Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
20 décembre 2021

Une ère de l'avérité

Nous vivons une époque étonnante et inédite de foncière indifférence à la vérité, d’un extrême relativisme par rapport aux faits, une époque où la paresse de vérifier une assertion et l’inconnaissance de repère scientifique, si répandues, amènent continuellement le contemporain à accepter et à rejeter, tout à fait à l’intérieur ou en-dehors de son esprit, ce qui ne s’intègre pas facilement dans le champ d’un système de valeurs plutôt réduit dont la cohérence tient surtout à un aveuglement volontaire, à une limitation perpétuelle de la considération, de l’examen et du jugement pour toutes sortes d’objets. Concrètement, nous vivons l’ère où un astrophysicien de renom peut affirmer qu’une sonde artificielle issue d’une intelligence extraterrestre a traversé notre galaxie, sans soulever force réaction ni parmi les peuples ni dans les médias ni au sein de la communauté scientifique. Ce genre de réalité demeure seulement en loindans la conscience du particulier, il figure dans la sphère des « possibles », un certain temps dans un recueil-fatras de la mémoire, mais il n’atteint pas, ne s’introduit plus, n’affecte pas davantage qu’une histoire dans un livre. Il semble qu’à présent on puisse aisément choisir les faits qui sont vrais et ceux qui sont faux ; il n’y a plus, en somme, que des faits qui nous sont vrais ou faux, ce que certain conseiller de Mr Trump appelait « réalités alternatives ». Or, jamais depuis le XIXe siècle, je pense, les hommes n’avaient été aussi nombreux à croire, mais à croire avec la conviction de la science et des faits, que la Terre n’existe que depuis cinq mille ans et que les hommes de la Préhistoire ont fréquenté les dinosaures. L’esprit humain contemporain, bizarrement, n’a plus nul besoin de preuve : comme je l’ai déjà expliqué ailleurs, il trouve la thèse, et ensuite vient la preuve ; il sait d’abord ce qu’il veut savoir, ce qu’il a préférence à savoir, et c’est après qu’il échafaude la démonstration correspondante pour se conforter – idem pour la dénégation. Or, ce processus n’est pas, selon moi, dû à ce qu’on pourrait supposer d’évidence et que j’intitulerais la « complexification des savoirs », complexification qui l’obligerait à refouler d’office ce que, faute d’expertise personnelle, il ne peut ni inférer ni réfuter par lui-même ; en effet, cette cause est au moins partiellement illusoire, parce que le contemporain conserve ce relativisme factuel pour tous sujets y compris ceux qu’il pourrait démêler sans beaucoup de difficulté notamment avec les moyens de communication développés auxquels il a accès. Non, manifestement il ne veut pas se renseigner, se documenter, il s’y refuse sur la plupart des données qu’il pourrait vérifier, quoique sans accorder confiance ni vraiment la refuser, gardant constamment ce doute en lui, une forme de doute vague et morne qui, admettons-le franchement, signifie qu’au fond il s’en moque, avec ce qui n’entre pas dans ses intérêts les plus stricts et immédiats. L’absence fondamentale de culture de la vérité, le dédain sans rancune exprimé à l’encontre de tout ce qui ne contribue pas à l’image de soi ou aux loisirs (et la controverse n’est plus un loisir) est en cela un argument bien plus propre et efficace à expliquer ce désintérêt moderne pour la réalité des phénomènes que la teneur ardue des savoirs modernes : le contemporain n’a guère besoin de vérité, la vérité lui est même, pour de nombreuses raisons, un embarras et une contrainte, un empêchement à vivre, parce qu’il lui faut toujours, au moins provisoirement, s’y pencher, s’y appliquer, s’y efforcer et fixer ensuite la forme de ses conceptions d’une façon qui suppose des certitudes et des compétences et qui s’inscrit dans une manière de fermeté et de mémoire, dans une manière de difficulté et de risque, dans une manière de permanence et d’identité – toutes façons d’irrémédiable vertigineux et inconfortable en ce qu’il l’enferme dans un choix. Il est vrai et relativement logique qu’un mensonge ne lui fait pas grand-chose tant qu’il n’est pas dirigé contre lui du point de vue si bêtement pragmatique où il se cantonne ; tout mensonge touchant à ce qui ne l’affecte pas n’est pour lui rien d’autre qu’une théorie, qu’un concept, qu’une notion détachée et intellectuelle, qu’une abstraction – il ne tient guère à ce qui relève de la controverse, cela l’inquiète plutôt, l’incommode comme une indécence de vouloir s’insinuer en ses idées, ce lui est un vol, un viol, une agression de son « intégrité », une ingérence dans sa structure personnelle, une atteinte en somme, toutes façons d’arguer un droit universel pour se défendre de n’importe quelle représentation périlleuse ou délicate : rien ne doit contraindre au changement, rien ne doit s’imposer à son esprit. Une telle négligence de la vérité indirecte, de ces vérités non empiriques ne concernant qu’une représentation du monde dont l’enfreinte forcée conduit à une contrariété, suppose une façon très singulière de rapport à l’existence, une façon de bornage qui n’a probablement jamais existé dans notre « ère » : un égoïsme – non : un égocentrisme qui se déprend même de la consistance, de la substance de la réalité, qui se départit de savoir au-delà du constat tangible, pour qui une information est une interprétation également recevable et interchangeable, sans importance, sans effet, sans altération sur soi, et qu’il ne faut pas forcer d’insistances, qu’il ne sert à rien de contredire, sauf, en persistant, à devenir indiscret ou discourtois. Je ne puis m’empêcher de trouver dans cette inconsistance un renoncement au jugement, comme si le discernement objectif était rendu, par quelque caractère propre à notre époque, inaccessible et illusoire ; et je songe combien nos sciences sont devenues douteuses au regard des hommes, et notamment la science la plus publiée et entendue des peuples, je veux parler de la statistique qu’on se figure, et pour bien des raisons (pour ne pas dire : à juste titre) une escroquerie. De pareilles « sciences », tant propagées et aux résultats si souvent démentis, ont non seulement introduit, mais diffusé, démocratisé et banalisé le scepticisme au fondement même de « l’âme contemporaine », en l’espèce de colonnes vantardes de chiffres qui ne veulent rien dire ou plutôt qui veulent toujours manifestement persuader en fabriquant sournoisement des interprétations louches, dont les biais multiples en font plutôt, dès l’origine, des tromperies opportunistes que des vérités utiles. Si l’on avait des égards pour ce que j’ai un peu lyriquement appelé l’âme contemporaine, on devrait au moins ne pas permettre aux gens d’aujourd’hui de se rendre compte de ces tripotages qui causent tant de ravages dans son appréhension du vrai, dans son attachement au réel, dans son esprit d’objectivité, dans son goût idéal pour la vérité qui s’en trouve défiguré. Ce galvaudage de récurrentes malhonnêtetés a blasé le contemporain, établissant la justification des sciences par les chiffres – car l’apanage de toute science est de pousser ses fondations sur le nombre – comme seule influence, comme une propagande, comme esbroufe et finalement comme paradigme, une vision tout personnelle de la vérité, auxquels, à force de démentis solides, on pourrait ou non se fier, indépendamment de toute considération critique, en dehors de toute analyse méticuleuse, analyse qui, au surplus, s’avère un épuisement que des statistiques inverses viennent renverser, ou, disons, à la façon d’une simple doctrine à laquelle on est libre ou non d’adhérer, au même titre qu’un parti politique, à très peu près. Si l’on ajoute à cette défiance liée à tant de résultats contradictoires et incompatibles, à tant de « réalités » qui, démontrées « vraies », entrent simultanément en totale et sidérante opposition, comme si la table même qui est sous vos yeux pouvait être aussi bien constituée de verre, de bois, d’eau ou de feu, horizontale et verticale – si l’on ajoute à ça, dis-je, l’intuition de plus en plus souvent confirmée que le développement des sciences ne procède que d’intérêts financiers, et que l’avantage de la vérité incombe non à la démonstration la plus juste et incontestable mais à la promotion le plus ardente et médiatisée, la société crée les conditions d’un malaise du vrai, les circonstances favorables à un relativisme de toute connaissance qui ne serait pas vérifiable immédiatement, attendu qu’on soupçonne à présent même les experts les plus immaculés, ceux dont la parole n’a jamais fait défaut, de ne pouvoir longtemps résister à l’appel de propositions considérablement alléchantes issues des groupes si puissants qui, par leur intermédiaire et en profitant justement de leur image comme d’une publicité, auraient encore des choses à vendre. C’est même l’essentiel, à mon sens, de ce qu’il faut retenir de la crise du coronavirus : le fait objectif a disparu au bénéfice des activités d’influence, et toutes les recherches pour découvrir la vérité ne dépendent que de leur financement ; la condition pour qu’une expérimentation soit entreprise, comme elle s’appuie sur des observations poussées à la limite de l’observable et nécessite donc toujours des fonds pour être approfondie au-delà du manifeste, c’est d’attirer des financeurs qui ont évidemment moins d’intérêt à l’objectivité qu’au retour sur investissement, de sorte que, comme c’est parfaitement justifiable et légal, quand l’expérience a pu échouer, il faut quand même rentabiliser l’étude et fabriquer une façon de communication qui donne à voir comme utile voire nécessaire le produit coûteux et misérable qui en est sorti. Et je crois bien, à tous les témoignages que j’ai reçus, qu’il n’existe plus une science, plus une seule, qui ne se fonde au préalable sur le rapport d’une opportunité prospective avant de pouvoir seulement être réalisée : on lance un appel à financement sur l’exposition extrêmement préparée d’un projet dont on doit augurer comme promesse la réalisation et le triomphe, et il faut bien sûr que cette concrétisation attendue de la recherche soit le plus vraisemblable possible, datée si possible, pour attirer des investisseurs toujours assez vigilants et prudents. Soit ! rien de scandaleux dans ce procédé libéral, mais comment voudrait-on que le contemporain accordât sa confiance à un fait soi-disant « prouvé » de cette manière, sur un fondement aussi turpide, aussi vicié, aussi évidemment louche que l’espoir de bénéfice, que le désir d’un profit, que l’appât de l’audience et du gain ? Alors, comme il ne peut choisir, manquant de repères et sentant la force souterraine qui incite et insiste, il préfère se démettre et retire son jugement de la partie ; cette économie du vrai qu’il devine, cette tractation des sciences qui ont corrompu leur sain idéal de vérité en se mêlant d’argent et dépossédant de la promotion exclusive de la découverte, cette conséquence moderne qui est aussi bien une façon de complot, comme on dit, que de transaction rentable, le dégoûte d’emblée de se prêter à la moindre spéculation sur ce qu’il faut penser par exemple de telle assertion retentissante et révolutionnaire, il ignore au juste, mais en le subodorant toujours, la quantité d’or corrupteur qu’il a probablement fallu pour en arriver à cette conclusion et les moyens peut-être considérables que des firmes ont dépensés pour insinuer et fixer cette pensée d’estime dans l’opinion publique, il pressent désormais en toute étude le désir de capitalisation et de fortune, et il sait cette volonté d’influence si forte, si mentalement efficace et si prégnante notamment grâce aux médias variés, si multipliée, qu’il ne se prend même plus à argumenter et à débattre avec un autre qu’il suppose exposé à ses effets irrésistibles, même si ce contradicteur se croit véridique et sincère, même s’il le saitvéridique et sincère. C’est au point que le reproche courant de complotisme, il ne parvient plus à l’attribuer justement à quiconque avec certitude, il ne veut plus y regarder de près de peur d’être lui-même confondu, il s’interroge, en loin et ne serait-ce qu’un instant, s’il n’est pas lui-même, dans la créance qu’il accorde aux faits les plus incontestés, la victime d’un complot du banal, de la racole, de la bonne pensée, en un mot : de la morale, qui lui fait admettre des mensonges ou des préceptes mièvres et illusoires au même titre à peu près qu’on enseigne à l’école qu’il faut être démocrate, solidaire, écologue, féministe et végétarien. Il ne s’examine plus, parce qu’il en est venu à craindre d’être fondamentalement un mensonge ! Toutes ces entreprises démesurées et incalculables de lobbying vil et pernicieux lui font une définitive impression d’insidieuse persuasion où il n’ose pas trop voir, où le vertige le saisirait comme toxique, et il se contente d’attraper le principal commun et de s’y accrocher pour ne pas se sentir sombrer dans ce vide bouleversant, quitte à accuser par agacement tout contradicteur de vice essentiel et rédhibitoire, de quoi ne pas paraître un alien au milieu de ses semblables et de quoi faire figure de normalité, bien qu’il n’ait aucune conviction de ce qu’on lui a appris et de tout ce qu’il n’a « vérifié » que du temps où il n’avait point la maturité pour cela, du temps de l’enfance où l’on a pu lui insérer toutes sortes de notions dans le crâne et jusqu’en la conscience en s’appuyant sur l’autorité et l’obligation, quand il était élève, de bien apprendre et recopier ses leçons. Pire : une telle éducation produit l’effet pervers de l’empêcher de savoir seulement ce que c’est que de savoir, de le démettre de l’idée de caractère scientifique, de toute représentation d’une preuve extérieure au sujet qui l’apporte : il ne s’agissait alors en effet que de recevoir des données d’un maître sans jamais les contester, ou plus principalement sans jamais le contester, et toute induction de vérité, établie et solidifiée sur cette base, peu à peu ne dépend plus que de la foi qu’on accorde à ce maître, de sa « bienveillance » et de son « professionnalisme » en tant que « fonctionnaire ». Or, passé l’école, passé ce « sanctuaire » qui institue et dirige exactement la foi en ordre rassurant, tout est évidemment instable, dans la vraie vie tout est méconnu, douteux, étrange, inconfortable, insu ; il peut y avoir des traîtres partout, des persuadés, des exaltés, des fanatiques : il faut donc ne plus jamais chercher à connaître, c’est trop long, interminable dès qu’il n’y a plus d’autorité aisément identifiable et unanimement admise, il vient toujours une contradiction d’une nature technique à laquelle on ne sait pas répondre, il devient risqué et vain de tâcher d’établir un fait comme réel, véritable ou objectif, car tout s’annule, tout se mélange et se fond difficultueusement dans l’inconsistance d’ondes contraires, intentionnées, partiales, accapareuses, inquiétantes et même surpuissantes par rapport à l’individu ; chacun se perçoit le jouet d’un complot auquel contribuent activement et en majorité ceux-là même qui ignorent en faire partie, parce qu’ils ont reçu l’aveuglement de la conviction. Ne pas s’en préoccuper, ou vivre mal : voilà l’alternative ; et qu’importe qu’un physicien annonce demain que la gravitation n’est pas ce qui nous attire vers la Terre, pourvu que ça n’empêche pas banalement de marcher sur le sol ; ce scientifique n’en tirerait d’ailleurs ni gloire ni déshonneur, il pourrait être décrié par des sages, on ne reconnaîtrait pas les sages, et c’est exactement la raison pourquoi on ne cessera pas de lui redonner la parole et de lui prêter la même attention lointaine et vague en dépit de son tort reconnu, parce qu’on s’imagine à peu près que les sages n’ont que l’avantage d’une meilleure publicité, et qu’il en existe peut-être d’autres de plus sagaces qui, méconnus, accréditeraient notre scientifique – qui osera prétendre que j’ai tort ? et a-t-on cessé de lire The Lancetdepuis que la revue a fait paraître un faux absolu dont les auteurs se sont honteusement rétractés sur les méfaits imaginaires d’un produit reconnu, depuis, presque absolument anodin ? Le contemporain, ainsi, ferme son attention au monde par crainte d’être possédé et trahi ; il n’a plus de conscience du monde, il perd, il s’éloigne, il relâche son rapport aux faits ; il se dépossède de sa faculté à intérioriser le nouveau et à comprendre l’étrangeté par souci d’être instrumentalisé ; il se départit du recul, se déprend des théories dont il ne conserve que les synthèses faciles et qui l’arrangent, il n’est pas autant désenchanté que déconcerné : tout l’indiffère, un tout de plus en plus vaste, hormis lui-même, il veut croire tout ce qu’il veut chez lui, à l’abri de sa maison, son sanctuaire. Et je crains qu’il se modèle peu à peu à l’idée terrible selon laquelle l’intérêt du vrai ne réside qu’en la technique de le constituer en produit crédible et persuasif selon l’usage des entreprises dont les employés ne s’interrogent pas si la propagande qu’on leur demande de livrer est juste ou bonne. La vérité est ainsi devenue une marchandise qui trouve de moins en moins preneurs, non seulement parce que tout le monde sait qu’on la lui vend, mais parce que tout le monde peu à peu en vient à faire partie de ceux qui la vendent : tous se défient des marchands parce qu’ils en sont, parce qu’ils savent les règles déséquilibrées de cette transaction mauvaise et omniprésente dont ils ne veulent pas être dupes, étant vecteurs. La science a perdu sa réputation après ses valeurs, elle l’a perdue parce qu’elle a perdu ses valeurs, ayant consenti à être utilisée et détournée largement en de mercantiles et politiques usages, elle est devenue au su de tous un banal outil d’opportunités, et comme elle n’a plus de valeur, son apanage, la vérité, s’est progressivement dégradée en termes d’images, et avec elle sont tombées en désuétude curiosité et controverse, naguère plaisirs, aujourd’hui craintes et peines. Curiosité et controverse ne sont plus vantées que par proverbes irréfléchis et n’existent plus qu’à l’état de vestiges, comme la tendresse qu’on voue idéalement aux bougies, elles sont vécues respectivement comme ces formes d’ouverture et d’insistance qui trahissent le manque de distance au réel, je veux dire le manque de distance à la distance à tout ce qui est présenté comme vrai, autrement dit : vous succombez à la campagne du bureau de propagande, de ce bureau qui, multiforme, exacerbe le goût du vrai pour vous utiliser, et vous y succombez ou bien en leur montrant combien vous leur êtes disponible, ou bien en leur indiquant par votre résistance nerveuse combien vous leur prêtez d’importance : curiosité et controverse à présent sont devenues tacitement, suivant l’opinion de l’humanité nouvelle, au service des influenceurs – au même titre un Chinois a-t-il pris depuis longtemps l’habitude de ne rien croire de ce que déclare son gouvernement : le faux lui est une normalité extérieure, pourvu que chez lui il puisse être tranquille. C’est pourquoi l’homme, comme je l’ai écrit récemment, a fermé un à un ses accès : refusant d’être la proie d’une volonté extérieure qu’il pressent défavorable à ce qu’il ose encore concevoir comme son « intégrité », il s’est bouché, carrément et définitivement, toute possibilité, la moindre, vraiment, d’être influencé. Il vit ainsi son petit cocon de bonheur caché, protégé illusoirement, ouvert à peu de phénomènes et de stimulations, n’affrontant rien par peur de tomber dans le panneau des combats sérieux, sans fermeté, sans preuve de rien, en un château de cartes où le cœur s’affiche sur les murs intérieurs, sans défi d’ampleur, sans être, sans rien savoir, sans tenter d’être une influence c’est-à-dire une grandeur. Il pourrait être au lit en fait, il pourrait rêver son existence et se la savoir rêver, il n’y changerait rien : c’est bien d’ailleurs ce qu’il fait : rêver, et le songe lui paraît préférable à la réalité parce que c’est son songe et que maintes personnes, lui semble-t-il, tâchent incessamment à lui monnayer la vérité, à lui voler une part du songe. Il aime mieux s’illusionner lui-même et avoir au moins cette certitude d’être sa propre dupe ! Il sommeille donc, peu à peu il a oublié le sens d’être, la réalité lui échappe, il le sait tant qu’il s’en moque, qu’il en a pris son parti, comme un compromis, qu’il ne tient pas à être engagé dans la vérité ou la réalité. Déjà, il n’est plus un homme car il ne retient plus les termes du monde, il n’y tient plus, il ne l’estime plus, il ne se confronte plus à rien, son corps ne se cogne plus qu’au matelas et aux draps. Il fantasme des couleurs pas trop vives faites pour ses piètres yeux intérieurs, et il feint de s’émerveiller de tout ce qu’il invente, que tout s’adapte si bien à ses perceptions intimes, et c’est une feinte parce qu’il n’advient jamais rien que ce que son esprit stylé est en mesure de remonter à sa conscience. La vérité et la réalité sont des heurts où donne l’individu, mais le contemporain les a fuies, refusant le combat, désertant la place de la vérité et de la réalité, par conséquent il n’est plus un individu, il n’est plus vrai ni même réel, il est le marchand de rêves, le drogué qui s’auto-administre sa dose, il vit bien, est heureux sans imprévu ni inquiétude, il n’a rien à voir, en tout et pour tout, avec le monde, véritable et réel, au milieu duquel il existe et qui, en cela, par sa fermeté et son prosaïsme, par sa matière même, vaut déjà infiniment mieux que lui.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité