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Henry War
15 mai 2021

Départ en week-end prolongé : autre symptôme de décadence

Le fait n’est pourtant pas nouveau, il n’empêche que je suis effaré par tous ces Français qui usent des week-ends prolongés pour partir, c’est-à-dire encore pour ne rien faire, c’est-à-dire pour prétendre agir ou avoir agi ; leur nombre est littéralement sidérant (et incidemment la façon dont la Pentecôte sert si complaisamment aux Journaux Télévisés à indiquer combien le mauvais temps est inopportun en tout première page, bien avant les recrudescences du conflit israélo-palestinien par exemple). On devrait se rendre compte à la fin et avec rien qu’un petit peu de recul que tous ces voyages ne constituent pas du tout la réaction cohérente d’un individu vraiment fatigué. Un individu fatigué cherche du repos, et il sait qu’il le trouvera plus aisément chez soi que partout ailleurs, parce que c’est chez lui qu’il dispose des habitudes et commodités nécessaires à son complet abandon : mais chaque fois qu’on prépare des valises, qu’on remplit une voiture, s’établit dans une location, effectue des déplacements, prétend hors de son domicile se délasser, en réalité on s’agite à des activités plus ou moins épuisantes, de sorte qu’en somme le dépaysement constitue toujours le vœu de celui qui n’est pas moindrement affligé.

Oui, mais aussi : que ferait un Français chez lui, avec tout ce temps disponible ?

Il ne ferait probablement rien ; c’est-à-dire que s’il était vraiment fatigué, il en profiterait pour dormir plus, se prélasser encore, négliger davantage les choses de la vie, organiser un peu moins son ménage et son existence, il saurait manger dehors sur sa terrasse ou son balcon tout aussi bien qu’il le fait en vacances, ça ne changerait rien, il continuerait de végéter sur son portable, ordinateur ou téléphone, comme il le fait quand il dispose d’une minute ou d’une heure en soirée tout le reste de la semaine ou n’importe quel dimanche ordinaire : mais je crois qu’il se doute, au fond, que prolonger ceci, que perpétuer le temps libre à de telles imbécillités, c’est exactement, c’est tout justement, ne rien faire et par conséquent n’être personne, et il préfèrerait pour son amour-propre se vanter de quelque chose et de quelqu’un, ce pourquoi il veut changer non d’activité, mais d’inactivité, car c’est seulement que cette inactivité-là le laisse confus et déprimé d’une certaine gêne, d’une sensation de néant. S’il n’était pas fatigué en revanche, si cet homme existait avec une mentalité véritablement constructive et active, il en profiterait pour faire son œuvre de vie : il s’instruirait, écrirait, s’adonnerait à un art, userait de son esprit pour entretenir des relations fécondes, ne serait pas comme un sot à ne pas savoir quoi faire de son temps, à le gâcher et gaspiller ainsi en toutes superfluité et évanescence ; il sentirait que ne rien apprendre, décidément, revient précisément à ne rien faire, et il se fonderait un devoir intime à s’améliorer et à rendre enfin un effort pour se savoir exister.

La honte suprême du contemporain, à mon sens, c’est de perpétuellement se plaindre de ne pas disposer d’assez de temps libre, et, quand on lui en donne enfin, de se livrer à toutes sortes d’actions ridicules et contradictoires où rien n’est avantageux ni pour son repos ni pour sa construction individuelle. Quelqu’un qui manque véritablement de temps utilise le rare qu’on lui offre non pour ne pas agir, mais pour compenser le défaut de sa vie ordinaire et rattraper ce qu’il n’a pu réaliser : quand par exemple mon travail me laisse deux semaines de vacances (ou plus), comme je me plains souvent de n’avoir pas assez de temps pour écrire, je produis là une dizaine d’articles qui me donnent beaucoup de peine, qui m’arrachent des idées nouvelles, et je m’enrichis de cette douleur, comme cela, à la suite, toute la journée, presque sans m’arrêter, comme façon d’existence renouvelée, physique et mentale, comme sentiment de me savoir un homme, un être humain, une dignité humaine ; c’est logiquement ma façon de mettre du temps à profit pour me construire et m’édifier, de me donner le mal que ma profession routinière – mais comme toutes les autres, hein ? inutile de vous vanter – ne me demande pas véritablement.

Mais les gens exigent à pouvoir répondre – et se répondre – à cette question : « Qu’as-tu fait, ce week-end ? », et il leur semble qu’il serait honteux d’admettre qu’ils sont restés chez eux ou bien à se détendre absolument ou bien à se livrer à des activités pertinentes – ce n’est pas du tout ce qui est attendu comme réponse, ce type de répartie laisse toujours l’interlocuteur déconcerté, lui qui espère une brève visite touristique virtuelle avec mention climatique pour se réconforter de ce qu’il a « fait » lui-même et de ce qu’il est lui-même tenté de répondre. La réponse « bonne », la parole-proverbe, l’attitude socialement valorisante à pareille question (et l’on ne parle plus en France que pour se parer, et probablement n’y agit-on plus également que pour cela), c’est : « Nous sommes partis à… » Je vois bien que lorsque mon beau-père ou mes collègues me demandent ce que j’ai fait récemment, ils ont plutôt hâte, eux, de m’expliquer où ils se sont rendus et qui ils ont rencontré à l’extérieur : quand je leur réponds simplement que j’ai encore écrit, il ne leur vient même pas l’idée de m’interroger sur ce dont il s’agit, c’est tout à fait selon eux autre chose que « faire », ça ne répond qu’à peine à leur question, comme si j’avais répliqué que j’avais débarrassé le lave-vaisselle ou étendu du linge. Or, c’est bien plutôt le contraire qui est une aberration : « Qu’as-tu fait, ce week-end prolongé ? — Nous sommes partis en Bretagne. — Oui. Pardon, mais je te demande spécialement ce que tu as fait ? — Eh bien ! je te l’ai dit : j’ai pris la route, promené au front de mer, mangé dans des restaurants… — Eh ! désolé encore, mais nous ne nous entendons pas, apparemment : je te demande comment tu as mis ce temps particulier à profit, et tu me réponds que tu as roulé, baladé et déjeuné, toutes choses que tu peux faire aussi bien chez toi, il me semble, ou dans les environs ! En somme, il ne s’est rien passé pour toi en ce week-end de plus qu’en tous les autres, à ceci près que ce que tu n’as pas fait comme d’habitude, cette fois-ci tu ne l’as pas fait en un autre lieu. »

Quand j’écris, en substance, je fais bien davantage, et presque infiniment plus tant c’est à peine multipliable de zéro à cent, que ce que prétend faire celui qui a parcouru des kilomètres de route pour… on ne sait quoi, il ne sait pas lui-même rationnellement l’expliquer.

La vérité, c’est que le contemporain n’a qu’un vœu quand il voyage ainsi, en dépit des prétextes qu’il emprunte faute d’avoir réfléchi (et que sans mal je pourrais réciter dans l’ordre où il serait tenté de les répéter) : il pourrait tout aussi bien se « ressourcer » chez lui, en bonheur domestique et invitations familiales, seulement, comme il n’est pas fatigué, il lui faudrait alors consentir à trouver quelque chose d’original à faire, c’est-à-dire se creuser l’intelligence pour penser à quel usage et de quelle manière il pourrait être utile et s’enrichir ; or, le peu de temps qu’il déploie ordinairement, semaine et congé, pour songer à de telles questions d’importance ne lui permettrait point, en un temps si limité qu’un tel week-end, d’organiser immédiatement plus qu’une « activité », plus même qu’une « action » : quelque chose comme un acte, car il n’a décidément pas la moindre idée de ce que signifie une activité personnelle, il se saisit donc de la première idée qui se présente à son esprit, correspondant à une tradition et qui est supposée induire une satisfaction parce que la société l’établit comme un code ou une norme de fierté – la société dicte que partir c’est faire, que partir c’est être – ; il se sent actif et responsable, il ne croit pas s’être abandonné au temps inutile – mais qu’on songe qu’il fut si débordé de préparatifs et d’activités absurdes qu’il n’a même pas profité de ce temps pour réfléchir vraiment à quelque chose ! que ce temps de voyage, au contraire, lui a permis de fuir l’inquiétude d’une réflexion sur cette banalité, sur cette innocuité, sur cette inconséquence de son existence ! qu’après cela il sera bien content en effet de retrouver le travail, parce qu’il n’a pas foncièrement trouvé mieux à faire quand il était disponible pour des actes, parce que l’apport ne lui paraît en définitive pas plus certain à disposer d’une vie privée ! Il sortira donc content de cette stupide pause, même après une activité insensée, même si elle n’a réalisé qu’un absurde de plus, même si elle n’a servi à rien, ni au repos ni à l’accomplissement. Il existe sans doute pourtant bien des activités délicates où l’on peut se mettre à l’épreuve, mais en-dehors des petit bricolage et loisirs créatifs l’épreuve l’ennuie et l’importune, lui qui s’estime surmené déjà par le peu de travail qu’il rend dans sa semaine : il lui faut donc « faire » quelque chose, et cette action se définit de façon toute particulière : elle doit donner l’illusion d’une difficulté, cependant il ne faut pas que la difficulté soit réelle et ambitieuse, qu’elle oblige à un effort véritable, autrement ce n’est pas du tout ce qu’on suppose par « temps libre », et c’est à quoi correspond parfaitement, pour le bonheur et l’image du contemporain, la relative importunité d’un déplacement et d’une installation, ou de quelque marche dans des bois, en campagne ou sur la plage : tout cela donne certes un peu de tracas ou d’effort, nécessite une façon d’organisation et implique assez de quoi prétendre à une fatigue, mais ça ne réalise pas du tout le défi de lire un vrai livre en entier ou de participer à un débat public et sérieux, c’est simplement suffisant à annihiler la culpabilité d’un temps inutile en prétendant avoir « fait » c’est-à-dire principalement avoir « effectué des déplacements », des mouvements, des actions non moins imbéciles mais un peu plus inaccoutumées. Car enfin, pour peu que non sans désobligeance on y réfléchisse (j’admets que je n’ai aucune complaisance, mais ce n’est une surprise pour aucun de ceux qui me lisent), on trouverait qu’il n’est pas plus nécessaire de louer un mobil-home que de rendre visite à grand-mère (le mobil-home est étroit et cher, et grand-mère est médiocre et ennuyeuse) pour être heureux et se sentir épanoui – d’où vient donc la sensation que ces formalités constituent un devoir, si ce n’est que ce devoir rempli donne bonne conscience ? Tout cela n’est que vanité pour l’oubli, pour se divertir trois ou quatre jours en vaines considérations, pour diluer sa valeur dans un autre inessentiel qui n’est pas, non Messieurs-Dames, une exception ou une respiration mais bel et bien la règle de votre vie, pour commencer la semaine suivante avec le sentiment d’avoir été, pour s’épargner l’enrichissement d’un sens profond et beaucoup moins superficiel que : « C’est important, la famille ! » ou bien : « Partir, c’est se ressourcer ! ça dépayse ! », car c’est chez moi que se situe ma famille, le repos de mon foyer est d’évidence ce qui me ressource le plus, et quant au dépaysement, je n’ai besoin que de lire ou d’écrire pour trouver lieux et gens bien plus indispensables et curieux que toutes ces mornes et identiques rencontres qu’on fait en villégiature, je veux bien sûr parler de cette indispensable rencontre qu’on peut et qu’on doit faire, quand on explore méticuleusement les ressources de son esprit, avec l’étonnante personnalité, ô vaste paysage ! qu’on recèle en soi-même quand on écarte le rideau des proverbes et de la banalité des postures et des conventions.

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