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Henry War
28 août 2021

Ceux qu'on ne peut plus humilier

Il existe bien des façons d’abrutir un homme, de le dégrader, de le réduire ; pourtant, les moyens d’y totalement parvenir sont malaisés : un sursaut souvent étreint l’esprit humain où, même maltraité, réside un reste de résistance personnelle qui l’incite à ne pas profondément se replier, s’avachir ou déchoir ; il ne se dévoie alors jamais complètement ; un acier plié au-delà d’une certaine force tend à se rompre – il y a de l’acier dans l’esprit –, et la personne assujettie à ce point de tension préfère encore mourir. Un fond de valeur émane toujours des êtres qui se sont constitués un principe même lointain d’élévation, de distinction ou de grandeur – car on ne peut vivre sans s’estimer, il faut se croire ressembler à un modèle même vague, on tâche toujours à se conformer à une vision fixée comme potentiel accessible. C’est qu’on n’efface pas un idéal aussi facilement, il en reste une chaleur, une aura, une couleur, atténuée peut-être mais qui ne peut s’effacer ni s’altérer tout à fait, en tous cas s’inverser, et qui continue de servir de repère à celui qui, autrefois, entretint le sentiment de sa dignité ou l’espéra, et qui le poursuit comme un but constant ainsi que l’image de ses héros intériorisés de fiction. On ne lèse pas ni n’abaisse un individu sans y soulever une moindre conscience de son altérité d’avec son passé et d’avec son idéal. On n’avilit jamais entièrement ce qui conserve en idée une noblesse, ce qui garde une mémoire de ses actes et de ses rêves passés, et qui, à grands cris de l’âme, ne se résout pas d’abandonner sa cohérence.

J’ai vu pourtant, j’ai bien vu la meilleure façon, économe en énergie et en violence, d’y réussir – je l’ai vue une fois, et dorénavant je la rencontre partout, elle surgit avec omniprésence de la toile de la réalité même comme une interprétation, comme une hypothèse que confirme à présent le monde en tous lieux ; elle imprègne tout l’homme, elle est son support et son motif principaux, découverts, révélés, pour toujours. Si par exemple vous regardez une plante avec le sentiment nouveau d’attributs vivants, et si vos examens corroborent la vérité de ce sentiment, la plante change à votre perception, ce n’est plus la même plante : ainsi regardé-je l’homme contemporain en la façon dont il a accepté et participe à son avilissement.

Notre système écrasant osa autrefois, paraît-il, réclamer de ses travailleurs des tâches impossibles pour briser en lui l’impression de sa capacité et de sa valeur : il trouva pourtant que ça ne marchait pas tout à fait, parce que ces travailleurs ressortaient en quelque sorte élevés des efforts qu’ils avaient nourris à répondre coûte que coûte à ces objectifs extraordinaires autant qu’inatteignables. Si ne pas y parvenir ne les humiliait pas, c’est parce qu’ils se sentaient encore grandis de volontés surprenantes qu’on leur exacerbait et qu’ils avaient su déployer comme des ressources intérieures, insues et déduites par l’effort. Par leur œuvre si réelle, même sans réussir jusqu’à l’inaccessible degré qu’on leur avait défini, même si de désespérantes autorités leur reprochaient ensuite facilement l’échec, ils se savaient avoir agi avec vaillance et insistance, ils n’imaginaient pas comment on eût pu faire mieux à leur place, une valeur les étreignait malgré tout, ils avaient indéniablement développé des facultés, n’étant atteints que dans leur obéissance et nullement dans l’estime de leur œuvre : en leur humilité, ils recevaient paradoxalement tout blâme avec la fierté du service rendu, du meilleur effort personnel possible, du plus efficace don d’eux-mêmes. Ils se savaient avoir évolué, fût-ce dans l’accablement le plus radical de leurs forces et de leur volonté, et leur insuffisance ne résonnait pas entièrement pour eux comme un abandon ou une lâcheté. Ces êtres n’étaient pas foncièrement dégradés, je veux dire en et pour eux-mêmes, mais ils s’étaient brisés « au travail », voilà. Un forçat jamais ne fut quelqu’un qui se méprisa ou qui se figura in petto le mérite de son état. On ne délabre pas un caractère et une conscience par le travail, car dans n’importe lequel, même le plus durement stupide, l’esprit humain trouve quelque chose à s’améliorer. On peut exceller aussi bien à casser des pierres, et y concentrer son application jusqu’à un bon rendement et une performance réelle, inimitables, idiosyncratiques, preuve d’une individualité.

Pour briser un individu, la méthode du discrédit, dont on opéra la variante en imposant à des employés isolés des tâches stupides ou même une absence de tâche – il s’agit alors plus efficacement d’induire par le désœuvrement la supposition qu’une personne, au contraire, n’est capable de rien et ne mérite pas qu’on lui confie une moindre mission – fonctionne encore imparfaitement ; elle n’a de succès, elle aussi, que sur des personnes déjà affaiblies et sans jugement sûr de leurs valeurs, sans même de critères de grandeur, souvent dépendantes aux regards, déjà en cela désindividualisées et fragiles, et, dans une société contemporaine du droit socialiste, elle est devenue opposable par toutes sortes de recours qui permettent à la personne diminuée de recouvrer le sentiment de sa dignité grâce à l’établissement solennel d’un double statut à la fois de victime – elle, bafouée – et d’agresseur – l’odieux pervers.

Mais j’ai vu, quant à moi, l’abjection insidieuse, la déchéance invisible, la servilité la plus ordinaire et en cela pour moi la plus insupportable, étendue à l’échelle de toute une société, et que rien ne pouvait corriger ni que personne n’aurait souhaité réparer – oh ! tel renoncement d’exigence et de toute propreté humaine, et pourtant, curieusement, rendu à présent presque insensible, insensible parce que fondu inextricablement en toute réalité humaine comme une toile qui m’environne ! Et cela, je l’ai perçu et je puis à présent en témoigner à la sordide façon dont le Contemporain réagit quand il est assigné à une nouvelle obligation professionnelle.

Il ne réagit pas, voilà : il s’en fiche ; je jure que c’est un simple fait sans rancune. C’est une information à peu près neutre pour lui, une de plus, qui le dépasse et le submerge comme tant d’autres. Il ne s’en s’inquiète que pour le temps et la difficulté supplémentaires que cela risque de représenter dans son travail. Il craint surtout de ne pas comprendre, appréhende l’exaspération de ses faibles ressources cognitives, si certainement limitées. Il cherche fébrilement quelqu’un, un soutien, qui, après l’explication, pourra leur réexpliquer, ou mieux : leur montrer matériellement ce dont il s’agit.

Il prend la tâche comme un fait admis, sans réfléchir, se mettant automatiquement en disposition mentale d’y répondre. Il veut indiquer par là qu’il n’est pas si stupide, et cette disposition et cette crainte impliquent à quel point il l’est : d’ailleurs, les questions qu’il pose sont tout sauf de vraies questions, des postures obligeant à maintes répétitions. Surtout fonctionnaire en pensée, il a oublié peu à peu en quoi il est professionnel, et que son rôle et son expertise consistent en ceci ou cela, pas d’abdiquer à une autorité. On ne lui a pas demandé son avis, il est vrai, mais sa réaction amorphe, apathique, décérébrée, montre bien comme on a eu raison de s’en abstenir : il n’a pas d’avis, a priori ni a posteriori. Il a cessé depuis longtemps de rendre des opinions et des préconisations : cela le dépasse ; non, pire : cela le désintéresse, car c’est sérieux et compliqué, et il ne veut pas avoir affaire avec ça. Tout ce qu’il préconise, à la rigueur, c’est sempiternellement d’être payé plus et d’obtenir un travail moins exigeant. Ainsi, c’est simple, et il n’y a pas à songer davantage. Le domaine de compétence, la philosophie, l’idéal, ce n’est pas à la portée de gens qui, déjà, ne lisent plus.

Ce qu’il comprend vite, c’est certes qu’il aura à mener des actions, et ce qui le préoccupe dès lors, ce n’est pas l’inanité du procédé quel qu’il soit auquel on l’oblige, c’est seulement la nouveauté à laquelle il va être tenu : mais quand on l’informe qu’il n’aura, dans tout cela, absolument rien à faire de difficile, il est soulagé, satisfait, heureux, et se met à juger favorablement l’innovation. C’est un bon temps pour lui. Il aura une excuse. Soulagement. Ne rien faire, décidément, est pour lui un grand bonheur.

Cela fait si longtemps qu’on le laisse végéter et croupir qu’il y est accoutumé, qu’il accueille cette situation avec une sorte de ravissement mou, de torpeur, et même : de privilège. On ne le stimule plus par la hauteur d’un effort, par la difficulté d’une mission, par quelque challenge de belle et noble volée, par la correspondance rappelée d’une œuvre continue et d’un niveau d’étude dont il devrait conserver le statut d’émérite, mais, comme on n’a nulle confiance en ses qualités professionnelles, comme on sait que ses efforts se sont arrêtés avec sa formation et avec les premières années de sa carrière, on l’encourage à la paresse, à l’amateurisme, à la délégation de son expertise, on sait qu’on trouvera meilleur et plus impliqué ailleurs, et c’est volontiers qu’il y agrée. On n’a plus besoin de lui ordonner de travailler « au placard » pour le déprimer, comme on faisait autrefois quand on aspirait à une démission : non, il réclame le placard, il se le crée sur mesures ! D’ailleurs, j’ai bien vu : il a du mal à comprendre comment fonctionne sa tâche nouvelle, ce placard qui est pourtant simple ; écouter et apprendre lui sont devenus d’une certaine difficulté, son esprit est pesant, il y a de la lenteur dans ses rouages intellectuels, il s’essouffle à être attentif, il souffre et subit lui aussi de plein fouet les ravages des écrans et du manque de sommeil. Après la réunion, il se souvient peu des consignes et procédures qu’on lui a expliquées, et quand il interroge, c’est pour obtenir une réponse déjà reçue mais qu’il n’a pas retenue ou assimilée, faute d’usage de son esprit et notamment de sa mémoire. On lui demande donc à présent de faire un travail piètre, et jamais son orgueil n’en est atteint : il n’en a pas ; il fait partir de ces gens qu’on ne peut plus jamais humilier. Si l’on exige de lui, plus tard, de nettoyer ou de préparer quelque chose de mineur, si on lui propose d’agir ainsi sur son temps réglementaire à la place de son vrai travail originel, il acceptera avec un certain entrain, de cet entrain piteux de celui qui se sent responsable d’une mission à sa portée, à son niveau, pour ne pas dire : à sa pleine mesure.

 Il y a même, figurez-vous, maints volontaires pour ces nouvelles fonctions ! Et voilà pourquoi : il a oublié toute dignité à être, toute dignité à faire, toute dignité à conduire une pensée et à commettre des actes, c’est-à-dire qu’il a renoncé à un accomplissement. Ce n’est pas seulement une question de résignation ou de fatalisme parce qu’on l’aurait accoutumé à être ignoré : il n’y voit tout simplement pas d’objection, il n’y voit tout simplement pas l’abjection ; mais c’est bel et bien qu’on l’utilise comme second œuvre, comme personnel non qualifié, comme corps. Il est incompétent, il accepte cette appellation ; du moins est-il devenu incapable de mesurer lui-même où se situe sa compétence : il ne rend certes rien de ce que de bon aloi on appelle un effort. On lui demande de faire n’importe quoi, et il n’entend pas où est le problème, car il est payé au prix d’un professionnel. Et s’il n’a pas honte, c’est qu’il ne se représente pas lui-même une valeur supérieure à cette tâche : son esprit n’y voit pas plus de relâchement que pour tout ce qu’il fait de reste ; il n’y a pas de différence avilissante pour lui entre cette mission dérisoire et ce pour quoi il est formé, car il fait tout cela avec aussi peu d’application et d’exigence, avec aussi peu de fierté. Il ne se sent pas dégradé, jamais ; il consent surtout à ne pas être dignifié, ce qui lui réclamerait un effort plus grand auquel il rechigne désormais.

 Alors comment parvenir, sans résistance, et avec son consentement même, à abrutir, à dégrader un homme, à le réduire à rien ? Agissez avec lui comme il tend à le vouloir de nos jours, en le prenant en charge, en le déresponsabilisant comme un petit enfant, en lui marquant ses misères et en lui cachant ses vices ; rendez ses obligations un peu moins lourdes ; acceptez avec douceur ses revendications les plus molles par exemple pour qu’il marche un peu moins, pour qu’il préserve sa voix, pour que son initiative soit rare, pour qu’il ne réfléchisse plus et obéisse strictement à des routines et des procédures qui dépendent d’un autre ; faites en sorte, puisqu’il devient paresseux et incapable d’expertise, de l’évaluer moins souvent, de lui imposer peu d’objectifs, de lui accorder uniquement de ces symboles qui le valorisent à l’occasion.

Un Juif des camps de concentration, avili à l’ultime degré, traité comme un animal – pire encore qu’un animal : comme un animal d’abattoir – , avait encore l’avantage de n’être pas content de son sort ; on l’avait fait une bête, mais c’était bel et bien une bête domptée ou rétive, sans consentement ou dont on avait forcé le consentement : ce refus noir en lui ou sa maladive mélancolie, c’était son humanité, c’était sa dignité, c’était sa grandeur, sa conscience outragée qui ne se résolvait point tout entière à l’anéantissement ; il en résultait une humeur de dépit et de mécontentement. Mais l’homme contemporain, lui, est plus bas : rien ne l’a obligé à cette mésestime totale qui pleut sur lui et qui l’infantilise au dernier stade d’une vilénie exécrable ; pire, il l’a voulue, il la souhaite, et ce « camp » d’inanité est un parc d’attraction qui lui donne du temps libre pour vaquer. Sa vie est un repos d’anéantissement ; il est fatigué, par contraste, pour ne faire qu’exister.

Ah ! j’ai vu l’homme d’aujourd’hui ; je l’ai vu, bien vu. Il ne faudrait jamais – On aimerait, après cela, pour n’être jamais associé à de telles gens –

Au-delà ?... Oui, c’est vrai : il ne faudrait jamais être un homme, jamais un individu d’aujourd’hui, dans une assemblée de ses contemporains.

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