends pas qu’on ait pu se résoudre à laisser se débrouiller sans le moindre soutien par exemple la boutique de chaussures cordonnières face aux géants de la godasse bon marché, cependant qu’on a coûte que coûte empêché le régime de libre concurrence dans le secteur du livre qui, pour tout alibi culturel, ne vaut guère mieux. Cela semble même tout à fait injuste, comme si d’autres forces, et pas seulement des forces morales, étaient parvenues à s’emparer du sujet du livre, tandis que les chausseurs, eux, non moins en difficulté, n’en avaient pas disposé de telles. Et je ne crois pas faire de l’humour extravagant en affirmant que, pour une société, la semelle n’est pas du tout un thème négligeable, car enfin, sans parler encore d’art ou de culture, il s’agit là d’une question de santé, et peut-être même de santé publique, et bien des Français, il me semble, préfèreraient s’abstenir de lire des romans tout un an plutôt que de souffrir des pieds une seule journée sous le joug douloureux de quelque odieux carcan chinois vendu sans aucun égard en grande surface.

Mais on a cru, ou voulu faire croire, que le livre était en situation de danger imminent : on a excessivement présumé de la fragilité du livre, si irrationnellement qu’il faut y admettre quelque intérêt partisan. On a prétendu que lorsque Leclerc impose un prix au fermier de vaches laitières, ce dernier n’a d’autre choix que de s’y plier et de mourir à petit feu, même s’il vend, pour le maigre bénéfice qu’il en tire – et c’est vrai –, mais on a dit que ce modèle délétère et morbide pouvait s’appliquer aussi au livre – et c’est faux. Car pourquoi le paysan n’a-t-il pas d’autre choix que de se soumettre ? Parce que comme il n’existe presque pas de prix minimal pour le lait et que ce produit est fort répandu, il dépend souvent des commandes des grandes surfaces : s’il refuse de passer par elles, elles trouveront d’autres vendeurs de lait aux abois avec qui faire affaire, et le consommateur ne verra pas la différence, ce sera du lait tout pareil pour lui, il n’a aucun intérêt à acheter ailleurs un lait plus cher et identique – et le paysan de lait en général ne sait pas s’organiser pour vendre en-dehors des hypermarchés. Oui, mais est-ce que Leclerc, s’il n’a pas acquis le dernier Marc Lévy des éditions Albin Michel, trouvera que n’importe quel livre à peu près du même genre servira de succédané et que le lecteur pensera que c’est la même chose ? La distinction est essentielle : comme l’exclusivité éditoriale ne permet pas à M. Lévy de publier le même titre chez deux éditeurs, le grand magasin ne peut pas se le procurer si Albin Michel refuse de le lui fournir : en cela, pour le livre, la concurrence est bel et bien limitée, et l’acheteur fera toujours le distinguo, l’on suppose, entre un Marc Lévy et un Guillaume Musso – mais sans doute à tort, en l’occurrence, il faut bien en convenir !

Alors pourquoi ce prix unique ? pourquoi cet empressement ? pourquoi cette illusion de péril comme si le secteur du livre avait pu s’effondrer d’un jour à l’autre ? Je dois insister sur l’absurdité de ces craintes, sur leur exacerbation à des fins a priori si mystérieuses, sur cette exposition d’angoisse caractérisant toute propagande lorsqu’un projet dépend d’intérêt privés ou politiques, sur la pression sans argument qui s’exerça sur la mentalité du consommateur et du législateur pour hâter cette réforme. Car enfin ! sans cette loi, on n’avait manifestement pas constaté jusqu’alors que le livre atteignait un prix astronomique chez les libraires ou un niveau de réduction faramineux dans les centres commerciaux, on ne voyait pas en somme qu’il y avait de nettes disparités en faveur de la ruine inévitable des uns écrasés par les autres : on parle, dans les hypermarchés d’alors, de rabais exceptionnels de 20% sur un faible nombre de parutions de très grand tirage, dont on peut déduire vraisemblablement que la moyenne des promotions se situait plutôt à l’entour de 10%, peut-être 12 : une telle différence suffisait-elle à condamner les boutiques ? C’est peu probable si elles avaient tiré profit de leurs emplacements géographiques et de cette valeur ajoutée qu’elles ne cessent tant de vanter (j’en reparlerai). J’affirme d’ailleurs que la différence de prix n’aurait pas pu s’élever bien au-delà de 10 ou 12%, et pourquoi ? Parce que le prix du livre est sujet à plusieurs impondérables, que le coût du papier est difficilement compressible ainsi que celui du diffuseur et du distributeur, que le vendeur exige toujours d’en tirer un petit quelque chose ou bien il n’a aucun intérêt à vendre, et qu’il n’y a en somme que l’éditeur qui puisse rogner sur sa marge ; or, l’éditeur se rémunère officiellement à hauteur de 25% du prix du livre, ce qui revient à dire que la différence de prix de vente ne pouvait guère varier, disons, au-delà de 20%. Alors pourquoi cette obstination alarmée, tout à coup, à vouloir briser, là, de façon extraordinaire et proprement antilibérale, les règles de la concurrence ? Les grands magasins n’avaient jamais menacé de pratiques agressives sur ce secteur, et d’ailleurs ils vendaient des livres depuis environ un siècle, il n’y avait nulle urgence pour eux. Il suffisait, s’ils refusaient de rémunérer correctement les éditeurs, de refuser de les approvisionner, comme les éditions du Seuil le firent à un moment et comme le Syndicat National de l’Édition le décida un temps en 1984. Par ailleurs, la loi sur le prix unique change-t-elle vraiment quelque chose à la pression des grands centres culturels ? Je veux dire : si Leclerc refuse d’exposer un ouvrage parce qu’il le trouve trop cher et qu’il estime qu’il ne le vendra pas ce prix si élevé, il est encore libre de ne pas le mettre en rayon, ainsi exerce-t-il son influence sur la production et sur les prix tout de même ; or, Leclerc ne pratique pas de telles exclusions, et même les hypermarchés ne les pratiquent jamais : c’est bien la preuve qu’ils n’ont jamais ambitionné d’exercer une telle puissance sur les éditeurs et sur la production.

Est-ce donc qu’on suppose alors que les éditeurs furent soucieux du sort des libraires, leurs partenaires, leurs compagnons, leurs « amis » ? Il n’y a nullement lieu de le penser : la loi qu’ils firent passer par l’intermédiaire de leur bien obligé M. Lang, qui leur fut plutôt un agent qu’un arbitre, qui s’est toujours senti flatté d’être entouré d’art et dont il fut assez facile de tirer par la vanité tous les services qu’on voulut, pour limiter à 5% les réductions sur le prix du livre ne permet pas encore aux libraires d’être traités à égalité avec la grande distribution : c’est l’immense déséquilibre de cette loi qui, si elle fixe un prix unique pour l’acheteur, continue à consentir à ce que le vendeur ne soit pas rémunéré de la même façon par livre vendu, ce qu’on appelle ses « remise commerciale » et « boni quantitatifs », offrant un avantage prépondérant aux grandes surfaces. Ainsi, sur le même livre, Leclerc perçoit davantage que votre détaillant, et il subsiste donc entre eux une inégalité de traitement, même s’il demeure vrai que l’acheteur n’a aucun intérêt financier à aller plutôt chez l’un que chez l’autre. La loi sur le prix unique, ainsi, n’a pas résolu l’inégalité de bénéfice entre les vendeurs, elle n’a pas seulement voulu s’y intéresser, tandis qu’elle aurait pu, pour soutenir les libraires, imposer une remise strictement équivalente.

Alors non, les éditeurs n’avaient pas le souhait de défendre les libraires ; ils vendent aussi bien ailleurs, et peut-être même davantage.

Quels furent donc les arguments prétendus en faveur de ce prix unique ? Les voici, que j’ai trouvés réunis pêle-mêle dans l’ouvrage de syndicat offert par les libraires cette année à destination de leurs clients fidèles : éviter que les « bonnes librairies existantes se transforment au fil des ans en succursales de banques ou de restaurants de fast-food », parce que la « F.N.A.C. encourage la facilité et ne vole jamais qu’au secours de la victoire. Elle n’aide pas Mallarmé ou Butor, mais fait du matraquage sur Henri Troyat et sur S.A.S. », et que les « librairies, contraintes de s’aligner peu ou prou sur les tarifs pratiqués dans les grandes surfaces pour les ouvrages à succès, vont être tentées maintenant de compenser ce manque à gagner par l’augmentation du prix de vente de tous les autres livres » voire de « ne conserver sur leurs rayonnages que les nouveautés, privilégiant l’assortiment au détriment du fonds »…

Hum. Il est pour le moins étonnant que tout ce que cette loi devait servir à empêcher, que tous les vices et les craintes d’une économie absolument libérale du livre, se soient réalisés quand même. Car les libraires ne proposent en effet sur leurs étalages que les livres des grandes maisons d’édition qu’ils sont les plus sûrs de vendre (essayez à tout hasard de demander ce dont dispose votre petit commerçant dans son magasin aux éditions de l’Ogre, de la Clef d’argent ou du Tripode), ils n’en conseillent pas d’autres ; quant aux livres moins célèbres, il est vrai qu’ils n’en augmentent pas le prix et c’est fort généreux de leur part, il faut remarquer cependant… qu’ils ne se les procurent pas du tout !

J’aimerais d’ailleurs qu’on m’explique, tant que nous y sommes, quel avantage présente encore un libraire : il lit peu ou disons guère plus que l’employé de l’espace culturel, il ne propose jamais en rayon les petits éditeurs, sa variété d’articles est toujours moins étendue et il prend très peu de risques. Ses conseils sont maigres, il ne présente l’aspect d’un sage qu’à la majorité de ses clients qui ne lisent en France que cinq livres en moyenne par an et auxquels il propose évidemment toujours les mêmes ouvrages grand public après le perpétuel client qui « aimerait un polar pour son père qui ne lit que cela, mais il n’y connait rien ». Le « conseil du libraire », ce marronnier vantard, ne tient que parce qu’il n’existe plus de lecteurs dans notre pays, et cette terrible défaillance de l’intelligence française est tout ce qui justifie que « les vingt meilleures ventes pèsent dans ces librairies environ 3% de leur chiffre d’affaire global [tandis que] durant le confinement, cette part est passé à 12,5% » – car le libraire lit quand même un peu davantage que le Français moyen, et le lecteur est si idiot, avec ses cinq malheureux livres par an, qu’il n’a même aucune intention de se renseigner d’autres choses sur Internet, qu’il ne saurait pas du tout comment faire, qu’il se contente, pauvre de lui, ô misère intellectuelle ! de demander au premier vendeur qu’il croise ce qui se vend au-delà du Nothomb de l’année en cours qu’il a déjà lu ! J’ai personnellement commenté plus de trente ouvrages l’an passé, ce qui fait de moi, auprès du lecteur normal, quelque « référence extraordinaire » : tandis que j’estime sincèrement lire peu (parce que l’écriture me prend un temps considérable), je me rends compte que je me situe encore six fois plus « lecteur » que le Français en moyenne ! et je sens, chaque fois que je m’adresse à mon libraire, moi qui sélectionne et élis la littérature, des bouffées de chaleur qui le laissent épuisé de terreur à l’idée que je l’interroge sur un bon Clark Ashton Smith ou sur le meilleur Drieu La Rochelle (j’exagère, car il sait que je ne pose jamais de questions dont je suis sûr de ne pas obtenir la réponse : je suis plus obligeant que cela !) Même, il suffirait qu’on vérifie que les grands magasins n’ont aucune intention d’entreprises agressives sur les livres, car la loi leur permet encore, s’ils voulaient, dans un délai de deux ans après la parution, de pratiquer toutes les décotes qu’ils veulent : ils s’y sont refusés, au pire ai-je déjà trouvé dans des boxes à Leclerc des livres en vrac, d’un vieil âge et je crois d’occasion, dont on avait besoin de se débarrasser ou dont on faisait l’aimable reprise aux clients, mais les hypermarchés n’ont jamais nourri le souhait de casser les prix de toute évidence, ou bien ils le feraient au sein même de ces exceptions permises à la loi, c’est donc que manifestement le prix actuel du livre, compte tenu des avantages que ces distributeurs proposent pour concurrencer les libraires, suffit à faire leur avantage et leur convient parfaitement, je veux dire qu’ils n’ont pas besoin de baisser leurs marges pour attirer le chaland, disposant de bien d’autres atouts. Et même M. Giscard d’Estaing, pourtant en pleine campagne présidentielle en 1981 avant l’adoption de la loi Lang (et l’on sait comme ça racole dans ces périodes-là !), risquait l’impopularité de déclarer sans ambages, pour la seule et honnête raison que c’était vrai : « Il est inexact que la libération du prix des livres ait eu des conséquences désastreuses. Il n’y a eu depuis dix-huit mois globalement aucun signe de récession ou même de stagnation de l’activité éditoriale ou littéraire. »

Alors pourquoi, en vérité, cet acharnement en faveur du prix unique alors qu’il n’y avait aucune menace immédiate ou prochaine pour l’avenir du livre ?

Ou plutôt pour qui ?

Il n’y a, à bien examiner les acteurs en présence et leurs intérêts, qu’un seul bénéficiaire : c’est l’éditeur. Ou plutôt les grands éditeurs, qui comptent grâce à cela parmi les plus grandes fortunes de France – vous pouvez vérifier.

Pourquoi ?

Parce que celui qui contrôle les prix, dans tout marché, contrôle le marché lui-même. La gestion du prix unique dévolue aux éditeurs, c’est la mainmise assurée de l’édition sur les règles du marché, sans retour possible – et il n’y a certes eu aucune rétractation ultérieure.

Les grands éditeurs sont ainsi devenus les maîtres du monopole. C’est toujours eux qui détermineront combien ils gagnent sur la vente d’un livre, sans aucune pression étrangère, sans déni possible. Sitôt ce verrou des commerçants sauté, ils furent tranquilles et libres. Pour cette raison, ils ne vendent plus depuis que les soupes sans génie qu’on sait : ils redoutaient la Fnac, eh bien ! sitôt la Fnac écartée, ils sont devenus la Fnac. Le peu d’artiste qu’il restait en eux est passé du côté du marchand et du bourgeois, à quoi aboutissent tous ceux qui, riches, n’ont plus rien à perdre que des fragments de parts de marché.

Voilà. Les grands triomphateurs, c’est eux ; et bien après que les libraires auront tous fait faillite sous la pression des concurrents notamment numériques, eux demeureront toujours à l’abri de la banqueroute. Les cauteleux ! les matois ! les rusés !

Mais à présent, je cesse de démontrer et j’interroge :

Que serait aujourd’hui le marché du livre sans ce prix unique ?

Oh ! ce n’est pas si compliqué à envisager qu’on suppose…

Tout producteur, en toute marchandise, qui refuse de se laisser imposer les prix n’a toujours qu’une solution : refuser de vendre aux hypermarchés et se positionner sur un marché parallèle. Vous ne trouvez pas, que je sache, de produits Vuitton ou Hermès en hypermarché. Évidemment, cela passe par une stratégie commerciale distincte, qui consiste à convertir ou à hausser l’objet en produit de qualité voire en produit de luxe : il faut « monter en gamme » pour être identifié en-dehors des chaînes de vente populaire, se dissocier des multi-vendeurs un peu médiocres, gagner ainsi en fonction d’estime, répondre à des demandes exigeantes en proposant une offre excellente, oser un vrai travail d’artisanat ou d’art dont le nom même deviendra une marque, un gage de supériorité – ce qui, admettons-le tout net, n’est pas, ou n’est plus, le cas des grands éditeurs fabriquant n’importe quoi pour n’importe qui (vous achèteriez, vous, un Gallimard ou un Seuil les yeux fermés, sans savoir de quel titre il s’agit ?). Il faut alors réinvestir le marché d’esthètes que n’aurait jamais dû déserter la littérature, et, ainsi, cesser d’appartenir, piètres image et règles désavantageuses, à cette distribution, renoncer aux stupides blockbusters et aux best-sellers racoleurs, à l’universalité de la crétinerie, à la complaisance sans limite du plus large public, ne plus dépendre des volumes imposés et d’une production colossale, mais affiner la qualité pour vendre en moins grand nombre mais plus cher. Sortir du livre d’industrie aussi insipide qu’est la nourriture industrielle, se lancer sur le territoire du produit perfectionné, de l’œuvre à coup sûr, de l’œuvre sans défaut, sans raté, de l’œuvre sans faille parce que nous sommes telle maison, Monsieur, et que nous garantissons absolument tous nos livres, Madame, en experts, en professionnels, en passionnés et en précurseurs : vous pouvez vous fier à nous en matière de sélection et de travail supérieurs, sans nul doute, aucun soupçon, sans les négligences habituelles de la méprisante vente en gros.

Et l’objet sera infiniment meilleur, plus onéreux certes, onéreux en effet…

Et serait-ce si terrible, après tout, un livre qui vaudrait, mettons, deux fois le prix actuel, un livre neuf qui coûterait même 50 euros au lieu de 21,90 ? « L’impasse de la culture », dirait-on, pour les bourses les moins pourvues, pour les budgets les plus serrés ? Mais est-ce qu’on ne peut pas toujours, en dernier recours, passer par sa bibliothèque, pour le prix si modique d’un abonnement annuel ! Et puis, être de bonne foi : cinq livres en moyenne par an, pas davantage, puisque c’est là la mesure française : eh bien ! même à vingt euros de plus par livre, ces cents euros par an restent relativement négligeables. Mais j’insiste : la bibliothèque municipale est le remède à tout.

Donc – j’ignore si les grands éditeurs en avaient alors conscience, mais il ne fait aucun doute qu’ils ont aperçu au moins le profit immense à accéder à la pleine maîtrise du marché, ne serait-ce qu’en termes de paresse, qu’en termes de quiétude, qu’en termes de fin de toute forme de lutte – il aurait existé dès lors deux sortes d’éditeurs, sans doute de plus en plus nettement séparés : ceux du tout-venant, les « fast-food » comme ils disent, le livre facile qui racole et qui aurait continué de se vendre partout hypermarchés compris, à destination du lecteur diverti, du lecteur qui bouquine en été, du lecteur qui lit pour bronzer, c’est-à-dire du lecteur normal de notre époque, lecteur qui, à quelque terme, aurait pu se sentir déclassé par la présence altière, lointaine et dédaigneuse d’autres acteurs d’un niveau manifestement supérieur, ceux-ci, exigeants, sérieux et professionnels, qui n’auraient vendu leurs ouvrages qu’aux libraires à des prix élevés, et sans vergogne car dans la certitude de proposer en leur label incontesté une offre de bien plus haute qualité. Ah ! mais c’eût été, pour les éditeurs « historiques » une concurrence terrible : il eût fallu se remettre à sélectionner et à élire ce qu’on publie au lieu de seulement gérer des contrats d’auteurs ! Horreur ! Labeur ! Douleur ! Que les Éditions de Minuit, autrefois si audacieuses, révèlent par comparaison combien leurs auteurs sont devenus banaux, faibles et consensuels, tandis que l’émulation de maisons récentes, au dynamisme intellectuel plus fort, plus actives, aux critères artistiques renouvelés par quelque désir d’entreprendre et par quelques esprit pénétrant, sous l’effet de recherches plus ardues et de goûts affinés, puisse renverser les succès prévus, tous ces best-sellers annoncés avant même que le livre paraisse sur l’étale, et par sa réactivité pertinente voler aux grands des triomphes de talents durables et humiliants, voilà une imprévisibilité et une nécessité de travail que ne sauraient tolérer des éditeurs vieillissants, devenus conservateurs et investisseurs et ayant perdu depuis longtemps le sens de la littérature à mesure de leur acquisition uniquement du sens des affaires. Or, c’est justement vers ce début des années 1980 que les grands éditeurs ont unanimement cessé de lire les manuscrits aléatoires reçus par la poste, et accessoirement à partir de là que les critiques ont confirmé leur superfluité, car une société qui vend ses livres huit euros n’a pas besoin de critiques littéraires, l’acheteur n’a nul intérêt à se renseigner sur ce qu’il achète à si vil prix puisqu’il ne prend de toute façon aucun risque financier et que, même déçu, même évidemment escroqué, il ne songera pas à réclamer, se sachant mériter le fruit de la dérisoire obole qu’il a dépensée : a-t-on jamais vu un lecteur de ce siècle se résoudre à ne plus jamais acheter chez tel éditeur ? Peuh ! ça ne coûte même pas assez, un livre, pour présumer que ça supposerait le temps d’une réclamation ou la légitimité d’une rétorsion ! Il faut payer des cinquante euros pour se sentir la nécessité de consulter des experts, pour que naisse le besoin de consultants en littérature, pour que les journaux résonnent de ces noms coupants et prestigieux qui firent par leur justesse critique et impartiale tout le climat des succès et des échecs éditoriaux. Or, après l’adoption du prix unique, les grands éditeurs n’eurent plus rien à craindre, car jamais ensuite le libraire ne put destiner exclusivement sa boutique aux éditeurs vraiment indépendants, il n’aurait tout simplement pas disposé d’assez d’ouvrages, et ces vrais éditeurs eux-mêmes n’eussent peut-être plus consenti à partager des rayons avec la sorte d’industrie déficiente que représente le grand éditeur – mais le libraire se serait peut-être résolu à cette exclusivité suite à la concurrence intenable des prix si elle avait existé, du moins l’aurait-il pu. Il y aurait donc eu une somme d’éditeurs véritables et artistes qui auraient contribué, par leur passion et par leur vive compétence critique, à une augmentation de la qualité générale de l’œuvre littéraire, au même titre que subsiste l’épicerie fine en présence de l’épicerie de gros et qu’on sait exactement en laquelle se rendre quand on veut bien manger : on aurait su où acheter des livres bons peut-être, tandis qu’à présent il n’y a plus que des livres de supermarché. Aussi, dans cette concurrence, comme le livre aurait été plus cher, on eût fini, on eût du moins pu finir, par songer à rémunérer dignement l’auteur qu’on aurait reconnu et dont on aurait distingué l’art au lieu qu’il soit devenu le paysan-au-lait dont je parlais précédemment, au lieu de déchoir le livre au gré du moins-offrant et du plus grand nombre, au lieu de ne s’interroger plus que sur le stock et la rentabilité comme si justement il s’agissait de n’importe quoi, au lieu de niveler son intérêt sur le populaire et de tout aligner sur le discount et le low-cost : on lui eût enfin dévolu son juste prix, que j’estime entre deux fois et trois fois l’actuel, de sorte qu’avant d’en acheter, le lecteur se serait minutieusement renseigné, au lieu, tant c’est dérisoire d’acquérir un de ces trucs interchangeables, de se procurer de ce n’importe quoi au prétexte que ça ne coûte à peu près rien et qu’on peut toujours se permettre de dépenser ce dérisoire sans regarder à la valeur et aux vertus : c’est dire que l’acheteur lui-même aurait été contraint à une sélection, c’est dire qu’en réfléchissant au préalable il se serait obligé lui-même à améliorer ses goûts et à devenir au moins l’embryon de critique littéraire qu’il a renoncé à incarner depuis plusieurs décennies.

Sans le prix unique du livre, certes il y aurait eu des faillites chez les petits commerçants – je ne le nie pas. On trouvera cependant que ces librairies, supplantées par les plateformes de vente en ligne, ne survivront quand même pas, du moins pas toutes et probablement pas dans leur majorité, parce qu’elles ne disposent pas de meilleurs produits que les autres à proposer, ce qu’elles font aussi un peu moins bien et notamment moins vite.

Sans le prix unique du livre, les grands éditeurs ne rassemblaient pas, ne « trustaient » pas, toutes les forces du marché du livre entre leurs mains, ce qui les incita à se camper dans la position capitaliste de purs investisseurs – donc dans la position de gens qui, contradictoirement, font du livre autre chose que l’objet de culture pour lequel on a prétendu qu’il fallait un régime spécial, un régime de conservation et de faveur.

Sans le prix unique du livre, il y aurait peut-être encore un peu de littérature aujourd’hui, parce que c’est la concurrence des artistes et le discernement des mécènes et des peuples, que chez nous on nomme « émulation » et « pénétration », qui de tous temps favorise l’émergence de plumes vraiment supérieures.

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Commentaires
M
Pourquoi ne pas définir le prix d'un livre d'après le poids et la qualité du papier ?
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