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Henry War
10 février 2022

Le terrible méfait du cinéma

Si le romantisme a eu sur Mme Bovary l’effet de sentimentalisme mièvre et d’inepte rêvasserie que Flaubert dépeint dans son grand roman éponyme, comment ne pas deviner quelle corruption de facticité a induit le cinéma sur le comportement social et sur les mœurs à travers l’Europe et dans le monde ? Des millions de personnes qui, assez soudain, se mettent à agir en conformité avec des conventions à peine élues et qu’ils n’ont même pas à lire mais seulement à recopier de l’œil ou de l’oreille, comme des enfants ou comme des singes ; des foules entières qui se pressent dans des salles obscures pour ensuite se regarder vivre en songeant combien il serait « moderne » et « exemplaire » d’être au quotidien des reproductions de ces modèles et de ces valeurs superficiels auxquels les réalisateurs tâchent à les faire adhérer ; des théories et des myriades, d’incommensurables multitudes d’imbéciles, avec la fenêtre ouverte dans leur salon sur des pantomimes visuels et sonores, confortés dans des modes à défaut de savoir se diriger et se conduire, avant même de savoir se diriger et se conduire, marchant, parlant et pensant tout à coup à la façon qu’on leur présente et qui passe à leurs yeux épatés et confondus de fiction pour attrayante, séduisante, irrésistible ! Est-ce qu’il existe encore un morceau de peuple qui ne soit pas une déformation stylée d’absurdes ressemblances de pseudo-héros accessibles, et peut-on seulement imaginer ce que serait un Français qui eût dû, pour grandir et se trouver dans sa société et dans sa légende, se fixer ses propres repères et non se contenter de recopier, au grand marché télévisuel de la communauté grégaire et complaisante, les postures et poses artificielles de représentants sélectionnés par popularité du « meilleur goût » ? Si l’on y regarde bien, notre entourage, même aux moments cruciaux où il s’agit d’être sincère et profond (et peut-être même surtout en ces moments cruciaux), ne fait que prolonger des rôles, poursuivre des répliques qu’il nous arrive de reconnaître, imiter les acteurs où vont leur préférence et qu’on peut deviner pour leur honte, reprendre des airs simplement célèbres ou choisis pour leur rareté mais qui ne sont pas les leurs (combien de fois, même littéralement, j’ai entendu des gens, à telle occasion où il sentaient la concordance d’une situation réelle et d’un film, répéter sans y penser, se croyant « dans la note », tout à fait des expressions de cinéma !) : on discerne sans mal le genre de leurs drames favoris, ils tiennent en tout des mimiques et des tournures issus des séries qu’ils visitent et dont ils s’imprègnent, ils empruntent leur langage et leurs gestes, jusqu’à la conformation de leur esprit, à des images fabriquées pour le divertissements facile des foules, sans jamais qu’ils aient compris que ces atours ne sont que les formes extérieures de personnalités ostensibles et assez caricaturales qu’un artiste souvent mauvais s’est efforcé de reconstituer en synthèse et de rendre crédibles. Ainsi, Monsieur joue le vilain garçon et devient exactement Scarface ou Clint Eastwood (dans le malheur, il fera un autre, joliment mélancolique ou distancié) ; Madame feint la séductrice ou la femme du peuple, et c’est encore telle actrice typée issue de tel film qu’elle ambitionne secrètement de représenter le mieux : les gens ne font que parler et agir comme des personnages qu’ils ont vus et entendus, gardés en esprit comme points de mire, simulés jusqu’à s’en habiller non comme une seconde peau, comme leur propre nature qu’ils n’ont point et dont l’absence doit, leur semble-t-il, par scrupule ou pudeur, être recouverte – ce qui ne pouvait se faire avant le cinéma à tel degré de fidélité et d’étroitesse mentales, car il fallait alors saisir un livre et reproduire des caractères longuement créés c’est-à-dire élaborés et longuement lus c’est-à-dire intériorisés, ou bien on cherchait quelqu’un, une personne véritable et non un mannequin, et l’on avait à peu près la garantie que cette attitude qu’on prendrait pour exemple correspondait à une façon d’authenticité puisque cet individu devait bien vivre en société avec le tempérament qu’il affichait. Qu’on y songe, et l’on trouvera que même sexuellement les gens ont altéré leurs pratiques uniquement à l’imitation des films, qu’en somme même pour baiser les gens se sont conformés à ce qu’ils ont pu voir à l’écran ! Le cinéma a tué la spontanéité, a tué la vie profonde au profit de simulacres et d’ersatz plébiscités, a tué le caractère progressif de l’évolution des hommes qui apprenaient jusqu’alors à être et à paraître en conséquencesuivant la variété de leurs expériences (et non la variété des séquences cinématographiques : on croirait aujourd’hui qu’un Contemporain a plus vécu quand il a seulement choisi parmi une plus grande sélection d’images, autrement dit quand il a eu plus de temps pour regarder la télé ; il a du moins pour le quidam davantage « l’air d’être quelqu’un »), des hommes qui distinguaient leur attitude selon des apprentissages plutôt que des humeurs, des hommes qui faisaient l’acquisition graduelle de manières plus diversifiées et relativement idiosyncratiques reflétant leur durable état d’âme et non leurs lubies, leur caprices, la durée de leur désœuvrement passé devant des télés, leurs goûts des affectations changeantes : or, tout cela a disparu, tout ce progrès laborieux des inclinations et des idéaux, toute créance qu’on pouvait accorder en la sincérité d’une mise, en la similitude d’une apparence et d’une personnalité, en ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’était pas quelque peu prétentieux, « la force centrifuge d’une âme », tout ceci disparu au bénéfice d’un pastiche de parodie en quoi consistent presque uniquement les écrans et leur satané loisir ! Aujourd’hui, le caractère s’acquiert à végéter devant des meubles et à simuler des idoles ! Or, ce que je dis ne doit pas être admis comme universel, comme le fruit du théâtre mondain des conventions, ce n’est point ainsi que l’entendait Shakespeare qui caractérisait un tout autre phénomène en évoquant la ressemblance de la vie et du théâtre et la façon dont le monde est bâti comme une scène pour des acteurs : il indiquait par là un rôle social en un sens métaphorique, mais c’est à présent beaucoup plus concrètement que les gens, même chez eux et jusque dans l’intimité, vivent exactement comme s’ils étaient filmés, se plient à des morales de télévision en des poses, suivent des scripts en leurs passions, affections et disputes, s’imposent des conventions comme si la caméra était justement dans leur salle de bain et jusque dans leur tête. Ils se comportent comme parmi une foule de miroirs conscients prêts à admirer la superficialité de leur tenue, à contempler et à vérifier leur adéquation avec le rôle qu’ils se croient le plus indiqué et le plus valorisant : des raccourcis de bonne conscience les occupent constamment et entièrement, et je crois que c’est à force de considérer, parce qu’ils sont nés dans notre époque, que l’existence est un film où les acteurs ainsi que les situations se jugent au premier coup d’œil, que c’est à force de concevoir, à cause d’écrans qui les imbibent et conditionnent dès la naissance, que leur vie est avant tout le film de leur vie, que les images de leurs yeux sont tout pareil à une caméra, qu’il faut y être « bon » au sens de « jouer bien » (ce qui vient à se confondre, pour ce que je vois de films neufs, avec « jouer artificiellement ») – tout ceci insinué en eux au point même qu’ils n’ont plus d’intériorité et ne se voient plus que comme des rôles télévisés, pire : qu’ils ont cessé de sentir qu’ils se voient comme des rôles, qu’ils ne perçoivent rien au-delà du rôle qui est selon eux intrinsèquement la vie, le rôle-vie étant l’intégralité de toute perception et de toute sensation ; ils paradent en tous lieux avec des habits empruntés qu’ils ignorent, fanfarons aliénés autant que vides, pantins déshumanisés en faveur exclusive d’une vision cinématique de l’existence au sens où tout ne consiste plus qu’en mouvements auxquels il faut imprimer une signification-type. Et, si l’on en doute encore, une preuve patente de cette sinistre déformation, c’est qu’ils ne savent rien qu’ils aient véritablement connu : en tout ce qu’ils prétendent savoir ils sont largement en-dessous de ce qu’ils montrent parce qu’ils se savent des présentations et supposent qu’il n’est rien au-delà de ces imitations qu’ils assimilent non seulement à la vie sociale nécessaire mais à toute la société, on ne rencontre plus jamais un homme qui reconnaisse ne pas savoir une chose, comme si tel scénario commencé transposé à la vie réelle impliquait obligatoirement ou qu’on soit une utilité ou qu’on s’évanouisse – et ils ne veulent pas s’éteindre comme la lumière du projecteur, et c’est pourquoi ils rendent à tout prix la réplique, même s’ils l’ignorent ! Ainsi, l’intériorisation du cinéma comme condition d’existence a irrévocablement abîmé l’honnêteté et la complexité des rapports humains ; on constatera toujours une profonde différence entre ceux qui s’adonnent facilement et régulièrement à la télévision et les individus qui ne s’y livrent qu’avec beaucoup de réticence ou de circonspection : le spectacle accoutumé de la fiction, à l’instar de ce qu’on prétend que certains indiens croyaient de la photographie, est assurément le plus prompt moyen non seulement de perdre son âme, mais de perdre, dès le fondement et à jamais, toute idée de ce que le mot « âme » peut signifier.

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Commentaires
A
Propagande, colonisation, aliénation. Quand le vrai n'est qu'un moment du faux. Et ils observeront la guerre, justes parmi les justes, réchauffés climatiquement, très indignés, conscience écartée, les cuisses aussi émancipées et au milieu, au centre de tout le pilon, le python qui se glisse réjoui et badigeonne sa barbarie victorieuse et mimétique, tak (c'est du polonais).
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