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Henry War
6 octobre 2022

La femme et le pantin, Pierre Louÿs, 1898

La femme et le pantin

Voilà un auteur aux mœurs flaubertiennes qui m’intrigue, selon l’appétissant portrait qu’en dresse M. Carcassonne dans sa préface qui débute de façon toute personnelle, mais que, comme tant d’autres, je n’achevai pas parce qu’au seuil du roman elle s’apprête à déflorer toute l’intrigue – et pourquoi n’en font-ils pas des postfaces, plutôt ?! D’un style sans ambages, mu par l’entraînement des faits, exact quoique sans atermoiements et en cela moins puissant parce que le défaut de parure signale en général un manque de profondeur – récit dédié au rythme de la progression, une volonté plutôt qu’une lacune, 150 pages enlevées et efficacement agaçantes, sur un thème proche du Carmen de Mérimée.

Mateo, riche, s’éprend d’une espagnole mineure, Concepción, vierge, et pauvre, d’une beauté presque scandaleuse de candeur et de cambrure. Elle réussit sans mal à se faire désirer, et, partant, enchaîne les tentations, obtenant de l’homme beaucoup d’argent en refusant toujours à se donner, ajournant sans cesse « par pureté » le moment de ce trop symbolique engagement. La torture de frustration et d’indécision que subit dès lors Mateo, en alternances de promesses et de fuites, le contraint alternativement à toutes les fureurs et à tous les repentirs, car lui et le lecteur ne savent vraiment qu’aux dernières pages si Concha est sincère dans ses vœux chastes ou si elle se joue odieusement de lui. Cela crée un mouvement permanent de flux et de reflux, où le report incessant des échéances sexuelles contribue chez Mateo à un sentiment bouillant d’injustice contrebalancé pourtant par les témoignages troublants de la tendresse suggestive de la fille : cet imbroglio fait certes de l’homme un pantin, mais on ignore s’il s’agit du pantin d’un être machiavélique ou de celui de ses propres désirs. L’argent qu’il offre sert perpétuellement à prouver son attachement et doit ainsi être pris par elle en tout honneur, c’est néanmoins aussi à quelque degré une variété d’achat dont elle est en droit de s’indigner : les deux attitudes, paradoxales et sises de part et d’autre d’une frontière ténue qu’un détail peut venir traverser, alternent en des crises dont on s’interroge, Mateo le premier, si elles consistent en des simagrées ou des indignations sincères.

Les souffrances du jeune homme, certes, proviennent de son tempérament qui capitalise sur des paroles et qui légitime des mouvements de refus : il est faible, au fond, et il tient, on ne sait pourquoi ou plutôt : encore ! suivant une convention amoureuse d’une moralité inutile, à n’aller pas faire penser à sa fiancée qu’il est particulièrement sensuel et que son corps l’attire – mais pourquoi se fasciner pour une danseuse pieuse, alors ? c’est la contradiction qui lui coûte ! Et puis, par un jeu opportuniste ou hasardeux, c’est lorsque la force de conviction sacrificielle de Mateo est le plus vulnérable, quand il s’est trouvé si déçu et mécontent, si scandalisé, qu’il jure d’abandonner définitivement la fille à ses retournements inqualifiables et révoltants parce qu’il a tout perdu et n’a plus rien à péricliter, qu’elle trouve le moyen de revenir et de le tenter non tant même par ses sensualités que par ses explications : on rencontre que plus Mateo engage dans sa relation (de promesses, de temps, d’argent, d’émotions), plus il est sous le pouvoir de Concha : historique méthodologie de la femme pour s’approprier les ressources d’un homme, quelle qu’y soit la part de sa conscience. À chaque réinvestissement dans la relation amoureuse, Mateo perd de l’individu et disparaît dans une variété irrationnelle du caprice où naturellement la femme se trouve en grande supériorité : il ne manquerait plus que Mateo s’effondre dans la bouderie et se mette à pleurer ! Et voici un combat, un duel, comme une envoûtante tauromachie où il suffirait à la bête de laisser exprimer sa fureur sans discontinuer – il finirait par pourfendre –, au lieu de quoi ses inquiétudes et ses doutes, la sorte d’hypnose qui le tient captif de cette absurde tauréador gesticulant et si costumé pour ne pas dire trop vêtu, le soupçon vague qu’au juste la danseuse ne lui veut pas de mal, lui donne le dessous, implacablement : le taureau, qui se voit pourtant le plus puissant, n’ose pas user de sa force, l’imbécile ! Il atermoie et devient songeur ; on se sert de lui – c’est l’histoire condensé de la femme et de l’homme. Au comble de ce rapetissement de la virilité, le récit connaît un dénouement surprenant autant que logique, où chacun retrouve la place dont il n’aurait jamais dû déchoir.

Un beau conte moral sur le mélange des sexes, en somme, et presque un apologue. Il est vrai que son enseignement serait, chez un lecteur plus mature et plus mâle que ce pauvre pâle adolescent d’homme qu’est Mateo, encore limité, contenu dans l’idée que le désir et l’amour ne gagnent rien à des prétextes de romantisme et à l’écoute des doctrines ; c’est tout de même, chez un auteur qui, semble-t-il, multiplia les libertinages et se targuait de n’avoir jamais supplié une femme plus d’une heure, une leçon pitoyable sur la manière dont un homme doit conserver son intégrité en s’empêchant de recourir à de spirituelles passions.

 

À suivre : Revue Krisis : Territoires ?

 

***

 

« Je m’interposai : les batailles de femmes sont des spectacles que je n’ai jamais pu regarder avec le désintéressement que leur témoignent les foules. Les femmes se battent mal et dangereusement. Elles ne connaissent pas le coup de main qui terrasse, mais le coup d’ongle qui défigure ou le coup d’aiguille qui aveugle. Elles me font peur. » (pages 72-73)

 

« Elle remuait ses lèvres avec les miennes, elle brûlait dans mes bras, et je sentais son petit ventre, à travers la jupe, me presser d’une caresse impudique et fervente. » (page 117)

 

« Et elle referma son corsage.

Vraiment, je souffrais. Maintenant je la suppliais presque avec brusquerie en luttant contre ses mains qui redevenaient protectrices. Je l’aurais chérie et malmenée à la fois. Son obstination à me séduire et à me repousser, ce manège qui durait depuis un an déjà et redoublait à la suprême minute où j’en attendais le dénouement, arrivait à exaspérer ma tendresse la plus patiente. » (page 120)

 

« Elle s’était peu à peu adoucie. Je veux dire qu’elle ne m’en voulait plus de tout le mal qu’elle m’avait fait. » (page 138)

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