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Henry War
25 août 2021

Que les passions s'épuisent

Je me souviens de l’Angoisse, un soir où je me persuadai de devoir reprendre l’écriture de mon roman ArkOne après presque une année d’arrêt, à l’idée de cette œuvre en attente qui n’était alors pas rédigée au tiers. Toute son intrigue était pourtant minutieusement planifiée par chapitre, mais une habitude de l’article, une sorte de priorité et d’urgence surtout que j’accordais à cette forme en vertu de la réalité qu’elle examine plutôt que d’une fiction à explorer, m’avait fait un devoir impérieux de n’y pas déroger, et j’anticipais déjà que le retour au roman exigerait de moi une grande assiduité avec abandon temporaire de mes Discussions. Je disposais certes d’une longue avance dans la publication de ces réflexions, une dizaine de mois séparaient leur rédaction de leur édition au rythme d’une parution tous les trois jours, néanmoins je devinais qu’il me faudrait sacrifier en partie leur écriture à l’autel d’ArkOne, même si le rare lecteur de mon blog, lui, ne s’en apercevrait pas.

Produire un roman est d’évidence une tâche au long cours, il ne fallait pas m’illusionner sur la possibilité de m’y livrer à mes heures perdues, en dilettante. J’avais d’ailleurs interrompu l’écriture du récit sur une difficulté narrative par laquelle il me faudrait justement recommencer et trouver des enchaînements délicats. Le labeur m’apparaissait donc dans sa globalité, dans sa durée, dans son ampleur, et si je ne rechigne pas au labeur – j’avais à l’occasion relu ce début que je continuai de juger bon, et je m’étais maintes fois prouvé, en le prolongeant quelquefois d’une page ou deux, que je n’avais pas perdu ma capacité d’y intégrer de respectueux ajouts, en somme j’étais bien assuré que je savais toujours écrire ArkOne –, la dimension de cet effort, pour lequel je n’avais nulle certitude de la nécessité, me communiquait bien de l’appréhension comme au seuil d’une erreur dont l’engagement est sur le point de vous coûter cher. Je ne suis pas de ceux qui se livrent à un travail sans le mener méthodiquement à terme, par hasards, par faiblesses de la volonté, par caprices, et l’arrêt que j’y avais mis m’avait été dicté par le profit supérieur de travaux plus compliqués et d’une autre nature, philosophique et polémique ; or, combien de temps allais-je dépenser sur cette œuvre imaginaire, peut-être sans avantage ? Mes fictions, tous mes livres en général, pour des raisons qui ne dépendent peut-être pas entièrement de leur nature, ne m’ont rien rapporté, mais au moins sur mon blog mobilisais-je une poignée de lecteurs, ainsi que des réactions sur quelque réseau social, nourrissant par très lents progrès une vague publicité. Du reste, mes Discussions me passionnaient, dévoraient ma contention et absorbaient mon goût du perfectionnement ; je sentais combien elles parvenaient à développer mon esprit : je redoutais, à les abandonner même de façon provisoire, de stagner, idée qui m’est insupportable et qui provoque toujours chez moi un incommensurable mépris.

La fiction est toujours contemplation, même si elle implique une extrême rigueur. J’ai déjà expliqué combien il diffère de transmettre des images plutôt que d’expliciter des raisons. J’avais estimé que le second procédé est foncièrement plus difficile que le premier, et renoncer au difficile, pour moi, est toujours une douleur, je ne m’y résignais pas facilement, j’y répugnais et résistais beaucoup. Mais aussi, j’étais au point où, faute de reprendre bientôt mon roman, je sentais que j’allais l’abandonner pour toujours, que mes dispositions d’esprit s’en éloigneraient sans espoir de retour, qu’il ne serait plus question de m’y replonger d’ici un ou deux ans. Rien de plus inutile que d’essayer, par exemple, de compléter une œuvre oubliée de jeunesse. Or, ça faisait déjà un an. S’il m’est en effet douloureux de perdre du temps, en toutes circonstances, douloureux aussi de consentir à avoir perdu du temps. Les 27 000 premiers mots d’ArkOne étaient bons, et sans doute ne retrouverais-je plus jamais ensuite la tentation de les poursuivre. Il me faudrait jeter ce début ou, du moins, le considérer comme un exercice, comme une simple étude ancienne… ce qui, admettons-le, reviendrait à peu près au même.

Tout bien compté, je m’y engageai donc, un soir ordinaire, sur le fondement d’incitation sérieuse et de cette perspective d’abandon auquel je ne pouvais me résoudre, car je pressentais que, faute d’achever ce roman, jamais je ne pourrais en enchaîner un autre : je retournerais donc à ArkOne, je retrouverais Robbie et Susan, je revivrais au milieu de leur Cité-oasis artificielle au sein d’un désert aride et vaste comme le monde, j’y sentirais de nouveau les émois d’êtres vivant en mon esprit, j’en partagerais les expressions, les impasses de la pensée et les douleurs du cœur. Peut-être aurais-je d’ailleurs l’occasion – et je l’augurais même comme un projet – de communiquer des réflexions qui fussent transposables à la réalité, de sorte qu’ainsi je pourrais poursuivre en partie mes « Discussions » par ce biais et concilier les exigences des deux formes – ce serait indirectement, bien entendu, par touches savamment dosées. Je m’y résolus en allant dormir, difficilement capable de me concentrer pour lire, et plus tard l’extinction des lumières me fit l’effet d’un enfermement dans une boîte pleine de circonspections. Je devais planifier, m’adapter à cette pensée de séjourner longtemps à ArkOne, considérer ce projet fermement arrêté, m’imprégner de toutes les conséquences d’une telle décision – je suis long à me décider, mais mes décisions, une fois motivées, ont un caractère de grande inflexibilité. Réorganiser ma machine, m’investir dans cet acte. La peur. La peur du temps considérable que j’allais y passer. Modifier mes dispositions d’esprit au moment d’écrire : ne plus chercher dans ma raison mais dans mon imagination – il n’est pas si simple, par exemple, quand on n’a qu’une demi-heure, d’allonger une scène plutôt que de prolonger un raisonnement, et je ne me figure pas non plus écrire de la fiction sur mon lieu de travail. Il fallait surtout ne rien gâcher, ne rien trahir de ce qui avait été déjà composé. Ma crainte, c’était qu’en revenant en arrière, ou bien mon esprit fût réduit et forcé à quelque état primitif de moi-même, ou bien que la tonalité du début de récit fût radicalement altérée. 

(Heureusement, nul de ces phénomènes ne se produisit, car non seulement les pensées figurant dans les pages préécrites n’entraient pas en contradiction avec ce que je continuais de penser sur l’art du roman et sur ce qui constituait l’intrigue, mais il est dans la nature d’un livre de se complexifier à mesure que le lecteur s’y enfonce, de sorte que l’approfondissement des univers intérieurs tel qu’on le rencontre dans ce roman, je crois, n’y semble jamais une rupture mais une envoûtante continuation, comme une plongée de plus en plus émouvante et troublante dans des mystères et des révolutions.)

Je m’endormis un peu tard, cependant je me rappelle qu’après toute cette cogitation, à l’instant même où mon esprit commençait à sombrer, je me dis : « N’importe. L’inquiétude est passée. Tu t’y attèleras. Le temps de l’angoisse est terminé. Tu peux être serein, à présent. Il n’y a plus rien à délibérer. » Et, soudain soulagé de ce fardeau, je m’endormis sur-le-champ et passai une excellente nuit.

Le lendemain matin, je ne retrouvai plus les affres que j’avais rencontrées la veille. Ni ensuite. C’était bel et bien derrière moi ; le projet était fixé, mon esprit était déjà entré dans sa réalisation, il ne restait qu’à organiser pragmatiquement l’écriture, ce que je savais faire. Cette absence de tergiversations après coup vient peut-être de ce que je n’ai pas un esprit de regret : je fais les choses, ou bien je me résous à ne pas les faire, mais c’est toujours avec conviction et non par fatalité ; rien ne m’entrave jamais à la manière de procrastinations, rien ne me travaille comme des incomplétudes ou des hésitations ; j’entreprends toute action comme ferme décision d’agir ou comme résolution à ne rien faire, mais tout est bien conscient et justifié en mon esprit, je n’ai jamais de demi-volonté atermoyée, je ne nourris points des balancements sur mon rôle et sur mes gestes. Quant au reste, à ce dont je ne puis rien, les bons souvenirs, les fautes passées, les impondérables indevinables et les destins tragiques, je n’en entretiens ni le culte ou la crainte parce que c’est inutile et puéril, et c’est par logique et à force d’intellections que je ne suis ni un être de nostalgie douceâtre ni d’appréhensions superstitieuses : je sais la vanité des deux, et j’ai l’esprit entraîné à ne pas se laisser emporter à ces sortes de confort et de romantisme débiles.

Puis, après cette brusque retombée de mes passions, je ne pus m’empêcher de vérifier, en y réfléchissant, qu’ainsi vont toutes les peines et tous les effrois dès lors qu’on n’aspire pas à forcer leur réanimation. Tout ce qu’on perd et ce qui nous impose sa violence mentale, comme un rendez-vous important ou un accident récent, après qu’on y a abondamment réfléchi ne suscite plus guère de tensions en nous. Ces événements, nous les avons, longuement et j’ose dire souvent à force d’y revenir, revécus en pensées, dans nos rêves aussi sans doute, et c’est comme si nous les avions expérimentés trop de fois, comme si une lassitude commençait à nous en faire éprouver la langueur et l’ennui. Les tourments s’épuisent eux-aussi, ainsi que toutes les passions suffisamment considérées : précisément, ça suffit, on ne redoute plus de sacrifier leur cause qui a cessé de présenter le caractère de la nouveauté et donc de la pointe, de l’atteinte. Au lendemain de telles pensées, en bien d’autres occasions de l’existence, j’ai affronté d’assez dures épreuves sans plus de souci qu’un vague délavement après la pluie, que l’impression d’une redite étonnamment drôle et étrangère, comme un film qu’on se rappelle en le vivant, comme un déjà-vu ennuyé ou vaguement curieux dont on espère le passage bref vers quelque renouveau plus essentiel et plus vif. Une manière d’usure s’est emparée de nous à la répétition d’une crainte, on peut n’en ressentir que le désir d’en être débarrassé, le principal de l’émoi est asséché, relativisé, vidé d’une partie de sa substance, de sa nouveauté qui faisait sa vitalité – c’est trop tard, on s’en fiche, c’est déjà comme fini avant même que réalité soit entamée. Ainsi, tous les pleurs et les tremblements servent à laver l’esprit de son émotion : on a souffert avant le mal, tout ce qui peut advenir ne vaudra jamais cette souffrance agitée, on a épuisé l’inquiétude par le tourment. Et c’est ainsi que j’irai, par exemple, froid et calme même à la mort pour autant que je m’en sois représenté la pensée une heure : c’est l’avantage d’être penseur et écrivain, rien de réel ne me surprend plus après y avoir vraiment songé, parce que la pensée m’est une réalité, parce que rien de ce que j’imagine n’est pour moi, comme on dit, de la « littérature » ; j’ai déjà vécu vraiment tout ce que je pense. Tout. Et j’ai pensé à bien des situations, à bien des événements émouvants qui me sont ensuite arrivés ou qui ne se produiront jamais…

Tout ainsi s’intègre en nous et passe : les passions folles, oppressées et empressées, se diluent dans la sagesse qui les conserve alors comme des faits vécus et non plus comme des perspectives de terreur d’où tout peut imprévisiblement surgir. C’est possiblement l’effet d’un lointain instinct qui refuse à nous faire entretenir des angoisses qui nous rongent : la peur doit servir uniquement à la réaction, mais l’entretien de la peur nuit à la santé, raison pour laquelle il n’existe pas, je crois, à l’état naturel, d’animal chroniquement stressé. L’intellection humaine, au surplus, permet, dans un monde aussi bêtement prévisible que le nôtre, d’anticiper les périls et les coups ; je n’ai, quant à moi, jamais été surpris par ce que j’avais assez imaginé pour autant que j’y eusse appesanti un moment ma pensée. Toutes existence et expérience de la grandeur se résument peut-être à cela : aspirer à renouveler les émois quand les précédents sont épuisés, plutôt que les ressasser sans oser en vivre de nouveaux. Le sage, lui, va de l’avant et ne se laisse pas envahir par des anecdotes qu’il décèle répandues et dérisoires, en les regardant de l’intérieur c’est-à-dire aussi de haut ; or, tout dans la vie n’est qu’anecdotes. Sa paralysie et sa contraction ne durent qu’un moment bref, il ne se complaît pas à se crisper dans la contemplation, variable à l’infini, de son mal, il le traverse en le relativisant, il le voit en rêve comme un autre lui-même qu’il juge, il en ressent l’atteinte, il a bientôt déjà vécu tout cela en pensées et il devinera vite qu’il perd son temps à s’y attarder encore : il veut autre chose à vivre, en quête d’expériences que spirituellement il n’a pas déjà éprouvées. Du reste, il n’ignore pas que la douleur fait partie du voyage ; non, il sait que le voyage est la douleur, qu’il n’est pas de mouvement sans l’impact de l’air sur le corps, que la douleur le renforce dans son allure parce qu’il sent alors combien rapide est son avancée, aussi prétend-il plutôt à provoquer ces risques et ces coups plutôt qu’à les fuir et qu’à entretenir la crainte et les regrets des risques passés. C’est ainsi qu’il ambitionne en permanence, sans dévier de cette boussole et de ce cap, à se recomposer indéfiniment une identité qui à la fois absorbe et aspire sans cesse les tourments, et qui progresse de cette manière sans discontinuer par l’effet salutaire d’une nuit perpétuelle qui noie le malheur en songe – la définition-même de la sagesse dans la vitalité.

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