La critique incomplète des valeurs comme centrage et comme hiérarchie
Nous ne faisons presque jamais la critique des valeurs qui nous animent : nous nous contentons de les arborer ; nous n’en examinons pas la teneur, nous n’en apprécions pas la plus ou moins grande consistance, nous ne les justifions pas, la valeur n’existe le plus souvent que comme illusion ou doctrine. Ce que nous appelons « valeur » n’est en réalité qu’un arbitraire que nous nous sommes répétés jusqu’à le croire solidement bâti, et il est arrimé à nos pensées davantage comme un inconscient, comme un présupposé et comme un paradigme que comme une science constituée. Toute valeur tend à voler en éclat à la moindre remise en cause de la raison. Nous y injectons seulement une « force d’humeur » par laquelle nous nous persuadons de son importance et grâce à quoi nous centrons nos actions plus spécifiquement sur certaines d’elles. Mais ces valeurs, faute d’analyse, ne sont qu’emboîtement hiérarchisé : nous admettons d’emblée telle valeur supérieure à telle autre, et cette pyramide ou cette échelle détermine nos choix. Il faut reconnaître que, dans la constitution de cette hiérarchie, le temps et la pratique nous ont manqué : on ne peut certes pas prétendre que la vie contemporaine comporte beaucoup de dilemmes pour nous permettre de trancher individuellement et tangiblement la priorité des valeurs. C’est comme si nous ne manipulions que des noms, des étiquettes associées à plus ou moins d’agrément, et que nous disposions une pareille collection par collage sur une feuille de papier, selon des traditions et des préjugés comme des enfants irréfléchis et sous influence, du plus grand au plus petit, raison pour laquelle l’ordre des valeurs diffère essentiellement selon l’environnement où l’on est né. Ce n’est pas un travail profond, il y faudrait surtout la faculté de contextualiser ce qu’on imagine, de se représenter comme vraie la conséquence de diverses virtualités avec le réalisme poignant de faits qu’on a réellement sentis plutôt qu’envisagés en loin ; il nous faudrait la faculté de l’expérimentation spirituelle, comme un naturaliste sincère et qui vit ses extrapolations. Enfant, je me figurais par moments des décisions difficiles, en pure fiction, ce qui affinait mon sens des valeurs, me confrontait à des ambiguïtés. C’est surtout très concrètement que je rêvais la perte de mes parents ou quelque maladie grave, et je me mettais en position de juger ce que je devais choisir entre plusieurs maux. Je ne crois pas les enfants de nos jours, en général, assez capables de représentations pour se faire pleurer à telle occupation comme il m’arrivait souvent. C’est pourquoi un homme de valeurs, de valeurs justes et donc savamment pesées, dispose nécessairement d’une imagination exercée : il a vécu les situations qu’il a pensées, a su s’enfoncer dans les réflexions qui l’ont absorbé comme une seconde réalité, les circonstances qu’il s’est représentées sont venues s’ajouter à la liste de ses expériences. Ses valeurs ainsi conservées et priorisées furent l’objet d’une sélection. Il faut ressentir les valeurs pour les élire, il faut les soupeser et les apprécier concrètement, et l’existence seule, établie de surcroît dans un monde moderne de confort où advient rarement un imprévu bouleversant, ne saurait fournir le matériau suffisant – les vicissitudes climatériques – dont on aurait besoin pour ne fonder ses valeurs que sur la réalité strictement éprouvée. C’est donc qu’il faut savoir vivre en pensée, abstraire, philosopher, hypostasier et transposer – il faut être métaphysicien pour exister plus que la durée d’une vie – ou attendre les épreuves qui n’arriveront probablement jamais. Et même alors quand les épreuves surviennent, faute de préparation il est déjà trop tard : presque toujours, l’hommes ressent les douleurs exactement comme on suit un avis antérieur, sans surprise ni changement, en suivant la pente de ses valeurs préétablies, faisant juste ce qu’il « doit » faire, faute justement d’y avoir préalablement réfléchi. Il n’existe en réalité guère d’individu qui ait véritablement modifié ses valeurs après un événement : au mieux se préparait-il à ce que ses valeurs changent quand il aurait traversé un pareil « traumatisme » ; sans que les circonstances soient déterminantes dans nos paradigmes moraux, c’est la valeur même, valeur préexistante, qui conditionne notre façon plus ou moins stéréotypée de réagir à l’événement, non l’inverse.
Mais il n’y a peut-être pas de basses ou de hautes valeurs, suivant ce processus ; je veux dire qu’on ne justifie pas facilement une valeur, que c’est peut-être impossible, hormis cet ordre auquel on tient : les valeurs se positionnent seulement entre elles selon une règle générale qu’on a initialement fixée et qu’on ne peut juger qu’en cohérence. Qui saurait dire s’il est bien ou mal de tuer un homme ? qui saurait dire ce que la question même signifie ? Il n’y a que des proverbes pour y répondre, comme : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », ce qui est piètre, ce qui ne convainc personne, car enfin, si par exemple je ne me sens pas autrui, si je ne veux pas prétendre qu’autrui est mon semblable plus qu’en superficie, si je ne lui reconnais pas même la capacité de me nuire comme moi ? Oui, mais celui qui a placé la vie humaine au sommet de sa pyramide pensera logiquement qu’il est mal de tuer un homme et le tiendra pour un dogme solide. Or, moi, ce que j’aimerais une fois pour toute, c’est qu’on discute âprement la légitimité même de cette valeur : pourquoi ne pas tuer un homme ? Pourquoi la prééminence de la vie humaine ? En quoi cette certitude mérite-t-elle d’être inébranlable ? Seulement après, je fixerai au sommet de mon échelle, si je suis convaincu par arguments, la valeur de la vie des autres hommes. Et caetera pour l’échelon suivant, et pour l’échelon suivant, et pour l’échelon suivant…