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Henry War
15 février 2022

Le mot littéraire

Je répète : il ne faut jamais écrire en artiste de littérature un mot, un seul mot, en y admettant une acception qu’on n’ait pas déjà scrupuleusement pesée et validée : ce doit être, pour l’honneur de l’artiste, une règle incontournable. Ne jamais emprunter à une langue sociale, à des locutions et à des connotations, un sens établi qui dissimule l’identité de l’auteur dans une foule vernaculaire, concevant l’art comme révélation de l’individu contre un agrégat irréfléchi. Le mot est ainsi traître à l’artiste, et ennemi s’il traduit une appartenance, une cohésion, une convention ; ce qui l’universalise l’exproprie ; l’artiste est par principe une contravention, un indissoluble, une distinction. Le mot et la phrase, outils de ciselure, nécessitent une méticuleuse sélection, ils ne doivent jamais avoir le caractère grossier du langage pratique qui, en général, n’est pas un travail. C’est pour cela que j’exige d’un texte littéraire qu’il ne soit pas fluide au vulgaire : cela ne s’entend point comme un morceau bardé pour l’épate de chinoiseries absconses et de termes ampoulés dénichés dans un répertoire de préciosités pédantes, mais comme une pièce précise d’orfèvrerie ou d’horlogerie où nul vocable n’est abandonné au hasard qui est toujours la négligence de l’artiste, pour ne pas dire sa négation. On me contestera ce mot sur la fluidité, et l’on prétendra par exagération que j’ai vanté la complexité en littérature, que c’est par snobisme que je valorise le difficile : mais j’insiste sur ce qu’il n’est pas nécessaire, selon moi, d’être ardu ou heurté, et qu’il se peut fort qu’un artiste juge sa prose meilleure quand les mots sont aisés de sens ou de son – trouve-t-on vraiment que Flaubert soit incompréhensible ? Je le préfère de très loin à Derrida ou à Deleuze –, mais il faut que le mot, même accessible et simple, soit le fruit d’un véritable choix et non l’opportuniste dénichement d’un réflexe de la pensée routinière et banale. Et ce choix, à ce que je prétends, implique de réfléchir longuement à toute sa conséquence ; je veux des mots qui soient des essences, non de vagues senteurs d’habitude ; je ne me satisfais plus des récits pour enfant, enfant en quoi consiste l’adulte de notre époque, où un auteur s’efforce de correspondre à la naïveté de ce puéril prochain majoritaire en lui facilitant la tâche, en veillant à ne pas charger sa réflexion si faible d’inductions qu’il ne peut comprendre du premier coup, en lui complaisant par les proverbes dont il est accoutumé pour son repos mental. Même chez des écrivains plutôt consciencieux, on trouve à présent de ces approximations faites mi par paresse de recherche intellectuelle, mi par souci d’aider le Contemporain à ne pas succomber à la peine d’un subjonctif imparfait qui pourtant s’imposerait. C’est pour cela que je dis, contre toutes sortes de gentils plaisants, contre une multitude de racoleurs qui n’ont pas conscience de la fibre intéressée de leurs humanisme et œcuménisme, qu’un véritable et valeureux artiste n’écrit pas pour le lecteur, que le lecteur lui est incident et secondaire ; il ne doit avoir de souci que pour le sens exact de sa pensée, que pour la transcription juste de son idée, même s’il lui faut à cause de cela fatiguer un amateur de généralité, même s’il est forcé de n’être pas entendu si son siècle est bête et trop en-deçà de tout accès à l’art.

Mais comment faire éprouver la rigueur de ce que j’entends par cette théorie en apparence abstraite ? Il me faut du moins un exemple…

Voilà ! j’exige par exemple que le mot « blanc », s’il est employé en littérature pour désigner strictement une couleur, ne renvoie pas à un tacite contraste du noir, comme on passe sur un détail en vitesse, comme on mentionne un clair qui pourrait être substituable par n’importe quelle nuance de beige ou de jaune, comme une pure négligence factuelle et interchangeable, comme un phénomène de la vue anodin dont l’occurrence est destinée uniquement à poser à la conscience une impression vague et environ inutile ; je veux que ce blanc soit intériorisé, pensé, ressenti, de façon à en extraire le profond, de façon qu’il ne constitue pas un en-passant, de façon qu’il soit conceptualisé avec autant d’importance que l’objet auquel il s’applique. Je voudrais à la parfin le tréfonds de ce blanc – parce qu’enfin, c’est l’artiste qui a jugé qu’il fallait l’employer, et je ne saurais me résoudre à l’idée qu’il s’en soit servi sans y songer, c’est même par présomption de dignité que je lui attribue cette exigence et que je lui fais le devoir de s’expliquer, parce que j’ai plus de respect pour lui que pour n’importe quel locuteur du quotidien, parce que je l’estime par défaut un professionnel compétent, ou du moins je suppose qu’il aspire à l’être, ou bien il me faudrait supposer qu’il fait son travail sans y penser. Je réclame un blanc expurgé de toutes ses scories, de toutes ses morales, de tous ses peuples négligents ; je réclame la trame de ce blanc, la trame qui justifie, là, ce mot dans ce texte ; je commande que ce blanc soit bien blanc en effet, qu’il soit blanc à la conscience et qu’il contienne toute l’idée du blanc, et non pas qu’il soit un délavement vite enfui d’une représentation superflue et inaboutie : si le mot « blanc » figure, je veux qu’il soit écrit pour se le figurer, à fond. Et non seulement ça, mais qu’en la phrase où il se trouve, ce blanc, avec les mots qui l’accompagnent et selon la tournure d’ensemble qui les invoque et modalise, forme une parfaite partition, maîtrisée et suggestive, où chaque détail, à l’opposé d’expression lexicalisée, réalise en la pensée la synthèse de ce qu’il y a de plus concevable et harmonieux, de plus sagace, pertinent et vrai, de plus signifiant et pur, en un mot : de plus blanc. Ah ! quel travail alors, certes ! On préfère se livrer à l’écriture en passe-temps, avec l’air de demander pardon, comme on s’essaye aux loisirs créatifs, découpage, coloriage, collection… Je ne nie pas qu’on ait le droit de le faire en amateurs sans prétention (comme on dit !), mais je nie que cette petite partie de plaisir ait beaucoup à voir avec l’art et la littérature. Après tout, ce n’est pas si immodeste qu’on croit de le prétendre – on me fait souvent ce procès d’empêcher les dilettantes de se dire artistes ; je les dérange et on soupçonne que c’est pour m’élever à quelque hauteur surestimée – : or, si l’ébéniste est l’artiste du bois ou du moins son artisan confirmé, est-ce qu’un imitateur qui scie grossièrement des bûches aurait raison de se prétendre ébéniste ? Je demande que pour autant que l’écrivain soit un spécialiste, on n’aille pas affirmer, comme ils le font, au prétexte qu’on sait tronçonner des quartiers de phrases et fabriquer par les mots quelque idée de chaise ou de table, que chacun est un créateur de littérature. Je n’exige pas que la littérature, en somme, soit réservée à quelque élite inattingible, mais seulement qu’on la considère le domaine de ceux qui n’usent pas de l’outil le plus immédiat pour transmettre la représentation la plus prochaine, car c’est à cette contradiction qu’on abîme ce qu’il y a de plus honnête et méritant dans les œuvres d’art… au même titre que d’intituler menuisier toute personne qui possède une hache et manipule un rabot. Ce que je dis par respect pour les professionnels, c’est que je ne suis pas menuisier… pourquoi alors me défendrait-on, au prétexte que je dénie à des gens qui utilisent un stylo ou un clavier (mais pas à tous) le droit de se dire écrivains et de prétendre à la littérature, d’affirmer que j’ai, moi, d’assez bonnes raisons, et objectives, de me clamer écrivain, comme si c’était trop de prétention, tout à coup, pour un métier qui, apparemment, ne demanderait aucune compétence ? Je respecte infiniment le menuisier pour ne pas m’y subsumer : respectez donc, vous, l’écrivain, en ne disant pas que chacun, parce qu’il écrit des mots, en est un ou en fait partie.

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