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Henry War
17 mai 2022

Usage aristocratique du temps libre

Toute aristocratie se développe en arts et en esprit surtout parce qu’elle est consciente de ses privilèges : notamment, elle se sent tenue de confirmer sa supériorité et son rang par un usage intellectuellement fécond du temps libre (cette expression s’entend selon les conventions alors à la mode) : elle se consolide de cet avantage, car elle s’en sert pour asseoir sa prévalence spirituelle, en quoi elle croit mériter l’avantage – c’est une sorte de boucle qui s’entretient tant que dure la conscience que le temps libre est l’apanage des « hauts » qui, par le temps libre, se doivent de conserver les attributs qui font justement leur hauteur. Mais dès que le loisir devient un droit universel socialement homogène, le temps libre perd sa raison de levier de distinction, il ne sert plus comme outil de discrimination, le besoin ne se ressent plus d’en justifier l’utilité : il devient une extension du travail, car on en dispose obligatoirement, il s’impose uniformément comme une tradition et comme un jour férié, il ne signifie plus un avantage particulier qu’il faut mettre à profit pour s’en montrer digne et le mériter, pour en user au détriment de ceux qui n’en disposent pas, pour se hausser manifestement par l’emploi qu’on en fait à quelque prééminence qui légitime qu’on en bénéficie en particulier, parce qu’il acquiert le statut d’un donné-à-tous et perd ainsi toute valeur symbolique de classe et de grandeur ; le temps libre devient vulgaire, c’est pourquoi peu à peu il sert à la vulgarité pour des usages de déclassés. C’est ce qui explique que la plupart des penseurs d’avant la pleine démocratie se sont trompés en prétendant, comme Tocqueville, Anderson ou Russel, que l’accroissement du temps libre servirait pour l’exercice généralisé d’une spiritualité individuelle et contribuerait à une humanité plus intelligente et plus cultivée : c’est qu’ils n’avaient jusqu’alors que le modèle des aristocrates pour s’en fixer une projection, et il ne se figurait pas qu’avec l’oubli de la condition où l’homme était quand il n’en disposait guère on pourrait finir par se représenter le loisir non comme un privilège à entretenir, mais comme un acquis dont on n’a point à rendre compte, ni pour autrui ni pour soi-même, et dont on fait sans scrupule exactement la misère et l’imbécillité qu’on veut, n’ayant par ailleurs plus aucun critère, dans une société d’égalité, de ce qui fait supérieure une personne à une autre.

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