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Henry War
17 mars 2022

L'écriture plus réelle que la vie

Si presque tout ce qu’on fait dans l’existence procède, comme y aboutissent mes pensées, de réflexes ou d’habitudes de conformité ; si tout ce qu’on prononce revêt, pour se faire comprendre en pratique, la saveur du banal et le système mental de l’enchaînement forcé ; s’il n’existe plus un état, une attitude ni une réflexion qui ne découle prudemment de l’imitation ou opportunistement de la mode ; et si, au contraire, le récit est le lieu où chaque propos et geste est un acte pesé, minutieux et profond ; si tout mouvement physique ou spirituel du personnage littéraire, mûrement médité, endosse les affres d’une idiosyncrasie ; si la nature même d’un être doit se déceler et juger à ce qu’il y a en lui de plus réfléchi au-delà même des réactions et des automatismes ; alors, c’est logiquement qu’il faut conclure, quoi qu’il en coûte et parce que c’est exact et vrai, que ce qu’il y a de plus humain, et pour ainsi dire de plus réel au monde, c’est ce qui figure dans le livre et par l’écriture. Vraiment, c’est sans intention de médire, sans désir de paradoxe, que j’arrive à ce constat : nous ne faisons à peu près que feindre d’être tandis que le temps de la vie nous précipite à toute vitesse et sans qu’on songe vers le machinal et l’unanime, mais le récit, lui, quand on s’y penche en appesantie conscience, permet à l’auteur d’examiner ce qu’est un homme que ni la routine, ni les affaires, ni les sociabilités, ni aucune influence psychologique n’emporte vers la conformité et l’automate. Il n’existe guère d’individu en-dehors de l’écriture : c’est à quoi j’étais déjà parvenu en reconnaissant l’inaptitude du Contemporain à se quêter une identité propre et exclusive, mais voici que je déduis qu’il n’existe pas d’individu en-dehors du personnage, parce que ce dernier, lui, se construit, c’est sa règle de consister en assemblage motivé et réfléchi, si bien que la plus grande réalité des deux, monde et fiction, se situe à l’avantage de la fiction, pour autant qu’on admette l’acception selon laquelle la réalité est ce qui renferme des profondeur et vraisemblance. Inspecter le monde, c’est s’apercevoir sans faillir qu’il ne s’y rencontre que des êtres superficiels et implausibles selon la règle d’un examen minimum de soi, rien que de mauvais êtres « de papier » vierges de conscience spécifique, moins denses que des avatars décoratifs, plus volatils que des foules sans âme : des pièces de troupeau sans regard sur leur existence ; tandis que le livre, même piètre, ne peut proposer que des expériences, c’est-à-dire des événements, des vies enfin, comportant peines, risques et joies « réels », j’entends par là des affects qui se justifient pour qu’on ne les trouve pas ridicules. Un personnage ne pose pas, il n’a nul intérêt en général à avoir l’air d’en savoir plus qu’il ne sait, s’il se dissimule au moins il ne se l’ignore pas, cela se dit et se voit dans la narration, tandis que le Contemporain est un pantin fantoche qui ne saurait jamais s’avouer « non cogito ergo non sum », par conséquent qui s’arroge d’autorité, au prétexte qu’il occupe un certain espace et un certain temps dans la réalité, sempiternellement une âme ou une humanité supérieure à une construction fictive alors qu’il n’est qu’une image et qu’un vide.

On ne comprend pas, on ne peut pas déjà comprendre toute la conséquence de ce que j’écris : créer un personnage, ce n’est pas une parure pour se sentir de l’ouvrage ni un ersatz pour excuser l’insuffisance de son état et de son être, c’est tout bonnement aujourd’hui le seul moyen de remonter au cœur de l’homme, de lui en fabriquer même, du cœur et de l’âme, par le rappel de ce que sont à la fois une intériorité et une complexité ; il y aura bientôt plus d’humanité dans les livres qu’il n’en reste dans toute région du monde, actuellement. Un homme véritable peut et même doit, pour ne pas se perdre ou s’oublier, pour ne pas négliger ses attributs fonciers et pour redevenir ce qu’il est, c’est-à-dire homme, se concevoir et édifier un personnage qui sera la réalité plus nette que le monde, qui présentera toute la liberté et la subtilité d’un être réel, afin de s’abstraire de tous les témoignages de vacuité et d’inexistence qui l’entourent et qui constituent son environnement tangible, et plus encore, je suis convaincu qu’alors ce personnage sera fondé à servir de modèle à des personnes, bien plutôt que l’inverse. Réfléchir au personnage, c’est réalimenter l’homme, c’est rentrer en soi-même, trouver ses causes et contrarier des réactions, c’est redevenir vrai : quelqu’un qui n’écrit pas ne sait imaginer le processus par lequel on motive un personnage. Ce processus est celui qui, logiquement si l’homme avait de la profondeur, permet de bâtir et solidifier des motifs, des principes et des conduites, par conséquent de constituer une identité ; or, il n’est plus une occasion de l’existence pour forcer les gens à pareille entreprise : le confort les en dissuade, il n’y a plus d’« épreuve », ils ne font partout que se conformer, ne sont que copies et que clones. À produire un personnage, au moins on s’aperçoit de ce qui manque ou peut manquer en soi pour mériter l’attribut d’individu, on découvre que ce qu’on est ne suffirait pas à servir de caractère digne d’intérêt dans une intrigue, et l’on a beau multiplier des traumatismes chez un personnage, on se rend compte que ce ne sont pas tant les événements qu’il a traversées qui le rendent dense, mais que c’est la vision ou la mentalité avec laquelle il les affronte qui font sa grandeur essentielle, et que la péripétie ne vaut guère pour estimer sa vitalité en tant qu’elle ne consiste qu’en une confirmation d’un état de profondeur préinstruit. Autrement dit, la vie avec tout ce qui nous arrive est le perpétuel recommencement de procédures déjà programmées : la vie ne vaut comme somme d’initiatives vraiment individuelles que si elle dispose de la ressource d’une profonde et préexistante réflexion.

Ce qui fait un homme vrai ou « réel », ce n’est donc pas ce qu’il vit et ce qu’il est supposé en tirer, mais c’est sa disposition à s’édifier par lui-même, par ses propres sensibilités et raisonnements, et à faire continuellement l’apprentissage réinitialisé et influent de ce dont il est nouvellement témoin : comme je l’ai expliqué dans un article intitulé « La Complaisance précède l’Inexpérience », tout ce que nous estimons des « événements » de nos vies s’accompagne de tant de préjugés que nous nous contentons, dans l’immense majorité des situations, d’y plaquer sentiments antérieurs et conventions qui, faute d’avoir été suffisamment anticipés et conçus avec autonomie, ne sont que des réactions automatiques tirées d’une morale commune. Nos gestes et affects ne sont à peu près que des usages, ainsi nous pleurons les morts, déplorons la maladie, fuyons les souffrances, nous laissons conforter dans les amours et applaudissons aux mariages – oui, mais nous n’avons jamais rempli ces idées de la matière de notre personne, nous avons simplement investi des catégories préfabriquées de la pensée normale dont nous nous satisfaisons de manière assez veule. Il nous semble plus joli de se marier en blanc, mais c’est à condition de ne pas connaître la Mauritanie. Et caetera. Tout nous guide vers une adéquation sociale, jusqu’au fond de nos pensées, parce que la société nous imprègne de codes qu’on ne réinterroge jamais, parce qu’il ne nous importe pas tant d’être singulier que de nous adapter : nous ne voulons pas déparer ni choquer, alors nous nous résolvons à faire et à penser comme autrui, et nous érigeons la sympathie et la compassion comme valeurs suprêmes. Or, qu’on songe bien à celui qui, pendant des heures, s’efforce de présenter au monde un personnage : celui-ci élabore les assises et contreforts d’un être fictif, s’oblige à réfléchir à ce que le personnage est en-dehors des influences qui le conditionnent, par conséquent il réalise un être dont l’intégrité est mille fois plus forte que tous ceux qu’on situe dans l’évanescence ontologique de la « réalité ». Ah ! comme cet être ainsi créé, plus cohérent et adhésif par sa constitution que tout Contemporain fondé d’opportunités et de hasard, doit réinvestir le monde, rien qu’en étant si rétabli, et comme il doit pouvoir nous réapprendre à rêver, ici où un songe est si inepte et ridicule qu’on aurait honte de le raconter ! C’est un sentiment fréquent et juste de trouver que des livres renseignent davantage sur ce qu’est un individu que notre entourage où l’on n’en distingue guère, on ne saurait aisément prendre pour modèle une personne pour en faire un personnage, il y manquerait trop de substance, de teneur et d’essence, il semble bien que l’univers de la fiction, quand il est composé avec soin, contient bien davantage de matière et de profondeur pour nous modeler que tout ce qui ne saurait même plus servir à l’inspirer. Le Contemporain est fade, passé, délavé ; nous n’admirons rien en lui ; nous ne sommes « fans » que de superficialités célèbres ; pour l’exprimer en un mot, tout ce qui manque au monde, c’est la cohérence et la couleur particulières de la fiction, en quoi nous valons déjà infiniment moins que les seconds rôles des films que nous dédaignons.

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