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Henry War
27 mai 2021

L'ère des consolations sans solution

Toutes les solutions contemporaines sont des rafistolages, des raccommodements, des rustines : notre siècle a perdu la faculté de véritablement résoudre. Un problème, sitôt défini comme une difficulté dont la solution ne dépend pas de procédures habituelles, est devenu hors de portée ; il échappe à la routine professionnelle en quoi consiste toute compétence actuelle, de sorte qu’on se figure arranger quotidiennement quantité de problèmes tandis qu’on ne fait que l’ordinaire de son travail. Il n’existe guère de métier, je crois, où l’on envisage des solutions situées rien que légèrement à côté de son domaine de référence. Un couvreur fait certes un peu de maçonnerie, un professeur un peu de psychologie et un vendeur un peu de sociologie, mais, à bien les considérer, ces disciplines ne sont pas du tout en-dehors de leur spécialité, elles en font intrinsèquement partie. À force de se spécialiser et de ne réclamer que des activités simples, le contemporain ne fait que déléguer tout problème à une instance qu’il suppose compétente et qui par l’intermédiaire de salariés stylés à des routines, ne fait elle-même qu’appliquer à son champ des procédures automatisées où les capacités d’analyse et d’initiative comptent pour (presque) rien. Tout ce qui survient de contre-productif et qui n’est pas associé à un responsable identifiable et désigné laisse démuni et sans volonté : le problème est considéré insoluble, on l’abandonne, au mieux on lui trouve une béquille institutionnelle, on se plaint perpétuellement de cet état de fait lamentable, et on se défausse ainsi du problème : on a « fait ce qu’on a pu » certes sans y réfléchir vraiment, et il est vrai qu’un problème ne nous est de rien dès lors qu’on a refusé de s’en saisir et admis que c’était légitime. Je ne crois connaître personne qui prenne régulièrement du recul sur son métier pour le considérer sous un angle alternatif et utile, qui envisage quelque adaptation essentielle à son « logiciel » ou à son « programme » de pensée relativement à l’usage quotidien qu’il fait de son esprit, ou qui se préoccupe parfois d’autre chose que de la tâche rigoureusement circonscrite à laquelle il limite toujours son analyse. Or, la part très faible que le contemporain s’imagine relever de sa responsabilité lui suggère que son métier se cantonne à quelques tâches normées au-delà desquelles, si on le sollicitait, on abuserait délibérément de son contrat de travail. Mais ce dont il ne soucie pas non plus, c’est qu’il n’y a personne pour concevoir des fonctions alternatives : lorsqu’un problème inédit se pose sans professionnel dévolu, il n’existe pas une caste de professionnels chargés de penser le problème ou seulement de recruter d’autres professionnels pour y penser à leur place. Voilà pourquoi les problèmes demeurent, et longtemps. Il faut que les solutions s’inscrivent dans un cadre connu, mais il faut aussi, pour cela, que ledit problème soit assez attentivement considéré pour que sa récurrence s’inscrive dans le cadre du connu et permette d’envisager une solution ; ce que je veux dire, c’est qu’on a plutôt intérêt à ignorer un problème aujourd’hui : même quand on sait qu’il se présente régulièrement, on l’admet non comme difficulté à résoudre mais comme élément de normalité qu’on sait ne pas pouvoir résoudre, c’est pourquoi on n’en parle pas. Par exemple, l’Éducation nationale n’est environ constituée que de problèmes devenus invisibles à force de passer pour insolubles : on ne les résoudra pas tant qu’on aura acquis de ne pas les considérer. On applique des pansements sur des membres nécrosés, et comme « on n’est pas médecin », on estime avoir fait tout ce que légitimement on pouvait nous demander. Personne n’a songé apparemment que celui qui a le plus de légitimité à demander d’agir, c’est soi-même, c’est sa conscience, et qu’on doit se changer en médecin si aucun docteur ne veut ou ne peut assumer le problème. Oui, mais il n’y a plus de conscience ni d’individu. Il faut être tranquille, irresponsable, à tous niveaux, du plus bas au plus élevé : ne rien risquer – on se fait des raisons, on obéit, on est passif, on n’y peut rien, il faudrait avoir des savoirs qu’on refuse même d’aller chercher. On n’expérimente pas, non tant parce qu’on craint les échecs que pour l’effort que cela réclamerait : les gens sont épuisés de commencer à penser. Sortir de son étroit domaine, c’est pénible ; on veut une vie sans peine ; on n’est pas payé pour chercher. Depuis plus de cent ans, presque tout ce qu’on trouve en France ne répond à aucun problème émané d’un individu : seulement, des groupes ont payé pour ces innovations, et c’est uniquement sur la base d’un salaire qu’on s’est activés, mais on n’a pas récompensé des initiatives vraiment personnelles. Mais on doit bien entendre qu’il n’existe pas de génie salarié : les entreprises n’investissent de l’argent que pour en récupérer, c’est pourquoi elles ne contribuent qu’à des inventions rentables, et c’est la raison notamment pour laquelle le service public n’innove pas, car son devoir n’est pas de gagner de l’argent (mais plutôt d’en économiser), il n’attribue nul poste à la résolution intelligente de problèmes. Notre société de toutes parts est innervée de cet insouci fondamental de trouver des solutions : il faut en avoir bien conscience pour la comprendre. Celui qui, au sein de cette torpeur omniprésente, chercherait des alliés pour l’aider à apporter des propositions inédites à de vrais problèmes, devrait s’attendre à ne trouver personne et à n’entendre, dans la bouche des gens concernés, que plaintes et reports de responsabilité. C’est devenu même un mode de travail : ne faire strictement que ce qui est exigé, et oublier tout ce qui réclame du mal et de la réflexion personnelle – retourner à son foyer l’esprit vide, ce qu’on insiste à présenter sous l’appellation avantageuse : « ne pas mélanger le professionnel et le privé », autrement dit n’avoir jamais que des soucis superficiels. Dans cet ensemble oublieux, la nouveauté est plutôt mal prise : même, à force de ruminer des problèmes, on a fini par s’y attacher en quelque sorte, comme un élément rassurant du quotidien, et par admettre que la nouveauté était impossible ; l’amélioration qu’on vous proposerait alors, on la supposerait un leurre, elle créerait même de l’inconfort en induisant un nécessaire changement de routine – altérer des institutions revient toujours à s’attirer la défaveur de qui y travaillent, même s’ils s’avouaient déjà mécontents. Les Français veulent seulement l’argent qui n’arrange rien, mais ils sont terrifiés par toute différence de protocole. La solution n’existe pas, il faut qu’elle n’existe pas si elle implique mieux qu’un baume symbolique pour rétablir le silence des plaignants : l’argent, comme dans un arbitrage à l’Américaine, fait l’affaire comme baume et népenthès. Les Français prétendent déplorer la « vaseline » dont on les imprègne continuellement, mais aussi ils ne réclament eux-mêmes que le lubrifiant de l’argent. Notre société ne sortira pas de la stagnation sans valoriser l’existence d’intelligences spontanées départies du salariat. Aujourd’hui, partout où l’individu innove sans y avoir été invité, on le conspue parce qu’on suppose – et c’est vrai – que cette initiative signifie que chacun aurait pu ou dû y réfléchir comme lui. À bien regarder dans notre histoire nationale, on vérifierait que les grands individus qu’on honore ont été autrefois violemment brocardés : la France est un pays qui a la fureur de calomnier ses génies tant qu’ils ne sont pas morts ou tant qu’ils n’ont pas, par quelque apport miraculeux et plus irréfragable que la certitude, prouvé leur inattaquable bon sens. Mais à présent, même les démonstrations de grandeur résistent à l’obtusion d’un certain nombre de partisans acharnés de la sclérose et qui font de leur autorité seule la garantie absurde du caractère de scientificité d’une preuve, et je doute dès lors que la postérité sera encore en mesure de discerner les individus qui lui ont prodigué ses meilleures inventions : on voudra bien sûr que celles-ci soient toujours les fruits d’une œuvre collective, et comme il n’y aura bientôt plus personne pour accepter de s’ingénier « ensemble » avec pour seule récompense d’être associé à des troupeaux ingrats, il n’y aura plus de fruit tout court, et l’on dira pour s’en consoler que la société solidaire n’a plus besoin de grand-chose ou que ses volontés sont irréalisables puisque nul n’y trouve plus de solution. La paralysie où nous vivons depuis plus de cent ans ne traduit rien d’autre que l’ère du bourgeois-robot, du travailleur au confort si vous préférez, qui ne se sent pas le moindre devoir de régler des problèmes véritables. Qu’on s’en inquiète un peu quand même : à terme, il n’est pas du tout impossible qu’un petit groupe de génies se réunisse et se fabrique ses solutions à part et à l’abri de la multitude qui les aura tant dénigrés : certes, ils manqueront de solidarité, ces individus, ils tairont leurs trouvailles et vous laisseront obstinément croupir dans votre aimable insouciance. Les « génocidaires » de demain, refusant d’octroyer leur solidarité, seront peut-être ceux qui, supérieurs, refuseront de servir d’esclaves à des masses d’abrutis heureux : leurs tracas, qu’ils auront toute leur vie tant recherchés, les défendront de venir en aide à ceux qui ne penseront plus, avec tous leurs avocats, qu’à les poursuivre pour « non-assistance à personnes en danger » ; et je crois qu’ils exigeront tout d’abord la démonstration que ceux qui les poursuivent sont effectivement des personnes, et, sitôt cette preuve apportée, ils réclameront de n’être pas eux-mêmes admis comme des personnes et donc comme des justiciables, où c’est sans mal et avec évidence, tant ils diffèrent de leurs poursuivants, qu’ils se sortiront d’affaire !

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