Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
17 août 2022

Mort à crédit, Louis-Ferdinand Céline, 1936

Mort à crédit

Comme la critique et la société françaises trouvèrent en Voyage au bout de la nuit, publié en 1932, une dénonciation éloquente de l’absurdité triviale de la guerre en un style inédit dont la verve familière et pittoresque correspondait aux mœurs victorieuses, pacifistes et aspirant au désabusement des violences ; comme Céline raconta alors, même de façon romancée, une partie de ses faits d’armes, induisant une forme « d’héroïsme ordinaire » de ceux qui, n’ayant pourtant guère pris d’initiative et qui furent incapables d’anticiper la réalité d’un champ de bataille, eurent cependant motif à se fonder les protagonistes d’un récit d’au moins quatre cents pages ; comme la France entière, ainsi que c’est de coutume après un conflit, voulait se fabriquer une sagesse et un salut, du moins sous la forme d’une bonne conscience, en laissant admettre, à travers les œuvres qu’elle plébiscitait, qu’elle avait tiré les leçons de « l’horreur » et de « l’inhumain » (le Français au juste ne s’édifie de rien, ni de faits, ni d’événements, ni d’aucun traumatisme, sa vie mentale se fonde sur des préconceptions que les faits, auxquels il réagit en conformité, n’ont pour intérêt que de vérifier (les guerres mondiales à ce titre et comme je l’ai expliqué dans mon article « La Complaisance précède l’Inexpérience » n’ont toujours été pour l’homme ordinaire qu’un prétexte à asseoir ses « convictions »)) –, Voyage au bout de la nuit fut donc primé, obtint le Renaudot et manqua de peu le Goncourt (c’est Les loups qui recevra le Goncourt, Les loups de… de Guy Mazeline : le Renaudot une fois encore sera lot de consolation parce que ces jurys s’entendent pour qu’aucun éditeur ne soit en reste.) On érigea soudain Céline en chantre des désillusions provoquées par la guerre, atteignant une portée universelle en un message révélant, forme et fond, la corruption morale qu’elle engendre ; il devint, ce splendide amateur d’argots étrangement fluides et colorés, le peuple, tout le peuple français victime des violences dont il ne peut rien, dont il faut qu’il ne puisse rien, et qui le transcendent sauvagement comme quelque châtiment divin, ce peuple contraint « malgré lui » de s’adapter aux perfidies insolentes, aux vilenies écrasantes et surhumaines, d’un monde exerçant sur l’individu une pression hors de mesure, tendant à déformer ses bons esprits chaleureux de pure candeur, ce peuple français par défaut si juste, si héritier de la conception Rousseauiste de l’honnête homme perverti par les aléas de la société (comme le Français a fantasmé, par profit personnel, sur cette mièvrerie !). On remarqua évidemment l’originalité dont Céline abîmait le hiératisme classique du phrasé, construisant la savante bouillie interrompue et exclamative qui le caractérise, l’enchevêtrement vigoureux et mâle, interjectif et populacier, de la parole simple et blasée, style et mentalité sans « rehausse », dont la littérarité soignée se situe dans la sélection de cadences contraires aux affectations et aux préciosités jusqu’alors de l’écrit, et qui, je trouve, n’est pas sans évoquer par exemple l’intention des Camus ses successeurs estimant en gros que le style ne doit pas être une parure pour masquer des idées roguement normales, comme dans L’étranger. On imputa cette forme abaissée à un choix de tournures propres à rendre l’évocation des combats et des actions les plus absurdes et exténués ; la critique sans nul doute s’épancha sur toutes ces raisons, trouvant une représentation et un interprète à ses volontés d’estime-de-soi – qu’on voie comme la littérature « nationale », toutes œuvres censées caractériser un pays et un peuple, sont faillies, bardées de figures imposées, noyées d’imageries et de préjugés, et ne disent rien en vérité des nations qu’elles sont supposées représenter, sinon leur penchant unanime à se situer et à se voir au-delà de ce qu’elles valent – ; et l’on dut voir simultanément à l’occasion de cette parution : un héros, un récit national, une morale respectée, un style y contribuant ; toutes les conditions étaient remplies pour la célébration patriote. C’est ce qu’il faut en effet, ce gros prisme banal et superficiel, pour susciter l’engouement des foules ainsi que des observateurs aspirant surtout, pour plaire, pour la « réclame » à ne pas les contredire – c’était un malentendu bien sûr, on ne savait déjà plus la Critique en 32 – ; on voua donc à Céline le respect et l’admiration, la Patrie reconnaissante, Panthéon d’estime, héraut du Peuple, et l’auteur, là-dessus eut la naïveté de croire que c’était pour son œuvre et son œuvre uniquement, pour sa littérarité, qu’ainsi on le récompensait.

Or, 1936 crée soudain un trouble dans tout ce petit ordre propret de certitudes. Céline, dans Mort à crédit où il dépeint son enfance-désastre, révèle, avec une brusquerie de paradigme qu’il ignore, que ce n’est point la guerre qui a forgé son style si marqué et idiosyncratique, cette accumulation de dégradations formelles quoique agencées avec exactitude, mais la bassesse de la société française, de la société normale dont celle du lecteur, à travers notamment ses parents minables, tristement représentatifs de la misère banale, et l’injustice d’une mentalité au moins parisienne, sinon largement française, hypocrite, sinistre, annihilant la puissance, confite dans les préjugés et les excuses de ses insuccès, et où les apparences sont toujours des leurres faciles dégoûtants, constituant la totalité du rapport à l’éthique : une morale consistant à se conformer, à faire « ce qu’il faut » c’est-à-dire ce qu’on a antérieurement institué comme le bien contre le mal. Et voici Céline devenu non seulement un homme qui déteste son père et sa mère, qui ose les ridiculiser dans leurs « souffrances », qui ne les plaint que pour les agonir – et ça « ne se fait pas » – mais qui nourrit foncièrement de la haine pour tout ce qui l’a déformé, s’est moqué de lui, l’a trompé, et qui promène partout et depuis longtemps un esprit de paresse et de duperie en réaction au souci qu’on transposa en lui d’un respect de l’image du « bon garçon » et du « bon fils » (être poli, être propre, être bien intentionné, réussir dans des études ineptes, obéir sagement à des autorités abusives, en somme : bien « représenter »). On découvre, au lieu d’une graine de soldat rigoureux et vaillant, un enfant de maison de correction, auteur d’atteintes de toutes sortes, escroqueries, abus sexuels, violences, sans le commencement normal d’un idéal. Céline n’est pas un héros, découvre-t-on, c’est le contraire, un anti-héros confessé et caractérisé, un être inquiétant, sans solidarité, pas du tout « populaire » comme on croyait, un homme vile qui conspue le citoyen simple ; on le réprouve, il manque soudain de compassion, car sans doute nombre de Français se reconnaissent-ils dans les malheurs affectés qu’il humilie, dans le goût de la plainte et de la rumeur, et sa manière d’écrire, aperçoit-on, n’est point la conséquence d’un traumatisme ni l’effet dirigé de la peinture d’un drame exceptionnel comme la première guerre mondiale mais l’enracinement d’une « perversité », d’une distance « inhumaine » au regard de la cohésion des concitoyens. On ne doit pas décrire la société française avec la brutalité dont on reproche la guerre ; il ne faut pas que le citoyen intérieur soit mis au niveau des abjections nécessairement issues de l’extérieur : ce n’est pas « national », pas « patriotique », on réfuse la gloire à une couleur si antithétique à valoriser le Contemporain. On commence à comprendre que le Renaudot, si « consolation » fut-il, a été une erreur d’appréciation qu’il vaudrait mieux occulter pour ne pas s’en sentir le déshonneur, pour ne point même devoir s’en justifier la faute. C’est qu’on n’a certes pas jugé Voyage pour ce qu’il était mais pour ce qu’on voulut y voir – naufrage critique élémentaire : le contresens – ; on ne l’a pas lu, on ne l’a pas élu, on l’a « délu », c’était délire. Les critiques expriment alors leurs réserves curieuses, inattendues, incohérentes, sur Mort à crédit, eux qui avaient tant loué Voyage, et les écrivains, lâches, embarrassés, surtout désireux de complaire, se taisent ou ne parlent qu’à demi, dissimulent manifestement une gêne, pusillanimité et velléité toutes significatives : les auteurs depuis au moins trente ans déjà n’ont art ni caractère, et, dépendant des éditeurs qui les rançonnent, se contentent de vendre. Céline lui-même, interdit, désemparé, cherchant un « crédit » justement, ne sait pas ce qu’il se passe, ne comprend pas où son œuvre a failli. Quatre ans pour réaliser un ouvrage au style proche du premier qui a tant plu, perfectionné même, parachevé dans cette verve unique, sur le premier qu’on représenta une sorte de gloire nationale, ce dernier, là, comporte davantage d’innovation et de personnalité, il est l’approfondissement de cette forme si particulièrement travaillée et désenchantée et qui suscita tant d’engouement, c’est quasiment une œuvre sur commande qu’il a fournie à la France… et le silence, obstiné, sourd, sans justifications ou bien aux prétextes si malhonnêtes, malgré, certes, un certain succès d’estime ! L’auteur s’interroge, désorienté, en proie à un certain vertige moral face à l’ingratitude, parce qu’il est longtemps impensable pour un génie de penser qu’il existe une unanimité pour s’attacher à des valeurs superficielles. Et je crois qu’il a saisi peu à peu, qu’il a su à qui il avait à faire, qu’il a deviné au moins en partie le malentendu qui l’avait initialement fait couronner.

Chez lui, la réalité humaine est désespérante, toujours entachée de vices de toutes sortes, de compromissions, d’étalages de vertus – il savait cela : pourquoi en avoir excepté le monde des livres ? – ; c’est l’aire au pseudo-soi. Les plaintes même qu’on entend sont des abaissements et des prétextes, des mensonges, des arrangements, des travestissements, les gens sont fichus, impardonnables, incorrigibles, et ils méritent la grossièreté qu’on leur rend – que Mort à crédit leur rend. Cette orientation appliquée à la guerre c’est-à-dire à une chose générale et facile à départir de soi était vue comme un « humanisme débordant » et une « lucidité éloquente », mais retournée contre le Français, c’est un « pessimisme râleur » et un « déversement de rancune », la preuve, c’est que Céline est un enfant, déjà, qui « n’aimait pas ses parents » ! On l’admirait au ton juste qu’il avait su trouver pour parler de la guerre, mais on lui en veut alors de la justesse qu’il emploie pour parler de ses Contemporains : il était méchant pour la guerre et c’était bien, il est méchant pour le Français et c’est mal. Il n’avait pas d’affection à la guerre, cela s’entend et c’est même « moral » (tout à coup, le Français le plus naguère patriote se découvre une aversion pour la bataille ; passons), mais qu’il n’avait pas d’affection en-dehors de la guerre, et, pire, qu’il n’en avait déjà pas avant la guerre au point qu’on ait cru que c’était la guerre qui avait servi à façonner ce langage si terrible et si noir, c’est impardonnable, une cruauté animale, une férocité contre nature, d’autant plus pénible que sa révélation signale la lacune de jugement des foule et qu’on transforme avec opportunisme en blâme comme si Céline était à l’origine d’une ruse ou d’une duplicité. Il ne faudrait dire la vérité dure, et crue, et désobligeante, que sur les choses, jamais sur les êtres ou, à la rigueur, sur les êtres « ennemis ».

Les imbéciles prétendront qu’on a pressenti chez Céline l’antisémite, qu’un nihilisme est patent chez cet observateur pour qui l’homme présent ne respecte nulle valeur et ne dispose que d’un idéal vain d’apparat, qui fit en somme la remarque indirecte que toutes les vertus sont prétendues plutôt qu’effectives, et ce sont de ces imbéciles à tiroirs vides que Céline dénonce, de ces opportunistes qui croient toujours, avec l’instinct ou l’intuition, avoir eu raison jusqu’en leurs torts, parce qu’il leur est important de posséder sans réflexion le « sentiment inné du bien » et qu’il faut que ce « soupçon juste », inscrit en eux, l’ait emporté sur leur absence d’arguments. Or, seulement cinq passages très courts de Mort à crédit évoquent les Juifs sur plus de six cents pages, trois avec assez de neutralité pour ne faire environ que désigner des commerçants, deux pour montrer combien ridicule et fallacieux était son père de s’en prendre notamment à eux à la moindre déconvenue ; qu’on mesure bien posément qui ces extraits accusent, on verra qu’il ne s’agit pas déjà de conspuer quelconque minorité : « Il se voyait persécuté par un carnaval de monstres… Il déconnait à pleine bourre… Il en avait pour tous les goûts… Des juifs… des intrigants… les Arrivistes… Et puis surtout des Francs-Maçons… Je ne sais pas ce qu’ils venaient faire par là… Il traquait partout des dadas… » (page 158) « Mon père, il se causait tout seul. Il s’en allait au monologue. Il vitupérait, il arrêtait pas… Tout le bataclan des maléfices… Le Destin… Les Juifs… La Poisse… L’Exposition… La Providence… les Francs-Maçons… » (page 196) – ce n’est tout de même pas encore un éloge des Juifs, certes, mais c’est indéniablement, ainsi exprimé, à leur défense : on discernera généralement que tout ce que croit et pense ce père consiste pour le fils en simulacres et en idioties. Par ailleurs, si Céline, avec sa gouaille railleuse et vérace, avait souhaité exprimer de l’antisémitisme, je ne vois pas ici ce qui l’aurait retenu, il n’était pas des ces âmes délicates et pudiques à s’empêcher par décence d’en parler puisque par exemple toutes ses visions de femmes, d’hommes et d’enfants sont entachées de vices et d’accusations au moins en actes (il n’y a peut-être que deux ou trois personnages « à sauver » dans ce roman). Bagatelles pour un massacre est pourtant bien de 1937, cependant il faut plutôt tâcher de comprendre comment un auteur qui n’était pas antisémite jusqu’en 1936 l’a pu devenir avec tant d’acharnement en si peu de temps – c’est sur cette observation que je tiens indéniable qu’on doit cesser de révoquer d’autorité le talent de Céline, ou alors il faut estimer par exemple qu’un auteur, parce qu’il est devenu sénile vers la fin de sa vie, a toujours écrit une littérature de déficient mental ; or, c’est certainement, cet antisémitisme postérieur, ce que j’avais expliqué dans mon article « Comme la foule ignare rend misanthrope et choquant », à savoir un mécanisme psychologique né du ressentiment lié à une injustice, une réaction au mépris inattendu et collectif et un rejet de toute morale après la brutale et ingrate solitude où il fut contraint et résigné, un goût acide de déplaire à des foules devenues, au jugement constant et distancié de l’artiste méjugé, si déplaisantes et si viles, de se distinguer, soi, par leur propre déplaisir signe de fadeur et d’inconsistance. Contre l’excès d’une criante turpitude on réplique quelquefois par une turpitude excessivement contraire ; j’ai encore, moi aussi, la méfiance de considérer que toute idée populaire et répandue est, par défaut, probablement fausse.

Vraiment, à focaliser sur le mal moral que Céline a pu exprimer par la suite et qui n’est pas réfutable – c’était un répertoire de préjugés exacerbés d’une prose faite exprès pour l’excès, et presque, dirais-je, un exercice de style plutôt qu’une conviction ou qu’une volonté d’action (Péguy écrira justement que les antisémites ne connaissent pas les Juifs : ce ne sont pas les Juifs que les antisémites combattent en général, c’est une idée, un concept de nature morale, derrière laquelle ils enferment les Juifs et que les Juifs ne représentent pas réellement mais en imagerie), on phagocyte le mal qu’il avait initialement reçu des mœurs de son pays et qui se renouvela à l’occasion de cette sortie littéraire, toute l’horreur intolérable de son milieu familial, les colères infâmantes de son père, la médiocrité de sa mère éclopée, les trahisons médiocres, répétées, graves et même pas audacieuses dont on affligea son parcours par pur profit, le lot d’invectives poisseuses, tacites ou hurlées, qui le rendirent amer et l’abîmèrent dans une humeur enfermée, fataliste, de bon-à-rien accusé, intériorisé et irrémédiable. C’est surtout la société française des apparences, politesses intéressées, idéalismes faux, bonnes consciences, hiérarchies d’autorité, crasse intellectuelle, rancunes rentrées, mauvais coups à prétextes, draperies de dignité feinte, et surtout crainte si omniprésente de la rumeur et des postures avantageuses, tout ce long fatras incalculable des atours d’ignorants pour se donner au moins la forme d’une faculté à s’inscrire dans des conventions sociales, l’impression d’une intelligence à s’assimiler à un ensemble de règles données même irréfléchies, atours superficiels qui finissent pourtant par paraître des insignes de l’esprit et de l’éthique, qui se solda par un état d’esprit objectivement dur et négatif, par un « pessimisme » que justifia ses environnements et leurs actions, et par une appréhension logique et statistique que tout lui advenait nécessairement avec mesquinerie et petitesse. Ce bain répugnant, morne, puant de naphtaline décorative et de bile retenue, souilla essentiellement Céline en sa jeunesse et malgré la réitération des tentatives, franchissant à force le bénéfice-du-doute, s’installant en système social, jusqu’au point de détresse psychiatrique qu’on lit dans le récit, notamment jusqu’à l’aphasie et l’aboulie : pendant une année si l’on en croit l’auteur (il y a eu quelques « arrangements » dans l’autobiographie, pas beaucoup à ce que j’ai lu, rien que des inversions chronologiques et des altérations de noms propres), Céline, vers quinze ans lors de son internat en Angleterre, refusa de prononcer un mot, pas un seul ou presque et même en Français, tant le dégoût l’avait saisi au bilan de toute la fausseté que sert continuellement la parole, comme un immense mépris de ce qu’en l’incitant à parler on voulait le ranger dans le monde scabreux de ces haïssables « honnêtes gens » qu’il avait sans conteste décelés atroces et nauséabonds ; et quand après un énième échec auprès d’un maître arnaqueur qui se suicide, son bon oncle chez qui il s’est réfugié lui demande ce qu’il veut faire, alors ce qui lui vient, comme une obsession désespérée, c’est de s’engager, dit-il en pleurant quand même, c’est l’armée au mépris de son existence inutile, c’est ne plus voir toute cette « civilité » répugnante dont il sait qu’il n’y a rien à tirer, il lui paraît que le mieux qu’on puisse faire, au sein de cette perspective de survie continuelle qu’on lui a toujours imposée où il ne s’agit que de réussir à se trouver un trou pour manger un peu et prendre du plaisir un moment (mentions récurrentes et triviales, notamment, de l’impossibilité, durant son enfance, de trouver juste le temps de bien se torcher), c’est de partir et de recevoir sans désobéir des ordres qui ne seront pas moins malsains que tous ceux qu’il a déjà reçus de patrons considérés socialement comme dignes et respectables. En cela, la découverte du Céline non-combattant, de ses motivations à combattre, de sa mentalité de pré-soldat qui s’en va pour épancher son désir d’être hors du monde et qu’on lui fiche la paix, est un brusque désaveu, involontaire, des suppositions de noblesse qu’on s’était faites à son endroit quand on eût préféré un patriote ou, pour le moins, un conscrit. Mais Céline, tout à coup par excès de sincérité, se montre crapule, vermine, misanthrope, quelque identité presque pathologique, quasiment sociopathe, et l’on comprend alors pourquoi il est inopportun de vanter un tel être, comment cet éloge rejaillit négativement sur la société, la façon dont la critique des mœurs insulte à ce que le lecteur estime son intégrité et sa responsabilité – ce devient tout à fait inconvenant d’aimer Céline, son style, son propos, sa pensée surtout, même les livres d’après-guerre sur d’autres thèmes que la guerre, alors et ensuite, ne réclament que des discours policés, adhésifs au progrès tel qu’il est unanimement admis, ou ne remettant en cause qu’un ennemi commun, tangible ou symbolique, mais la discorde n’est pas permise, elle est intruse dans la considération des valeurs, c’est toujours le temps de « l’Union nationale » y compris durant la paix, on ne fit ni ne fera jamais une littérature favorisée ou récompensée avec une mentalité intempestive.

Qu’on juge notamment au répertoire suivant comme le langage commun est corrompu, odieux, répugnant, mensonges et simagrées, lamentations et vantardises, et comme il contribue à la dégradation totale des êtres, à la fois ceux qui en usent et ceux qui en sont abusés – l’argot est presque par essence la parole de la médiocrité quand elle ne résulte pas, ainsi que c’est le cas le plus souvent, d’une sélection, en ce qu’elle traduit l’immédiateté et le proverbe c’est-à-dire l’épiderme du rapport au monde, s’insinuant dans l’esprit-en-mots sous tous les aspects de l’automatisme et de l’impensé (jamais un de mes maîtres ou de mes amis n’aimera ni n’utilisera le dicton ou le proverbe).

… depuis les histoires enjolivées, controuvées, avantageusement truquées, légendes que racontent les gens sur le passé commun : « Ma mère je l’entends qui insiste… Elle raconte son existence à Madame Vitruve… Elle recommence pour qu’elle comprenne bien combien j’ai été difficile !... Dépensier !... Insoucieux !... Paresseux !... Que je tenais pas du tout de mon père… Lui si scrupuleux alors… si laborieux… si méritant… si déveinard… qu’est décédé l’autre hiver… Oui… Elle lui raconte pas les assiettes qu’il lui brisait sur le cocon… Non ! […] Ma mère raconte pas non plus comment qu’il la trimbalait, auguste, par les tifs, à travers l’arrière-boutique. Une toute petite pièce vraiment pour des discussions… Sur tout ça elle l’ouvre pas… Nous sommes dans la poésie… Seulement qu’on vivait à l’étroit dans mais qu’on s’aimait énormément. Voilà ce qu’elle raconte. Il me chérissait si fort papa, il était si sensible en tout que ma conduite… les inquiétudes… mes périlleuses dispositions, mes avatars abominables ont précipité sa mort… Par le chagrin évidemment… Que ça s’est porté sur son cœur !... Vlan ! Ainsi que se racontent les histoires… Tout ça c’est un peu raisonnable, mais c’est rempli bien plus encore d’un tas d’immondes crasseux mensonges… » (pages 42-43).

… puis les fulminations entraînantes, gesticulantes, du père stérétotypique qui se gonfle hyperboliquement de fureurs théâtrales en une sorte de mime verbale empruntant ses tropes à un romantisme victimaire de pacotille, langage au surcroît de culpabilisation terrible : « L’émoi était à son comble !... Mon père, il voulait rien chiquer… Il était buté « mordicus » que tout cet argent serait foutu, que c’était du gaspillage en plus d’une folle aventure… Que si j’échappais une semaine à leur surveillance attentive, je deviendrais le pire des apaches… C’était dans la fouille ! Il voulait pas en démordre… J’assassinerais en Angleterre aussi rapidement qu’à Paris ! C’était tout cuit !... Enveloppé d’avance !... Il suffirait qu’on me laisse un mois la bride sur le cou ! Ah ! Ah ! On en voulait des catastrophes ! On en aurait ! et davantage ! On en serait écrabouillés ! Couvertes de dettes ! Un fils au bagne !... L’extravagance sur toute la ligne !... Les conséquences ?... Effroyables !... Jamais ils seraient assez attentifs, assez malins les gens de là-bas ! Les malheureux ! Ils en verraient de toutes les couleurs ! Et les femmes alors ? je les violerais toutes ! C’est bien simple !... » (pages 201-202)

… puis le dégoût, dont j’ai parlé, en Angleterre du langage absolument, ce refus obstiné, ce mutisme profond, cette crise de l’identité où la conscience pressent instamment qu’elle doit à jamais cesser de ressembler, que tout ce qui a jamais parlé ou, du moins, qui parle, est voué à la malédiction de la bêtise banale : « En somme, j’étais bien rebelle, bien ingrat, bien rebutant… J’aurais pu m’y coller un peu… que ça m’aurait pas écorché… pour lui faire plaisir à lui… Mais au moment où je cédais je sentais le fiel me reprendre toute la gueule… toute la vacherie me remontait… un ragoût abject… Sûrement merde ! que j’apprendrais rien !... Je retournerais plus charogne qu’avant ! Je les ferais chier encore davantage !... Des mois déjà, que je la bouclais !... Ah ! C’est ça ! parler à personne ! Ni ceux d’ici ni ceux de là-bas !... Faut se concentrer quand on est mince… T’ouvres toute ta gueule, on rentre dedans. Voilà le travail, à mon avis !... On est pas gros ! On devient duraille ! Je pouvais me taire encore des années moi ! Parfaitement ! J’avais qu’à penser aux Gorloge, au petit André, au Berlope et même à Divonne et à ses pianos ! ses croches ! et ses tours de Lune… Merde ! Le temps y faisait rien du tout !... Ils me revenaient de plus en plus vifs, et même bien plus âcres toujours… Ah !... Ils me restaient sur la coloquinte avec tout les mille corrections, les baffes, les coups de pompe sonnés. Merde ! Et puis toute leur putrissure la plus complète, et les copains, les lopes, toutes les vapes et leurs sortilèges !... J’allais quoi moi ! de quoi ? penser à des clous ? « Ever and ever ! » comme l’autre petit glaire… , Amen ! Amen !... Bigornos !... J’en refaisais moi des grimaces, je me les imitais tout seul ! Je me refaisais la gueule à Antoine, pendant qu’il chiait aux cabinets… C’est moi qui lui chiais sur la gueule. Langage ! Langage ! Parler ? Parler ? Parler quoi ?... » (pages 258-259)

… après quoi, la révolte, qui n’est pas sans rappeler celle de Meursault au dénouement de L’étranger, la fameuse tirade en prison avec le prêtre, qui arrive par exaspération et rupture de la hiérarchie, explosion qui dépasse la frustration et le cynisme et qui rompt avec la passivité de l’endurement, un vrai dépassement de colère excédée en scandale et en intolérable excédent, trop longuement murie : « Il rebondit dessus son tabouret. Il vient exprès pour m’insulter en face… Il traverse encore toute la pièce. Il me bave dans la tronche, il se boursoufle à plein… il s’enfurie vis-à-vis… C’est sa performance d’ouragan !... Je vois ses yeux tout contre mon blaze… Ils se révulsent drôle… Ils lui tremblotent dans ses orbites… C’est une tempête entre nous deux. Il bégaye si fort en rage qu’il explose de postillons… Il m’inonde ! Il me trouble la vue, je suis éberlué… Il se trémousse avec tellement de force qu’il s’en arrache les pansements du cou. Il regigote doublement… Il se met de traviole pour m’agonir… Il m’agrafe… je le repousse et je fais à cet instant un brutal écart… Je suis déterminé aussi… je veux pas qu’il me touche le sale fias… Ça l’interloque une seconde… — Ah ! alors ? qu’il me fait comme ça… Ah ! Tiens ! si je ne me retenais pas !... — Vas-y ! que je lui dis… Je sens que ça monte… — Ah ! petit fumier ! Tu me défies ? » (page 331) « Il recommence ses tremblements, il saccade de toute sa carcasse, il se connaît plus… Il crispe les poings… Tout son tabouret craque et danse… Il se rassemble, il va ressauter… Il revient me souffler dans les narines, des autres injures… toujours des autres… Je sens moi aussi monter les choses… Et puis la chaleur… Je me passe mes deux mains sur la bouille… Je vois tout drôle alors d’un seul coup !... Je veux plus voir… Je fais qu’un bond… Je suis dessus ! Je soulève sa machine, la lourde, la pesante… Je la lève tout en l’air. Et plac !... d’un bloc là vlac !... je la lui verse dans la gueule ! Il a pas le temps de parer !... Il en culbute sous la rafale, tout le bastringue à la renverse !... La table, le bonhomme, la chaise tout le fourniment viré en bringue… Tout ça barre sur les carreaux… s’éparpille… Je suis pris aussi dans la danse… je trébuche, je fonce avec… Je peux plus m’empêcher… Il faut là, que je le termine le fumier salingue ! Pouac !Il retombe sur le tas… Je vais lui écraser la trappe… Je veux plus qu’il cause !... (pages 333-334) – on doit noter dans ce passage la double expression : « Je veux plus voir » et « Je veux plus qu’il cause », exprimant le blasement absolu de tout ce qui existe d’humain, aussi bien visions que mots, la soif ardente que le monde disparaisse enfin pour ne plus percevoir l’omniprésente « roustissure ».

… enfin, l’écroulement, la reddition, la fuite hors de l’humanité, avec l’intériorisation d’une mauvaise nature par défaut de s’adapter à la morne insignifiance du monde, conduisant à ce que j’ai appelé plus haut l’aboulie : « — T’aimes pas aller te présenter ?... Bien ! C’est ça qui te fout la pétoche ?... Bon ! — Non, mon oncle ! C’est pas tant ça !... Mais je voudrais partir !... — Partir ! Partir ! Mais partir où ?... Mais ça te turlupine, mon petit crabe !... Mais je te comprends plus du tout !... Tu veux retourner dans ton bled ?... T’en veux pousser des carottes ? — Oh ! Non ! mon oncle… Ça je veux pas !... Je voudrais m’engager… […] Je sais pas rien faire mon oncle… Je suis pas sérieux… Je suis pas raisonnable… — Mais si que t’es sérieux ma grosse bouille ! Moi je te connais bien… Mais si ! que t’es raisonnable !

J’en pouvais plus moi de chialer…

— Non ! Je suis un farceur mon oncle !... — Mais non ! Mais non ! mon poulot !... T’es un petit connard au contraire ! T’es la bonne bouille que je te dis !... T’as pas un poil de rusé ! T’es bonnard à toutes les sauces !... Il t’a possédé le vieux coquin ! Tu vois donc pas vieux trésor ? C’est ça que tu peux pas digérer !... Il t’a fait ! — Ah ! non ! Ah ! non !... j’étais hanté… Je voulais pas des explications. J’ai supplié pour qu’il m’écoute… « Je faisais que de la peine à tout le monde ! » Je lui ai dit et répété… Ah ! Et puis j’avais mal au cœur !... Et puis je lui ai reparlé encore… toujours je ferais de la peine à tout le monde !... C’était ma terrible évidence !... » (pages 616-617).

On s’était donc mépris, Céline était un chenapan contraire aux « vertus à la française », opposé aux us et coutumes du Parisien ordinaire, résolu à ne pas dénoncer seulement la guerre mais l’ignoble immondice stercoraire du fond boueux de la Nation-haute-et-noble-et-unie-par-principe, il se fait paria malgré lui, il ne voulait pas, il n’avait pas compris de quel regard on le voyait, il ambitionnait juste de raconter le calvaire de sa vie, d’en faire une œuvre au ton que mérite cette existence si dénuée du moindre envol ; il ne respecte rien, ni la médecine, l’amour non plus, est indiscret, ne « lave pas son linge sale en famille », carrément et sans tenue « vide son sac », « débouche ses chiottes » comme les Américains disent, alors c’est logiquement par consolation qu’on le suspecte de caricature, ce ne peut être rigoureusement vrai tout cela, on le bannit plus ou moins, la presse lui est froide, c’est un homme défaillant, son génie incontestable à forger un style nouveau lui est à présent tourné en reproches, ses enchaînements sont grossiers, sa verve est un bouge ou un tripot, c’est trop sombre faute de noircir le sujet-consensus et ce qui flatte et ce qui agrège, et ce n’est après tout pas le nouveau Rostand qu’on attendait (enfin le Rostand de Cyrano, car on n’a pas aimé non plus celui de Chanteclerc, qu’est-ce qu’il lui était donc arrivé aussi à celui-là ? Est-ce dont qu’ils finissent systématiquement par devenir fous ? Au moins Sartre et Camus ont-ils toujours écrit la même chose en « tournant leur fauteuil dans le sens de l’histoire », rien que du « progrès », au point que toute leur œuvre est la variation d’un seul thème faisant l’éloge de la manière qu’a le Français de se considérer comme Esprit et comme Révolté), et ce qu’on adula de lui au point qu’un membre du jury Goncourt démissionna de le voir refusé, se change en objet de litige, en préjudice ou en soupçon. On dira plus tard, et l’on dit encore, que cet argot est critiquable parce qu’il signale l’antisémite à venir, le respect-pour-rien, l’abîmeur d’idéal par système ou par principe : c’est très joli tout ça, vraiment de bonnes raisons formées après coup, mais rien qu’un recul honnête permettrait de s’apercevoir que les Français, après avoir aimé Cioran, adorent encore Les tontons flingeurs et Kaamelott sans supposer que leurs réalisateurs ou dialoguistes sont de dangereux racistes en puissance ! Alors, pour Céline, le monde littéraire, celui qu’il croyait l’avoir favorablement accueilli en connaissance de cause c’est à-dire en respectant qui il était et ce qu’il écrivait (parce qu’il est vraisemblable que Céline jugeait la littérature avec ce degré de dégagement), lui paraît illogique et vil autant que le bas milieu où il vécut, mesquin, infect, écœurant, crasseux, d’une bassesse affreusement vulgaire, compromis. Cette ultime désillusion, unanime, si cohérente, parachevant un système, est de celles dont on ne se remet pas, après l’espoir étrange d’une exception et d’une chance : Céline s’aperçoit qu’il a eu tort d’admettre qu’il existait une sorte d’« aristocratie populaire », de capacité à discerner des mérites, d’élite intermédiaire, artiste et critique, qui saurait reconnaître son empreinte et, pour de justes raisons, d’admettre sa supériorité au moins en quelque chose, car c’est sans déni possible que Céline se révèle l’expression d’un esprit et d’un style, et pas seulement, comme on l’a réduit pour se donner bonne conscience et s’épancher au discrédit, du fait d’un certain nombre de tics faciles de ponctuation et d’emplois argotiques, mais pour bien autre chose que personne ne sut même imiter, la personnalité de qui ne concède pas, qui concède si peu, qui est si peu habitué aux concessions, qu’il n’a plus vu, au moment de publier, ce qu’il aurait dû concéder (et censurer) pour rester convenable, il ne l’a pas seulement pressenti, et il est resté la vertu intrinsèque d’une authenticité c’est-à-dire d’une Identité à une époque où des Sartre par exemple ne songeaient à écrire que pour plaire : Céline, lui, n’a pas seulement compris ce que c’est que de se faire valoir, il n’en a pas intériorisé l’intérêt, il s’est montré infiniment plus sale qu’un Rousseau angélique par comparaison et qui ne prétendait se confesser qu’en trichant, il n’a pas anticipé qu’il y a des choses qui ne s’écrivent pas ou qui sont aussitôt très mal reçues, qui le puniraient socialement. On lui a passé Voyage parce que la salissure « allait bien » avec la guerre telle qu’on se la figurait, mais vraiment, là, il exagère, on ne veut plus de lui, pour la guerre uniquement ça passait mais pour la France c’est trop dur, on a besoin de vivre heureux, on est sans doute plus heureux sans la guerre mais comment l’être sans soi, sans ce soi qu’on perçoit, qu’on s’incorpore, qu’on se reconstitue en loin, dans Mort à crédit ? Qu’on touche à la guerre qui est écart au réel, ça oui, mais certainement pas à la prose sociale où il faut vivre satisfait au quotidien : dehors Céline ! Vient alors la bordée des jurons-retours de toutes les mauvaises fois : Ferdinand ne s’en relèvera pas, et ce qui naîtra après sous sa plume portera inévitablement la saveur de cette déconvenue : « Donc pas un seul homme ! pas un ! dut penser l’écrivain comme harcelé d’indifférence. Les vouer tous à l’extermination, d’un inégalable mépris ! » Logique. Il eût fallu, pour éviter cela, que Céline ne connût point le succès au départ : Nietzsche n’a pas pareillement dégénéré parce qu’il n’a reçu que de petites désillusions dès ses commencements, que son désabusement fut ainsi progressif. Et j’en serais presque reconnaissant moi-même, pour cette raison, qu’on ne m’ait pas distingué comme je l’avais tant souhaité au départ : et si à présent cela devait se produire après si longtemps, je n’en tirerais plus aucun mirage, j’aurais dit quelque chose qui plaît, c’est-à-dire que, comme Céline, on m’aurait mal compris.

Le seul reproche légitime, selon moi, qu’il faut faire à l’encontre de Mort à crédit, c’est l’atermoiement d’une intrigue à l’avantage presque exclusif du style : c’est un roman qui, tout compte fait, ne raconte pas grand-chose, et si l’on sait que je ne me préoccupe guère d’histoire dans un récit sauf pour examiner sa vraisemblance et son ingéniosité secondaire, 600 pages sont tout de même un peu longues pour n’insister que sur l’impression molle et collante d’une griseur repoussante. Les personnages, comme englués dans l’uniformité de l’accusation de surplomb, acquièrent des caractères par trop identiques, s’expriment d’un langage poisseux et vitupérant tous pareils, d’ailleurs les choses triviales dont ils ne se dépêtrent jamais, sexuelles notamment, restent floues, et c’est comme si les perceptions étaient entravées d’une boue ductile, l’absence d’échappatoire inonde l’enfance d’une pluie lourde et serrée, trop systématique, qui entrave la distinction des moindres singularités, tout est puanteur et déchet, il faut résolument avilir, c’est décidé une fois pour toutes on n’y reviendra plus, et en même temps on y revient sans cesse. Il n’y a que cela à dire environ, le lecteur n’apprend rien au-delà de toute cette merde : il faut qu’entre mauvaises affaires des enfants se sodomisent ou tirent des débauches d’une moindre occasion. Qu’on m’entende bien : je ne reproche pas à Céline sa partialité, je lui reproche la répétition de son procédé ainsi qu’une certaine altération de lucidité en tant qu’auteur, presque techniquement, ne serait-ce que dans son excessive confiance à ne pas abuser de la patience de son lecteur, à ne pas se complaire à ses envolées d’invectives toujours similaires. Hors de cette saloperie dont on s’imprègne et qui finit quelque peu par nous recouvrir, qui pénètre en nous – c’est unique, cela, c’est extraordinaire de se sentir aussi emboué par un livre ! – jusqu’à quelque forme sincère de déprime (infiniment plus sincère qu’un Cioran), qui nous enferme dans une condition atroce qu’on continue d’espérer en vérité un peu au-delà tout de même et qui aliène nos regards aux visions d’un auteur peintre du vulgaire, on n’a, il faut le dire, aucun intérêt à lire Mort à crédit – même si le profit de cette seule vision peut être considérable, peut suffire pour un livre. Une fatalité de la faillite et de la dégénérescence au sens presque propre, de la « congénitalité » de la société et des êtres, absorbe l’essentiel, pour ne pas dire la totalité, du récit ; c’est en somme un récit « d’atmosphère » égocentrique, une introspection exactement à la Proust – à la Proust dans la focalisation sur la manière pour rendre compte d’un état d’esprit – de tout ce que le lecteur n’a nul avantage à découvrir, sans profondeur applicable à l’extérieur, sans remède, guère transposable, en l’occurrence pas fort crédible non plus et surtout sans accès à l’empathie – Ferdinand, j’y insiste, fait toujours l’effet d’un sale gamin, mauvais de manière prévisible, et qui pleurniche encore à la moindre occasion. On est en droit de trouver qu’une ambiance seule, sur tant de papier imprimé, c’est encore aussi insuffisant que de rechercher le temps perdu malgré l’élan louable de pure franchise (dont on peut aussi douter cependant, dont on ne douta point pourtant dans Voyage parce que c’était le sujet de la guerre et qu’il fallait que même les exagérations soient véridiques – le peuple français est de longtemps, de toujours peut-être, insoucieux de Vérité ; la France n’est fondamentalement pas une nation philosophe). Le partage des vases croupies de l’époque contemporaine ne suffit peut-être pas à alimenter l’esprit d’un lecteur attentif et curieux, en particulier sans solution, d’autant que la torpide médiocrité est, à mon sens, largement évidente et notoire ; cela méritait sans doute une analyse plus directe et réflexive que cette façon lancinante de désespérance familière – un essai peut-être ? – ; or, c’est toutefois une transmission insidieusement efficace, une plongée dans la perpétuité des ratages d’un siècle, un engouffrement dans la bassesse de la société des gens qu’on peut sans beaucoup de mal général, certes, aspirer au « massacre ».

On n’a pas vu, semble-t-il, que Céline était misanthrope, si on l’avait vu alors on aurait compris que l’antisémitisme est assurément une variété de la misanthropie, au même titre qu’on me reproche parfois ma misogynie sans avoir remarqué que je suis également misandre, puisque moi aussi je suis misanthrope (avez-vous bien regardé autour ce qu’est l’homme ?). Il est tout de même psychologique que la désaffection de Céline pour des raisons idiotes ait aggravé son sentiment d’une sacralité fausse voire d’une malédiction humaine : et combien de fois ai-je écrit que celui qui ne distingue pas (la personne contemporaine) n’est pas un individu et qu’en tant que tel, je veux dire en tant qu’absence ou vide, il ne peut compter comme un ni comme perte véritable ? J’ai quand même, moi, cette décence assez timorée ou trop fataliste d’admettre qu’en démocratie, que je plébiscite encore, c’est encore aux gens de savoir comme ils souhaitent se conduire, et qu’il importe de ne pas les frustrer de ce qu’ils souhaitent en majorité, comme de leur vie ou de leur vacuité, mais je n’ai pas été déçu dans mes meilleures espérances, n’ayant jamais entretenu, du temps de mes écrits, la pensée que ce siècle avait du discernement et savait accorder des récompenses, j’en ai été déçu dès le commencement. Or, on fit faire à Céline un tour dans l’abîme du quasi-anonymat glacé après l’avoir lancé aux nues ensoleillées du presque-triomphe : il jeta donc l’anathème sur les peuples et, avec eux, aussi sur les Juifs ; réaction d’une fort humaine inhumanité, si l’on y réfléchit, et il faut peut-être ne pas blâmer, voire se réjouir en quelque sorte, qu’il existe en chaque être, après l’offense reçue, le désir – vital, si nécessaire même à définir l’homme – de chercher la réparation : « And if you wrong us, shall we not revenge ? ». C’est là même une communauté, un fonds solidaire, un attribut élémentaire, dont la dépossession ferait s’exclamer : « Voilà moins qu’une bête : qu’est-ce donc qu’un homme qui ne tient nulle part à son honneur et qui se laisse impunément outrager ! » Dommage sans doute qu’ait manqué à Céline la justice d’exterminer verbalement, en manière de bagatelles et à la place des Juifs, le peuple français lui-même, bien davantage responsable, et ses « artistes » qui l’avaient si odieusement négligé, abandonné et oublié ! Mais il est possible que Céline se fût aperçu qu’il avait déjà plus ou moins ouvertement méprisé son Contemporain dans ce roman à travers maintes figures : alors qu’aurait-il pu écrire davantage ? et comment eût-il exprimé la nouveauté de sa contemption ? L’humeur accablante l’emporta encore, sans doute, sur le froid calcul qui eût été nécessaire à décrypter les motifs derrière son abandon, il fallut à l’écrivain une invention, une trouvaille, un artifice, pour renouveler et purger sa plus surprenante haine, de quoi retranscrire avec inédit la fermeté de son impressionnant dégoût… et c’est bien cohérent selon ce que j’ai déjà écrit ici, car n’est-ce pas précisément, si l’on m’a bien compris, en cette prééminence de la passion sur le jugement, à la fois ce que j’admire et ce que je reproche le plus à Mort à crédit ?

 

À suivre : Le journal d’une femme de chambre, Mirbeau.

Publicité
Publicité
Commentaires
É
On est tous divisés, on est intérieurement plusieurs personnes contradictoires qui se combattent ou dont les intérêts se contredisent, on est tous amenés à jouer des rôles qui en définitive sont les facettes d’une vérité unique qu’on passe son temps à intérioriser, à travestir, à protéger du regard d’autrui et finalement à trahir, parce qu’on a honte de s’avouer aussi complexe, pluriel, tiraillé, contradictoire et donc essentiellement indéfini, alors que c’est précisément notre force.
Répondre
A
Après le Voyage du cul du poisson à la mégapole. Moins poli que polisson il (le Louis-Ferdinand, nan ! pas dans les dents et pan! et pan... ) extirpe des fiasses critiques les fiels qui l'affligent. Je n'ai pas reproduit les quelques syntagme qui exposent des proches asiatiques et affidés, avec ces partialités grumeleuses. Le because de que ça rudoie trop les coudes déjà endoloris des ennuyés de naissance.<br /> <br /> <br /> <br /> "– Oui ! Poète enfin !<br /> <br /> – Hum... Hum... C'est bien difficile à répondre... Mais en toute franchise, je ne crois pas... Ça se verrait... La critique me l'aurait dit...<br /> <br /> – Elle a pas dit ça la critique ?...<br /> <br /> –Ah ! Pas du tout !... Elle a dit comme trésor de merde qu'on pouvait pas trouver beaucoup mieux... dans les deux hémisphères, à la ronde... que les gros livres à Ferdinand... Que c'était vraiment des vrais chiots... "Forcené, raidi, crispé, qu'ils ont écrit tous, dans une très volontaire obstination à créer le scandale verbal... Monsieur Céline nous dégoûte, nous fatigue, sans nous étonner... Un sous-Zola sans essor... Un pauvre imbécile maniaque de la vulgarité gratuite... une grossièreté plate et funèbre... M. Céline est un plagiaire des graffiti d'édicules... rien n'est plus artificiel, plus vain que sa perpétuelle recherche de l'ignoble... même un fou s'en serait lassé... M. Céline n'est même pas fou... Cet hystérique est un malin... Il spécule sur toute la niaiserie, la jobardise des esthètes... factice, tordu au possible son style est un écurement, une perversion, une outrance affligeante et morne. Aucune lueur dans cet égout !... pas la moindre accalmie... la moindre fleurette poétique... Il faut être un snob "tout en bronze" pour résister à deux pages de cette lecture forcenée... Il faut plaindre de tout cœur, les malheureux courriéristes obligés (le devoir professionnel !) de parcourir, avec quelle peine ! de telles étendues d'ordures !... Lecteurs ! Lecteurs !... Gardez- vous bien d'acheter un seul livre de ce cochon ! Vous êtes prévenus ! Vous auriez tout à regretter ! Votre argent ! Votre temps !.., et puis un extraordinaire dégoût, définitif peut-être pour toute la littérature !... Acheter un livre de M. Céline au moment où tant de nos auteurs, de grands, nerveux et loyaux talents, honneur de notre langue (la plus belle de toutes) pleinement en possession de leur plus belle maîtrise, surabondamment doués, se morfondent, souffrent de la cruelle mévente ! (ils en savent quelque chose). Ce serait commettre une bien vilaine action, encourager le plus terne, le plus dégradant des "snobismes", la "Célinomanie", le culte des ordures plates... Ce serait poignarder dans un moment si grave pour tous nos Arts, nos Belles-Lettres<br /> <br /> Françaises ! (les plus belles de toutes !)"<br /> <br /> – Ils ont dit tout ça les critiques ? Je n'avais pas tout lu, je ne reçois pas l'Argus. "<br /> <br /> <br /> <br /> Bagatelles... LFD dit C.
Répondre
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité