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Henry War
28 août 2022

Le Journal d'une femme de chambre, Octave Mirbeau, 1900

Le journal d'une femme de chambre

Le Journal d’une femme de chambre est beaucoup plus un ouvrage érotique qu’un texte par exemple social sur la condition de domestique entre les XIXe et XXe siècle – je doute que les critiques l’aient beaucoup remarqué rien qu’à constater le succès qu’il obtint à sa parution, presque toute renommée depuis cent cinquante ans ne devant sa fortune ou qu’à la racole ou qu’au malentendu –, même s’il inclut une portée pédagogique sur les usages des employés de maison – c’est selon moi surtout un prétexte à popularité qui réussit bien –, en ce que l’essentiel du texte, fondé sur la psychologie singulière et même assez distante de la narratrice ne se liant guère à ses semblables, se focalise sur le thème central et fédérateur de l’intimité et des rapports sexuels, d’une sensualité omniprésente et grisante, et plutôt à la manière, ai-je trouvé, des récits de la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire comportant une relative finesse évocatoire de masques et de marivaudages, de préciosités mondaines mêlées de scandales sous-jacents et recelés, plutôt qu’un réalisme plus grossier et prosaïque de l’époque de Zola et de ses dévoilements un peu plus « triviaux » – on attendrait en vain, autant le dire d’abord, des scènes « explicites », et j’ai déjà exprimé par ailleurs comme je trouve dommage et hypocrite la tendance des écrivains à se saisir d’un sujet sans l’ambition d’en développer totalement la teneur. Pour sentir la contention élégante contredite de suggestions fauves, lire par exemple la description suivante, celle d’un livre d’images lubriques trouvé dans un salon et laissé au regard des serviteurs par la maîtresse, peut-être justement à dessein qu’on les consulte : « Rien que d’y penser, j’en ai chaud… Des femmes avec des femmes, des hommes avec des hommes… sexes mêlés, confondus dans des embrassements fous, dans des ruts exaspérés… Des nudités dressées, arquées, bandées, vautrées, en tas, en grappes, en processions de croupes soudées l’une à l’autre par des étreintes compliquées et d’impossibles caresses… Des bouches en ventouse comme des tentacules de pieuvre, vidant les seins, épuisant les ventres, tout un paysage de cuisses et de jambes, nouées, tordues comme des branches d’arbres dans la jungle !... » (page 76) Devine-t-on avec quel étalage plaisant et magistral, pourtant superflu, Mirbeau déploie ses affolantes évocations ? On trouverait que l’intrigue entière n’est qu’un prétexte à induire des tentations et à traduire des échauffements, parce que parmi les nombreuses places que la narratrice a occupées, il n’en est aucune qui fut dénuée de suggestions de cet ordre, et très peu qui ne se placèrent pas d’emblée sous le signe du désir : la narratrice est d’ailleurs – Célestine – indiscrète, railleuse, impudique, impertinente, ludique, libertine, pleine d’aiguillons et d’une sensualité généreuse et d’épiderme, qui aime les odeurs d’étoffes coquettes où elle se plonge et la nudité des maîtresses qu’elle déshabille, autant de concessions littéraires faites au siècle d’une éducation plus généralisée, – j’entends qu’enfin la soubrettes n’est plus la jeune sotte religieuse et prude utilisée contre sa volonté et son « âme », et qui permet de voir les « dessous » des maisons riches avec un regard instruit, reculé et dur, éloigné de la morale naïve qui « conviendrait » pour une subalterne dans le but de dépeindre avec respect et fidélité les sociétés bourgeoises ou aristocrates dont elle est au service. Il y a un évident voyeurisme en ce journal dont le principe est, en rendant la parole à ces « souris » indiscrètes et qu’on ignore, de dévoiler les mœurs des maisonnées et d’offrir une vision directe sous le déguisement de leurs corrections de façade, révélant avec plus ou moins d’affection ou de blâme, comme des rumeurs vérifiées, leurs privautés et leurs vices, infidélités surtout et puis duretés et avarices, tout ce qui relève du couple et que les « salons » et les « tables » – publics – ne décèlent pas et dissimulent – on trouve le ressort à l’origine par exemple des Liaisons dangereuses. Mais l’honorable lecteur prétextera que ce qui l’intéresse le plus, c’est l’étude du rapport spécifique que les femmes de chambres entretiennent avec leurs maîtres, leurs collègues et les différents interlocuteurs chargés de les placer ou de les accueillir le temps du placement…

Le récit principal suit, par intervalles de plusieurs jours, la découverte d’une maison où Célestine doit s’adapter aux règles compliquées et paradoxales, souvent absurdes et mauvaises, de ses maîtres, mais cette narration est régulièrement interrompue de récits enchâssés, au gré des à-propos évoqués par la situation, sur les emplois antérieurs de Célestine, nombreux et peut-être invraisemblables, anecdotes éloquentes où s’exacerbe sa langue pointilleuse et redoutable, ses observations satiriques, ainsi que ses émois irrépressibles de femme belle et séduisable. Ces analepses servent évidemment, de façon sans doute trop artificiellement méthodique, à détailler la variété des circonstances auxquelles sa profession confronte une femme de chambre, et elles constituent un répertoire probablement didactique à l’excès, en dépit de leur « portrait en actes » – je veux dire que l’auteur ne se contente jamais de décrire « en théorie » les contingences d’un métier et qu’il les met toujours en scène avec verve et vitalité –, pour dénoncer les injustices récurrentes infligées à une condition le plus généralement méprisée de demi-esclaves possédés et résignés à leur sort, sans échappatoire : là se retrouve la tonalité rousseauiste d’une « Lettre au Comte de Lastic » par exemple, à travers les rapports successifs sur : l’exploitation dont sont coupables les bureaux même de placement, la forme des entretiens d’embauche si intrusifs et humiliants, les défenses explicites faites aux femmes de chambre de concevoir des enfants, les dédains outrés des employeurs pour les rares évolutions du droit et des mœurs des domestiques, les abus poussés contre la pauvreté même qui ne réclame jamais et subit tout, ainsi que les faiblesses de ce petit peuple parallèle de commis méritant plus ou moins le sort où son manque de probité la condamne ; en somme les ignominies banales de tout un peuple diversifié qui, de longue date et quelle que soit sa classe, est toujours sûr de sa légitimité et a bonne conscience – anecdotes achevées les plus souvent en articles de morale socialiste, ironiquement incisifs, et dirigés contre les riches.

Mais il faut souligner que ces analepses sont utiles et même nécessaires à compenser le manque de péripéties du récit principal, et même le défaut d’intrigue, où presque rien n’arrive, ce qui n’est pas illogique mais quand même impatientant. Mirbeau ne semble pas avoir planifié un canevas de progression et d’élucidation au sein du tissu principal, de sorte que quand des événements rares arrivent, ils n’obtiennent pas leur explication, et que le dénouement est un ratage de petit-confort auquel aboutit Célestine et qui correspond plutôt à une déchéance de sa mentalité leste qu’à un aboutissement de sa sensualité et de son esprit subtil et acéré. Quand elle a fini de nous instruire commence précisément l’instant où elle a cessé de constituer pour le lecteur une enseignante acceptable, elle s’est rangée à l’incohérence bizarre d’une situation de bourgeoise contentée à des infimités, réduite à une utilisation, à un emploi. La médiocrité du dénouement contrebalance, je trouve, la finesse aérienne, piquante et désirable, de toutes les émoustillantes audaces d’une tonalité d’excitation continuelle – même si, à l’heure où je termine Mort à crédit écrit seulement trente ans plus tard, je mesure comme il eût été peut-être permis d’aller plus loin dans la peinture de la réalité des plaisirs.

C’est pourtant, à mon avis, par sa psychologie de la sensualité féminine que se distingue le plus l’admirable pénétration de Mirbeau dans ce récit : Célestine est une femme avant d’être une profession, elle a les duretés et les tendresses de son sexe magnifié sans exagération et sans complaisance, une sorte de perversité spontanée autant qu’une espèce de maternité pitoyable, et ses élans sincères de tentation et d’amour s’opposent à ses jeux de calcul et de domination, à ses séductions et à ses retraits manipulateurs, en quoi elle présente, au sein d’un esprit encore logique, une variété de sensations et de sentiments qui font d’elle – j’ose m’aventurer un peu – une des premières femmes complètes de la littérature dénuées des ces préconceptions d’auteur qui les y rendent factices et d’une désespérante fixité, enfin une femme vraie et mouvante plutôt qu’un type déterminé, tant intellectuelle qu’impulsive, bouillonnante que glacée, une femme des effets et de l’humeur. Par exemple, est-ce qu’on vit souvent auparavant, dans le roman, des vérités profondes de la femme exposées si justement comme celles-ci : « Lorsqu’un homme me tient, aussitôt la peau me brûle et la tête me tourne… me tourne… Je deviens ivre… je deviens folle… je deviens sauvage… Je n’ai plus d’autre volonté que celle de mon désir… Je ne vois plus que lui… je ne pense plus qu’à lui… et je me laisse mener par lui, docile et terrible !... jusqu’au crime !... (page 96) ? Ou, sur un sujet similaire : « Moi, quand je suis encore sous le frisson du bonheur, j’aime à retenir dans mes bras longtemps, longtemps, le petit homme qui ma l’a donné… Après les secousses de la volupté, j’ai besoin – un besoin immense, impérieux – de cette détente chaste, de cette pure étreinte, de ce baiser qui n’est plus la morsure sauvage de la chair, mais la caresse idéale de l’âme… j’ai besoin de monter de l’enfer de l’amour, de la frénésie du spasme, dans le paradis de l’extase… » (page 169) Ou encore, plus subtil et moins avouable, sis au fond même de la conscience féminine disons « historique » (en dépit des cris de scandale que pousseront quelques représentantes contemporaines d’une féminité reconstruite et ainsi désincarnée), l’appel en elle de la protectrice violence : « Mais il y a autre chose, il y a tout ce que je découvre en Joseph de nouveau et de profond… et qui me bouleverse. Ce n’est pas l’harmonie des traits, ni la pureté des lignes qui crée, pour une femme, la beauté d’un homme. C’est quelque chose de moins apparent, de moins défini… une sorte d’affinité et, si j’osais… une sorte d’atmosphère sexuelle, âcre, terrible ou grisante, dont certaines femmes subissent, même malgré elles, la forte hantise… Eh bien, Joseph dégage autour de lui cette atmosphère-là… L’autre jour, je l’ai admiré qui soulevait une barrique de vin… Il jouait avec elle ainsi qu’un enfant avec sa balle de caoutchouc. Sa force exceptionnelle, son adresse souple, le levier formidable de ses reins, l’athlétique poussée de ses épaules, tout cela m’a rendue rêveuse. L’étrange et maladive curiosité, faite de peur autant que d’attirance, qu’excite en moi l’énigme de ces louches allures, de cette bouche close, de ce regard impressionnant, se double encore de cette puissance musculaire, de cette carrure de taureau. » (page 118) Cette réussite de la volupté intérieure est un triomphe d’écrivain, particulièrement d’un écrivain mâle parvenu à s’immiscer dans des pensées de femme – c’est ce qu’après ces extraits la lectrice confirmera ou infirmera à sa guise –, parce qu’en échappant aux précédentes pudeurs « de lettres » teintes d’incompréhensions surtout misogynes, Mirbeau atteint l’essence de la féminité au lieu de l’établir uniquement comme un rapport à l’homme ou à la société – Mme Bovary par exemple est un rapport indirect, ses impressions sont toujours des transpositions caractérisées d’appris et de convenus –, en sorte que le titre même de l’ouvrage – Le Journal d’une femme de chambre – est presque une tromperie ou une erreur, car ce n’est point surtout le journal d’une femme-de-chambre, mais bien davantage le journal-de-chambre d’une femme : nuance primordiale qui fait de ce récit narrativement un peu mal élaboré, je crois, un des premiers spectacles littéraires d’un être à la fois de réflexions et d’envies qui ne soit pas à destiné à se conformer surtout à un concept de femme, c’est-à-dire que la femme y est en balance constante, en lutte perpétuelle et indécidable, entre méditations et instincts – cette femme est un humain. C’est assurément, si j’y songe, ce qui confère à ce récit son caractère de profonde sensualité, d’humanité et de vitalité, de moiteur organique et vibrante, cette disposition à ne pas s’en tenir à un carnet d’édification propret avec sa thèse décontextualisée à redémontrer : où je tiens qu’une œuvre qui sait parler complètement de la femme vraie, qui ne nie pas une partie de son sujet, qui la représente toute, quel que soit l’art de son intrigue, transmet nécessairement le désir – de l’aimer.

 

À suivre : Messes noires. Lord Lyllian, Adeslwärd-Fersen.

 

***

 

« Je ne sais pas si, comme le prétend Madame, Monsieur trousse les petites filles dans la campagne… Quand cela serait, il n’aurait pas tort, si tel est son plaisir… C’est un fort homme, et qui mange beaucoup… Il lui en faut… Et Madame ne lui en donne jamais… Du moins, depuis que je suis ici, Monsieur peut se fouiller… Ça, j’en suis certaine… Et c’est d’autant plus extraordinaire qu’ils n’ont qu’un lit… Mais une femme de chambre, à la coule, et qui a de l’œil, sait parfaitement ce qui se passe chez ses maîtres… Elle n’a même pas besoin d’écouter aux portes… Le cabinet de toilette, la chambre à coucher, le linge, et tant d’autres choses, lui en racontent assez… Il est même inconcevable, quand on veut donner des leçons de morale aux autres et qu’on exige la continence de ses domestiques, qu’on ne dissimule pas mieux les traces de ses manies amoureuses… Il y a, au contraire, des gens qui éprouvent, par une sorte de défi, ou par une sorte d’inconscience, ou par une sorte de corruption étrange, le besoin de les étaler… Je ne me pose pas en bégueule, et j’aime à rire, comme tout le monde… Mais vrai ! – j’ai vu des ménages… et des plus respectables… qui dépassaient tout de même la mesure du dégoût…

Autrefois dans les commencements, cela me faisait un drôle d’effet de revoir mes maîtres… après… le lendemain… J’étais toute troublée… En servant le déjeuner, je ne pouvais m’empêcher de les regarder, de regarder leurs yeux, leurs bouches, leurs mains, avec une telle insistance que Monsieur ou Madame, souvent, me disait :

— Qu’avez-vous ?... Est-ce qu’on regarde ses maîtres de cette façon-là ? Faites donc attention à votre service…

Oui, de les voir, cela éveillait en moi des idées, des images… comment exprimer cela ?... des désirs qui me persécutaient le reste de la journée et, faute de les pouvoir satisfaire comme j’eusse voulu, me livraient avec une frénésie sauvage à l’abêtissante, à la morne obsession de mes propres caresses…

Aujourd’hui, l’habitude qui remet toute chose à sa place, m’a appris un autre geste, plus conforme, je crois, à la réalité… Devant ces visages, sur qui les pâtes, les eaux de toilette, les poudres n’ont pu effacer les meurtrissures de la nuit, je hausse les épaules… Et ce qu’ils me font suer, le lendemain, ces honnêtes gens, avec leurs airs dignes, leurs manières vertueuses, leur mépris pour les filles qui fautent, et leurs recommandations sur la conduite et sur la morale :

— Célestine, vous regardez trop les hommes… Célestine, ça n’est pas convenable de causer, dans les coins, avec le valet de chambre… Célestine, ma maison n’est pas un mauvais lieu… Tant que vous serez à mon service et dans ma maison, je ne souffrirai pas…

Et patati… et patata !...

Ce qui n’empêche pas Monsieur, en dépit de sa morale, de vous jeter sur des divans, de vous pousser sur des lits… et de ne vous laisser, généralement, en échange d’une complaisance brusque et éphémère, autre chose qu’un enfant… Arrange-toi, après comme tu peux et si tu peux… Et si tu ne peux pas, eh bien crève avec ton enfant… Cela ne le regarde pas !...

Leur maison !... Ah vrai !... » (pages 72-73)

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Commentaires
N
Alors j'ai fait mon TPE sur ce livre et j'avoue que du coup je ne l'avais pas du tout vu sous cette angle. Il faudrait donc que je le relise. C'est comme quand on regarde un film étant petit et que plus tard on y trouve un sens caché. Et puis pour un TPE on ne s'autorisait pas à parler de ça donc j'avoue que je ne me suis pas attardé sur cette aspect du livre.
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