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Henry War
30 mai 2021

La France contre les robots, Georges Bernanos, 1947

La France contre les robotsJ’apprécie bien davantage, apparemment, Bernanos essayiste que romancier : dans les deux fictions que j’ai lues de lui, le style volontairement alangui, d’une profondeur affectée et douteuse, ce long style de vent d’hiver attrapant d’assez lugubres sifflements de rocher, avait le défaut de mettre sans grands motifs la patience du lecteur à l’épreuve, au point de réaliser une sorte de littérature de la contemplation du vide, où nulle action n’a lieu, où il faut avoir la vigilance de mirer de l’air au lieu de phénomènes tangibles même de nature psychologique au sens large, au point qu’on s’interroge si l’on peut réellement trouver de la matière à cette sorte d’ouvrage ou bien si l’on ne fait perpétuellement qu’y trouver ce qu’on y cherche – tendance banale des critiques universitaires désœuvrés et en mal d’admirations. 

Or, ce style pseudo-sage de la temporisation, pour ne pas écrire : de la dissimulation, ne se rencontre point dans cet essai enlevé à la Charles Péguy où le mot vaillant accuse sans crainte d’inimitiés ni de solitude, n’hésitant pas à interpeller bravement le lecteur pour le blesser de son insuffisance. C’est tout le système de la société moderne, de la société des irresponsables, de la société de la disproportion mécanique et de l’absence de conscience, que Bernanos questionne et condamne, comparant les siècles entre eux et insistant notamment sur la mentalité que de vastes périodes ont traduite, étude pourtant qui n’est peut-être pas d’une impartialité absolue s’agissant d’un écrivain chrétien et paraissant à maints égards monarchiste. Ce que la machine induit, c’est l’esprit de négligence, c’est le renoncement foncier à la liberté – en quoi l’on discerne dans ce livre une étonnante analogie avec Péguy qui, lui aussi dans Ma jeunesse, expliquait que le sens du mot liberté s’est tellement galvaudé dans les esprits qu’il n’en reste plus qu’un concept ou qu’une notion intellectuelle fort éloignée du sentiment poignant de liberté autrefois installé et vissé en l’âme comme un point d’honneur et qui n’aurait pas toléré, par exemple, une atteinte aussi grave que le principe de la conscription –, c’est le mal démultiplié en série en favorisant chez l’homme l’impression d’une obéissance servile et d’une innocuité, c’est l’imbécillité générale que soutient le temps du confort et du divertissement, et c’est la permission (la permissivité ?) offerte par la démocratie à chacun de vaquer à ses occupations d’insignifiance sans assumer le moindrement sa part de réflexion et de culpabilité au sein de ce système déshumanisant, indigne et ignoble : la contemporanéité des robots, c’est l’immonde qui devient monde. Le propos de l’ouvrage saurait à peu près se résumer à : la démultiplication des moyens d’action dans la société contemporaine conduit à la disparition de l’homme en tant qu’acte. En ce sens, le robot n’est pas seulement en France, il est le Français même, la machine ayant contaminé de son morne esprit d’outil son utilisateur changé lui-même, jusque dans sa conscience, en moyen – moyen de production, moyen au service d’une autorité, moyen au profit d’intérêts mesquins et d’un ordre « industriel ». La France contre les robots est la relation consternée de cette évolution, de cette régression, de cette décadence, où la forme mentale du contemporain, constituée avant la seconde guerre mondiale tout juste terminée au moment de la publication, se prolonge, se cristallise et se revendique, où une race d’individu autrefois imprégnée d’une certaine morale s’incarne successivement en citoyen, puis en bourgeois, puis en fonctionnaire, où plus rien n’importe autant que l’abandon de ses efforts et la défausse de sa responsabilité, où la multitude démocratique constitue un prétexte homogène pour l’oubli de toute casuistique, et où enfin plus rien ne relève tant de la volonté d’une âme (si ce terme-ci n’est pas encore galvaudé) que de la réponse automatisée à une émanation mécanique, à une omniprésence de rouage qui a pour excuse et pour fatalité ce qu’on appelle « le progrès ».

Où Bernanos excelle, c’est à renverser certains paradigmes que la société du progrès justement, celle qui considère la chronologie des siècles comme une pente inexorable vers où nous sommes, vers tous ces penchants uniformes où nous sommes rendus et qui semblent, du point de vue d’une basse paresse et d’un opportunisme piètre, destinés à se poursuivre que nous le souhaitions ou non, celle qui admet en substance que tout ce qui advient est nécessaire selon l’ordre invincible et inopposable des inclinations humaines, a établi comme un catéchisme ou comme une propagande par souci de bienheureuse et inactive symbiose, professant seulement : « Contentez-vous de prévoir ce que vous ne pouvez empêcher, avancez-vous dans l’acceptation d’une telle destinée collective, ou bien résignez-vous avec le plus de bonheur possible ! » Ainsi l’écrivain multiple-t-il les remises en cause des naïvetés de la doxa, affirmant que le moyen âge en France, grâce à l’équilibre du pouvoir de parlements et de conseils multiples et indépendants, ne consistait pas tant qu’on veut nous le faire croire en une époque d’oppression et de tyrannie – je fus, je l’avoue, effaré de constater l’existence de ces parlements dont on n’enseigne rien à tous les niveaux de l’École obligatoire : on m’avait plutôt appris que notre monarchie avait été un régime autocratique, avec ses lettres de cachet et la forme totalitaire de son autorité. J’ai là-dessus interrogé un professeur d’histoire : il a bien admis l’existence de ces parlements dont il a confessé ne savoir à peu près rien, mais automatiquement il a nié, comme je l’eusse fait à sa place, que notre monarchie eût été parlementaire – ce point sert à Bernanos pour prouver que le Français n’était pas foncièrement moins libre en ces temps qu’on estime automatiquement obscurs. Il déclare aussi non sans sources que la Révolution française ne fut pas le fruit d’une pauvreté pressurée au dernier stade de la misère, un mouvement de fronde désespérée d’une populace réduite à la violence pour s’épargner l’asphyxie et la mort, une sorte d’exaspération en somme poussée à l’explosion, mais, au contraire de tout l’enseignement que je me souviens d’avoir reçu, une revendication intervenant à une période de grand développement scientifique et humain, à la façon, et c’est logique aussi, dont les progrès ne se revendiquent et réalisent en général qu’après qu’un relatif confort soit installé, permettant le loisir de réclamer. Ou encore, Bernanos atteste que l’attitude des Français durant la seconde guerre mondiale, au front comme à l’arrière, ne fut jamais que l’expression molle d’une sorte de fatalisme de fonctionnaires où le citoyen fut rarement héroïque au combat ou en résistance, rarement impliqué par quelque idéal dans ce conflit, et plus rarement même un individu conservant une véritable faculté de décision et d’initiative. Et c’est ce qui jalonne sa compréhension de la société en évolution, en inflexion, en décadence : ces repères induisent selon lui une direction lamentable de l’homme contemporain, une sorte d’état d’esprit de plus en plus enraciné, de plus en plus décomplexé. Et comme je me suis trouvé confirmé par Bernanos qui a su trouver non seulement que l’homme contemporain est commencé bien avant le XXe siècle, mais qu’il constitue un déclin et « une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie », que son type-même s’agit « moins de corruption que de pétrification » (page 103) d’un ordre bien plutôt veule que vraiment malin, et dont la docile irresponsabilité est devenue parfaitement intériorisée et acceptée, pour ne pas dire encouragée, au lieu d’une sorte de volonté cruelle ou de conscience résolue : « “Ne te fâche pas, disait le gendarme de Vichy à son compatriote, je m’en vais te livrer à la police allemande, qui après t’avoir scientifiquement torturé te fusillera, mais que veux-tu ? Le Gouvernement m’a donné une situation, et je ne peux naturellement pas risquer de perdre cette situation, sans parler de ma retraite future. Allons ! ouste ! Il ne faut pas chercher à comprendre.” La preuve que ce raisonnement est tout à fait dans le sens et l’esprit de la vie moderne, c’est que personne ne songe aujourd’hui à inquiéter ce policier ou ce gendarme. Lorsque ce brave serviteur de l’État rencontre le Général de Gaulle, il le salue, et le Général lui rend certainement son salut avec bienveillance (page 128-129) ! Et que, chez Bernanos, ce constat ne se départisse pas d’une tentative de responsabilisation du lecteur, d’une adresse à cet imbécile par défaut, d’alertes à sa pensée dégénérée notamment par le moyen de formules brutales, rappelant par exemple contre toute tranquillité que « le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique. » (pages 16-17), qu’à force de confondre la justice et l’égalité « nous supporterions volontiers d’être esclaves, pourvu que personne ne puisse se vanter de l’être moins que nous. » (page 42), ou que pour ce qui est de la conscience collective « épargnez-moi cette plaisanterie, ne me faites pas rigoler ! Il n’y a pas de conscience collective ; une collectivité n’a pas de conscience. » (pages 95-96), ou encore que « le dictateur n’est pas un chef. C’est une émanation, une création des masses. C’est la Masse incarnée. » (page 108), c’est ce qui renouvelle la méthode d’interjection la plus proprement littéraire, celle qui admet qu’un livre et particulièrement un essai doit laisser une empreinte, qu’une œuvre ne peut se permettre d’être anodine, qu’un auteur honorable ne tolère pas même son innocuité. Or, selon un tel projet et grâce à l’analyse impartiale de ce que la conscience contemporaine est à ce point endormie qu’il faut à présent l’insulter, l’humilier et la heurter pour y soulever un moindre ferment de réflexion, les procédés d’écriture dirigent l’écrit vers l’efficacité, ce qui est bien le style de celui qui considère son propos une nécessité et pas, comme tant d’autres (et notamment comme tant de philosophes, et même la plupart sans doute), une simple décoration. C’est bien en cela que, je trouve, que Bernanos rompt avec lui-même : son romancier est une froide figure d’apparat, son essayiste est une brûlante conscience, en quoi Bernanos duel se désavoue et ne peut pas ne pas sentir son altérité et son jeu. Il se voit brillant dans la fiction après s’être senti vrai dans l’article, mais le premier est une parure, le second un état – ce que son égo doublé d’alter n’ignore pas. Quant à savoir si cet ouvrage mérite d’être acheté et lu, je dirais qu’après l’avoir si méthodiquement épuisé dans ma critique, je n’en laisse pas beaucoup à apprendre d’autre, même en le parcourant « dans le texte ». Pour moi, ce constat n’est qu’une supplémentaire confirmation, quoique sagace, de ce que mes analyses du contemporain avaient déjà révélé ex nihilo ou ex usus, à savoir, globalement, que depuis la fin du XIXe siècle l’homme se définit plutôt comme une tendance ou comme une pente que comme une conscience ou comme une volonté : il est une inclination sans direction, ce qui, selon le mot de Nietzsche, le rend inaccessible à la grandeur, puisque « grandeur signifie direction. »

 

Post-Scriptum : J’ignorais, comme vous sans doute, les éditions « Louise Bottu ». Leur ligne semble bonne, leurs intentions honorables, leurs interviews moins émaillées de platitudes complaisantes que d’autres, mais avisez-vous de leur demander s’ils lisent les manuscrits, c’est encore : « Oui bien sûr. Toutefois, sachez que nous sommes actuellement très en retard vu le nombre de manuscrits reçus et que notre programme de publications est fait pour de longs mois. » Or, il n’est peut-être pas inutile de décoder ce message, pour le profane intelligent que j’ai encore l’honneur de servir ; en langage d’éditeur, il signifie : « On ne vous empêche pas de nous envoyer un texte, si vous y tenez, mais nous ne vous répondrons pas quoi qu’il arrive. Est-ce donc que vous pensez que notre programme n’est pas bouclé pour les sept ans à venir avec rien que les contrats que nous avons déjà en cours avec nos auteurs, sans parler de leurs amis et des nôtres ? » Il est dommage et même paroxystiquement ironique, à mon sens, que des éditeurs qui font profession de faire connaître de grands engagés comme des Nietzsche, Péguy, Bloy ou Bernanos, n’acceptent pas de valoriser au pied levé et au cœur même de la bataille de nouvelles voix quand elles sont braves, saillantes et belliqueuses, au prétexte qu’on n’y entre pas comme ça et qu’il y a auparavant toutes sortes de délais, procédures et préséances à respecter. Ça vaut bien la peine de cultiver une image de subversion et de vivacité si c’est pour accorder tant de crédit à des usages fonctionnaires. Au surplus, de tels éditeurs se contentent alors de tirer leur bon argent d’auteurs véraces et désespérés qui sont morts et qui, ayant eu l’esprit avisé autant qu’acéré sur les travers du livre, ne peuvent plus les calomnier pour ce qu’ils sont.

 

À suivre : Fusées, Mon Cœur mis à nu, La Belgique déshabillée, Baudelaire.

 

« L’idée qu’un citoyen qui n’a jamais eu affaire à la Justice de son pays, devrait rester parfaitement libre de dissimuler son identité à qui lui plaît, pour des motifs dont il est seul juge, ou simplement pour son plaisir, que toute indiscrétion d’un policier sur ce chapitre ne saurait être tolérer sans les raisons les plus graves, cette idée ne vient plus à l’esprit de personne. Le jour n’est pas loin peut-être où il nous semblera aussi naturel de laisser notre clef dans la serrure, afin que la police puisse entrer chez nous nuit et jour, que d’ouvrir notre portefeuille à toute réquisition. Et lorsque l’État jugera plus pratique, afin d’épargner le temps de ses innombrables contrôleurs, de nous imposer une marque extérieure, pourquoi hésiterions-nous à nous laisser marquer au fer, à la joue ou à la fesse, comme le bétail ? L’épuration des Mal-Pensants, si chère aux régimes totalitaires, en serait grandement facilitée. » (pages 32-33)

 

« Ils avaient combattu en citoyens, ils s’étaient acquittés en masse de ce devoir civique, ils étaient allés là-bas comme aux urnes – beaucoup plus tranquillement, d’ailleurs, qu’ils allaient aux urnes, car ils sentaient bien que c’était une besogne sérieuse, et qu’elle durerait longtemps. Bien loin que la guerre ait fait d’eux des révoltés, elle n’a jamais seulement réussi à en faire des aventuriers. Ces hommes, qui semblaient avoir tant de fois joué leur vie pile ou face, étaient les moins joueurs des hommes. Car ils n’avaient jamais réellement joué leur vie pile ou face, ils l’avaient engagée tout entière dans une besogne – qui était d’ailleurs réellement un métier, un métier qu’ils avaient appris comme n’importe quel métier, où ils avaient d’abord été des apprentis – c’est-à-dire des « bleus » – puis des anciens – et ils ne boudaient pas à la besogne, ils finissaient toujours par en venir à bout, sans rien faire de trop mais aussi sans rien bâcler, avec leur prodigieuse conscience ouvrière. Ils ne jouaient par leur vie pile ou face, ils ne la risquaient pas, au sens exact du mot ; on la risquait pour eux, et ils trouvaient ça parfaitement légitime, ou du moins inévitable. Aussi longtemps que l’entreprise n’était pas achevée, ils eussent rougi de discuter là-dessus avec l’entrepreneur, mais ils se promettaient bien de vivre tranquilles dès qu’ils auraient quitté le chantier. Naturellement, cette peinture ne ressemble pas à celle des calendriers de la guerre… » (pages 57-58)

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