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Henry War
12 septembre 2022

Bruges-la-Morte, Georges Rodenbach, 1892

Bruges-la-Morte

M. Berg, postfacier boomer de ce livre, rend un travail typique d’universitarien d’une d’époque fastidieuse et sans génie, être « thématique », d’héritage constructiviste ou formaliste, qui, dès sa première citation, prouve qu’il n’est pas ou n’est plus un philologue. Dans un texte, Rodenbach s’insurgeait de la représentation sculptée d’une danseuse nue sans ornement parce qu’il estimait que l’expression du désir, à laquelle il semblait admettre par principe le but de la danse, impliquait un style c’est-à-dire des effets liés à l’excitation et à la volupté ; voici donc la manière dont M. Berg « traduit » cette pensée : « Pour l’artiste, la réalité n’est délectable que si elle apparaît floue et voilée » (page 131). Il faut convenir que déformer ainsi un auteur est à peu près un comble de mauvaise foi. Ce genre d’homme a pris l’habitude de pérorer en références et interprétations dont la surabondance est supposée le gage d’un esprit vraiment œcuménique, au point qu’il ne redoute pas d’écrie à la suite des énormités comme : « Car il est bien évident que la conjonction de « la morte » (deux syllabes) et du nom de la ville (« Bruges ») ne produit qu’un syntagme impair. » (page 145) – on appréciera le spécialiste de la métrique française qui, pour faire passer un paradoxe un peu fort mais nécessaire à sa thèse, ose prétendre, comme pour s’en persuader, qu’elle est « évidente » (« Bruges-la-morte » : ça compte donc « évidemment » trois syllabes en poésie ?!). Puis, passé cinq lignes – il suffit d’attendre vraiment si peu –, M. Berg d’ajouter : « Ginette Michaux a d’ailleurs démontré que cette configuration impaire, composée de trois termes, conditionne en fait la « logique rigoureuse » de la narration de ce roman scandée par quatre temps » – vous avez bien lu, un roman « impair » en « quatre temps », oui, mais avec une « logique rigoureuse » ! Ma critique est déjà trop longue sur un professeur qui, sans être une exception – c’est par malheur toute l’école d’une certaine faculté de Lettres qu’on a formée à tel moule « admirable » – mérite encore moins de publicité que ce que fournit le blâme, mais cette espèce de rappel est toujours, je pense, de quelque éloquence pour rappeler l’indigence dont font preuve nos spécialistes qui, cependant et il faut le reconnaître, travaillent beaucoup… à quantité d’abstrusions et de faussetés (cela m’évoque ces assemblées générales du service public où l’on réunit des amateurs pour trouver enfin, mais ensemble, quelque chose à dire sur tel sujet vague et improvisé), et qui se résignent, sans en avoir conscience, à une vaste disparition du soi, philistins pour leur absence d’individualité dans l’art, et cuistres pour leurs bavardages de vanité appointés.

Dans un livre de 207 pages, Bruges-la-Morte est un récit qui en tient une soixantaine si l’on excepte les photographies de la ville censées aider à en visualiser une certaine atmosphère ; c’est donc plutôt une nouvelle, et sa structure narrative, avec resserrement d’intrigue, limitation des personnages et intention de chute, confirme cette appellation. Hugues Viane y est un veuf inconsolable, errant en fantôme dans les rues belges, et dont les habitudes rangées signalent une neurasthénie profonde et une mentalité de recueillement : son existence depuis des années se constitue fidèle et prisonnière comme en un interminable culte de la morte, hommage et rituel posthume, tribut perpétuel et mémoire sacralisée dont il résulte une paralysie du temps laissé à ne rien faire. Au cours d’une de ses promenades – d’ordinaire sempiternelles et monotones –, il croise une femme qui est le sosie troublant, incroyable, de son épouse défunte, et il est aussitôt saisi, foudroyé : il la suit, la rencontre, s’en sert pour reformer le couple d’origine sans rien lui dire de son passé et en se persuadant d’être pur d’infidélité puisqu’ainsi il sent honnêtement que c’est la morte qu’il honore. Intrigue astucieuse, sans révolution : on s’attend évidemment à ce que l’artifice ne dure pas, la femme de substitution étant condamnée, du moins en une intrigue vraisemblable, à n’être pas la copie durable de la trépassée, cette morte dont l’époux a conservé sous cloche la chevelure blonde, chevelure chérie qui, toute semblable chez la vivante, est ici par exemple une chevelure teinte.

L’amour constitué avec cette femme demeure elliptique et inconsistant, et son caractère de vivante évolue sans anecdotes, reste assez stéréotypé, par nécessité d’intrigue pour ne pas la présenter d’emblée comme une absolue imitation de la morte et pour en indiquer peu à peu les différenciations : artifice, bien sûr – comment faire autrement sans passer par le fantastique ? Ce couple, constitution et entretien, n’est point le souci de Rodenbach. Elle, Jane Scott, une actrice, acquiert progressivement les défauts imputables typiquement à sa profession, et l’on ignore toujours comme ce pauvre hère de Viane, falot, pitoyable, atrophié, comme anémié et interrompu d’existence, d’un très faible élan, s’y prit pour conquérir une si vive personnalité. Raccourci qui est opportunisme d’écriture : on admet que l’homme la veut parce qu’il souhaite prolonger une sorte de résurrection, alors il faut qu’il l’ait obtenue, quelle que soit la manière, pour permettre l’expérience ; ce n’est, pour ainsi dire, pas le sujet : l’idée forte commande, plus impérieuse que les détails, alors la vraisemblance cède. Pour la chute, que je tais mais qui n’est pas inattendue ni étonnante, Rodenbach n’a pas non plus prolongé son concept en un au-delà génial, et, d’ailleurs, je trouve la dernière partie – plus d’une page décalée du reste par un blanc – particulièrement superflue ; elle n’est utile qu’à rappeler en clausule le thème véritablement novateur du livre, à savoir la correspondance d’une ville et d’un esprit.

« Hugues songeait : quel pouvoir indéfinissable que celui de la ressemblance !

Elle correspond aux deux besoins contradictoires de la nature humaine : l’habitude et la nouveauté. L’habitude qui est la loi, le rythme même de l’être. Hugues l’avait expérimenté avec une acuité qui décida de sa destinée sans remède. Pour avoir vécu dix ans auprès d’une femme toujours chère, il ne pouvait plus se désaccoutumer d’elle, continuait à s’occuper de l’absente et à chercher sa figure sur d’autres visages.

D’autre part, le goût de la nouveauté est non moins instinctif. L’homme se lasse à posséder le même bien. On ne jouit du bonheur, comme de la santé, que par contraste. Et l’amour aussi est dans l’intermittence de lui-même.

Or la ressemblance est précisément ce qui les coïncide en nous, leur fait part égale, les joint en un point imprécis. La ressemblance est la ligne d’horizon de l’habitude et de la nouveauté.

En amour principalement, cette source de raffinement opère : charme d’une femme nouvelle arrivant qui ressemblerait à l’ancienne !

Hugues en jouissait avec un grandissant délice, lui que la solitude et la douleur avaient dès longtemps sensibilisé jusqu’à ces nuances d’âme. N’est-ce pas d’ailleurs par un sentiment inné des analogies désirables qu’il était venu vivre à Bruges dès son veuvage ? » (pages 49-50)

Toute l’originalité tient finalement dans cette idée : Bruges est la ville morte, faite pour un climat de deuil et pour un temps arrêté – j’ignorais cela avant ce livre. Il s’agit d’une cité qui fut florissante au Moyen Âge, constituée de nombreux canaux et reliée par un bras de mer à la mer du Nord, le Zwin, qui permettait des commerces lucratifs et permit ce développement. Mais aux XV et XVIe siècles, le Zwin s’étant ensablé, la ville cessa de s’étendre et fut relativement désertée, conservant assez largement son architecture d’époque sans innovations notables, ainsi que son atmosphère religieuse, clochers et béguinages. Apparemment, une austérité mystique et froide, néanmoins cancanière comme celle des recluses, y subsiste – Rodenbach la dépeint à la fin du XIXe –, commerces rares, peu habitée, noyée en un silence d’eau et de sonnailles nostalgiques – les photographies accompagnant le texte sont en cela éloquentes. C’est une ville éteinte et morne, déprimante, un endroit élu par Viane justement pour sa griseur d’enterrement et de méditation atermoyée et infertile.

Là se situe la nouveauté de Rodenbach : faire de Bruges, presque sans interruption, un personnage du récit. Par sa présence, ses influences, ses épiages, par ses traditions et par ce qui pèse de son inlassable dureté sur le protagoniste, Bruges devient l’entité spectrale qui appelle et conforme, qui prévient et qui fige : elle a trouvé une incarnation en Viane et résiste à le laisser revivre. Lui-même, stylé à ce lieu et complaisamment attaché à lui par les routines endeuillées qu’il y a acquises, s’extrait difficilement de cette gangue, culpabilise de sa liberté, questionne ses mœurs, se sent en loin fautif, cherchant des prétextes à ses exceptions morales chaque fois qu’il croit échapper à l’emprise aqueuse de la ville glacée. Il a besoin de la ressemblance de la femme vivante à la morte pour ne pas cesser de se croire respectueux, soumis à l’obéissance, à l’obédience, à l’observance. C’est en cela un récit de l’homme tel qu’il s’attarde, se résigne et se lie, souvent sans autre raison que le sentiment d’être « à sa place » à force d’y avoir été, assujetti à un arbitraire lot de convenances comme la stupide période de viduité, tandis qu’il n’est perclus en vérité que parce que le mouvement et l’événement sont pour lui plus ardus à entraîner et à poursuivre – il faut s’ébrouer alors et ne dépendre de rien, cela engage des forces et une autonomie, on doit s’obliger à contredire des dogmes et à déplaire à des représentations. C’est le récit de l’être ordinaire et de bonne conscience dont la volonté ne passe pas l’infirmité très humaine de la permanence, de ce confort des lamentations ou des immuables, qui s’obstine à s’engluer, à s’enferrer dans des souvenirs améliorés, hagiographiques, divinisés comme ici de la morte, que caractérise ce qu’on pourrait nommer l’inertie béatement indécise. Viane en est aliéné de sa vitalité, comme minéralisé par le fil des choses passées dont les effets se prolongent en humeurs et en adéquations, homme plutôt fou lié que fou à lier, en particulier à cause de Bruges qui le rend captif de sa propre douleur qu’elle évoque d’abord puis qu’elle lui symbolise.

C’est cela qui est réussi dans Bruges-la-Morte, cette tentative originale qui, tenue durant tout le récit – et même, comme je l’ai signalé, trop artificiellement après le dénouement –, lui valut son succès : une curiosité digne d’intérêt et que Rodenbach parvint à souligner d’un style sans appesantissements descriptifs tels qu’on eût pu s’y attendre, sans d’ostensibles arrêts de la  narration qui auraient rendu l’exercice forcé et académique, avec une science sensible du dosage et de la poésie. C’est une œuvre où les respirations d’hommes rejoignent le fantasme du souffle ancien des rues et des eaux dans la vibration du retentissement infini des cloches médiévales. L’idée est fixée, la place magistralement prise : écrivains confrères, il est trop tard ! tout effort d’incarner une ville en ses torpeurs et en ses brumes vous associera catégoriquement à ce récit et ne présentera certainement plus à son lecteur que l’intérêt atténué d’un pastiche ; la référence est faite, bien établie, vous passeriez toujours après. D’aucuns croient que les idées préexistent en l’air et appartiennent au premier qui les attrape : vision antique ou romantique, pas sérieuse, présentant l’avantage facile d’épargner les peines de la recherche ; pourtant, il me paraît que certaines trouvailles même assez générales ferment définitivement l’accès aux autres auteurs dans l’éventualité où ils aspireraient à se réclamer du génie, c’est-à-dire s’ils nourrissaient l’espoir d’être non seulement exemplaires – ce qui reste possible – mais surtout originaux : or, sentir que c’est dorénavant et définitivement manqué !

 

À suivre : Les Déliquescences, Floupette.

 

***

            

« Cette eau elle-même, malgré tant de reflets : coins de ciel bleu, tuiles des toits, neige des cygnes voguant, verdure des peupliers du nord, s’unifie en chemins de silences incolores.

Il y a là, par un miracle du climat, une pénétration réciproque, on ne sait quelle chimie de l’atmosphère qui neutralise les couleurs trop vives, les ramène à une unité de songe, à un amalgame de somnolence plutôt grise.

C’est comme si la brume fréquente, la lumière voilée des ciels du Nord, le granit des quais, les pluies incessantes, le passage des cloches eussent influencé, par leur alliage, la couleur de l’air – et aussi, en cette ville âgée, la cendre morte du temps, la poussière su sablier des Années accumulant, sur tout, son œuvre silencieuse.

Voilà pourquoi Hugues avait voulu se retirer là, pour sentir ses dernières énergies imperceptiblement et sûrement s’ensabler, s’enliser sous cette petite poussière d’éternité qui lui ferait aussi une âme grise, de la couleur de la ville ! » (pages 51-52)

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