Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
19 mai 2022

Contemporain invraisemblable

J’ai parlé de la nécessité de ce que j’ai appelé « l’esprit de vraisemblance », pour juger congrument les choses : cette faculté, ai-je alors dit, s’acquiert par l’effort d’un recul et d’une objectivité dépassionnés, hors de tout préjugé, ne consistant qu’en l’extrapolation méthodique d’une abondante somme de constats analysés. Et cependant, quand je m’extrais de cet examen neutre, comme le Contemporain me paraît, par bien des côtés, invraisemblable, en son abandon et son inaboutissement mêmes ! C’est comme dans le film The Truman show où les citoyens se comportent selon des automatismes de robots, affectent des humeurs purement sociales, et ne prononcent que des paroles de banalité : lorsqu’on domine avec quelque supériorité le sujet des causes et des conséquences de la psychopathologie moderne, tout ceci, personnes et ensemble, est d’une machine effarante, presque impossible, semble un avilissement de fiction ! C’est que l’invraisemblance de ce constat que dénonce mon sens du devoir humain est d’une toute autre nature que celle qui consiste à savoir et à prévoir : je comprends bien mon Contemporain, mais il n’est pas pour autant mon semblable, je ne le justifie pas. Ce n’est donc pas une aporie que tout ce qu’il y a de plus réglé et prévisible en l’homme moderne s’impose à moi comme un scandale : je le mesure et l’augure avec finesse, cet homme, mais c’est vraiment à force de le connaître et de l’analyser, car si j’avais à le fabriquer tel qu’en toute abstraite logique il serait, selon moi, supposé être, sa dignité ou sa grandeur n’aurait rien à voir avec ce que je lui constate quand je l’explore pour de vrai. C’est au point, pour prolonger un paradoxe pratique, que jamais le Contemporain ne m’est aussi vraisemblable, c’est-à-dire circonscrit et décelé, que quand au juste il m’est intérieurement invraisemblable, c’est-à-dire médiocre et mécanique à l’opposé de l’idéal que je me sentirais disposé d’en induire si j’avais par exemple à le fabriquer sur le modèle de ce que je me sais de défauts et de vertus ; autrement dit, je me défie de mes hypothèses quand elles sont fondées sur la présomption d’une singularité ou d’un mérite humain, car c’est toujours là qu’elles sont fausses. Au même titre qu’il y a fort à parier qu’un professionnel de nos jours est mauvais plutôt que compétent, il faut présumer que, sans être non plus d’une totale nullité qui est aussi une façon de grandeur, l’homme du présent est convenu, sans pensée ni acte, sans individualité ni identité : savoir cela est une façon de ne pas faillir à l’estimer avec conformité quand on rencontre un spécimen. En somme, il faut, pour l’appréhender tel qu’il est en réalité, que je me forceprovisoirement à l’admettre plus illogiquement insipide que je ne le souhaite, et ce premier mouvement est une contrainte à laquelle on s’habitue, à force de ne pas se tromper quand on s’y fie – où j’ai perdu peu à peu ce bénéfice-du-doute qui fait admettre l’autre une variété de moi-même, ce qu’il n’est point. Quand je me range uniquement en mon cœur et que je vois de cet observatoire l’agitation feinte, dérisoire et puérile de ces êtres qui gesticulent sans la moindre aspiration à la profondeur ou à la distinction, j’ai du mal à y croire, ça ne convoque en moi aucun sentiment du plausible, et cela me blesse que la réalité des hommes me soit foncièrement si contre-intuitive ; et puis, juste après, je me rappelle qu’en « savant » je me dois de m’en tenir strictement à l’état du monde si je veux le dépeindre, et alors, m’abstenant de prétendre blanc ou noir un objet qui n’est que d’un gris crasseux, je note sur mes carnets la carnation effective de cette chose, et j’en tire toutes les conséquences qui ne manquent jamais de se réaliser. On devine combien il m’est pénible d’avoir raison selon la vraisemblance de mes observations, tandis que la vraisemblance de mon idéal est dégoûté par tout ce que je rencontre, de sorte que ce qui est effectif et réel se situe toujours à peu près aux antipodes de ce que j’aurais, mais si naïvement, espéré.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité