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Henry War
13 novembre 2022

S'enseigner par l'écrit

L’expérience est simple : prendre un sujet dont on est curieux, intéressé, qu’on suppose riche et fertile et sur lequel on n’a pas préparé d’idées ; y pencher une première fois son esprit, et, d’un mouvement d’audace leste, écrire là-dessus une première observation pas évidente mais d’une nouveauté encore relative, paraissant annoncer quelque lointaine profondeur ; puis, avec soin de ne pas rédiger un automatisme, poursuivre en ajouts minutieux et progressions subtiles et irréfragables, sans craindre les étranges paradoxes qu’on risque de trouver et qui s’imposent comme de bizarres cohérences, de sorte que par degrés très scrupuleux la pensée s’enfonce, rencontre des racines, développe et accroît les siennes sous le sol ordinaire et superficiel. Enfin, sans excès métaphysiques, sans désir d’épate, avec rien qu’une méthode logique, élaborer cette positive mine, s’extraire du terreau dense et noir, se déployer en contrariant malgré soi maints rhizomes qui préexistent, et jeter ainsi ses verdeurs au siècle et en pleine lumière en grandissant sur et contre de l’inexploré – ériger sur des fondations renouvelées, assainies, des réflexions solides mais surtout intègres, quelle que soit même leur étendue qu’on ne peut toujours deviner. Ainsi, en définitive, se constituer de la matière personnelle sur laquelle s’appuyer ; ne pas se contenter sempiternellement de pousser à la même hauteur sur des racines communes, peut-être pourries ; disposer d’une pensée à soi, fût-ce une pensée incomplète, déjetée, maladive. Ne plus dépendre pour une fonction aussi élémentaire que réfléchir ou comprendre.

Tout écrit suffisamment appliqué fait émerger du sens et résout des énigmes, tout à la fois il révèle et lève des mystères, surprend style et fond de celui qui s’y livre, réalise un progrès individuel en rapprochant l’esprit-de-convention de son soi débarrassé des scories de proverbes et d’impensés où la norme le fait croupir et se corrompre : écrire, c’est chercher et se chercher ; c’est chercher en soi-même et par soi-même – notre époque manque grandement d’autonomies telles c’est-à-dire d’individus, elle tient toujours à se rapporter à autrui. Mais pour que l’écriture soit sincère et féconde, il faut – condition indispensable – déceler l’air de la routine, la musique du faux œuvre, la rengaine du travail autopersuadé, la ritournelle du divertissement qui se plaît et console en une certaine durée de circonlocutions, de façon à ne pas produire un ensemble de mots anodins qui ne soit qu’une copie des végétations qu’on rencontre premièrement à l’entour sous la forme stéréotypée que le monde prête à l’idée matérielle et même visuelle du travail (ce qui revient à : un certain temps passé à faire une chose requérant de l’attention mais plutôt facile tout compte fait). Il est nécessaire de ne pas adultérer un écrit en usage répété et standardisé, en occupation de tel aloi conforme, en rituel réglé usant de tout ce que comporte de machinal une grammaire où la sémantique ne s’introduit qu’en infimes et maladroites justifications, au risque qu’un écrivain ne soit encore, comme il en est tant, que le confortable ressasseur des mêmes combinaisons, pareil à l’élucidateur de Rubik’s Cube : méthode sans pénétration d’un esprit qui se perfectionne juste à tourner en rond – « en carré », devrais-je écrire. Distinguer ce qui est la pensée de ce qui relève d’une leçon retranscrite, voilà qui n’est pas aisé car même apprendre et dire une leçon réclament un effort et imposent leur difficulté.

– Les Français, peut-être les Européens et avec eux la civilisation qu’ils représentent, n’ont acquis du travail que la fierté de s’échiner avec respect et docilité, on reconnaît là maintes de leurs gloires littéraires, ils ne savent du difficile que ce qui est long à l’exclusion du profond, et l’orgueil d’un examen réussi se situe pour eux dans la faculté de répéter ce qu’ils ignorent : ils se sentent tout savants et fiers de ce qu’ils n’ont fait que retenir sans l’inventer. Ils se donnent du mal et se sentent honorés de n’être pour rien dans l’origine de ce qu’ils ne savent pas au juste mais qu’ils ont recopié d’ailleurs, flattés d’être objets (de cours ou de concours) sans se targuer d’être auteurs, contents d’être effets et non causes, pleins et satisfaits d’avoir « parfaitement » subi l’influence de ce qu’ils n’ont même pas eu besoin d’authentifier. Comment entendraient-ils ce qu’est un écrit de réflexion sans une abondance de références et de notes de bas de page ? Comment sentiraient-ils un style sans une multiplicité de figures rapportées ? C’est l’illusion qu’on peut écrire sans extirper de soi de substance, en collectant uniquement des données et des références, en les appliquant en « recette », ou en se confinant au principe d’une répétition à la surface, apprise, des interprétations (et par exemple la plupart des poèmes, même parmi les plus populaires, ne sont que des variations guère originales sur des thèmes tout à fait convenus) –

On doit initialement lever le malentendu d’un protocole de rédaction, avec ses codes et ses recopiages, à dessein d’écrire et de ne pas demeurer à des excuses ou à des simulacres qui leurrent sur la profondeur et la qualité de l’écriture comme processus. Écrire, c’est s’intégrer à soi-même, c’est s’imposer des questionnements et se consolider aux réponses qu’on s’apporte, et, uniquement en son for, puiser sa teneur en peinant, si bien que toute allusion à des opinions ou à des manières différentes ne sont qu’accessoires – les meilleurs écrits sont ceux justement qui dédaignent les références et notes de bas de page. Écrire, c’est rencontrer son esprit et donc son style, c’est dilater un noyau de potentiel dissimulé en son sein, c’est émerger à la conscience par centrifugation les masses imperceptibles de soi pour les placer au domaine du su – écrire est une fastidieuse apparition d’identité. Or, à force de vigilance, une sensation se développe correspondant à l’identification de l’écrire, boussole ou étalon qu’on éprouve quand on descend aux profondeurs de soi : vertige d’ignorer où l’on va sans savoir évidemment en quel quantième de partie d’une dissertation ou d’un récit on se trouve, imprévu et saisissement, intuition (pour le dire en un seul mot quoique mauvais) de suivre la piste d’un trésor à extraire par pelletées douloureuses, crainte aussi de pouvoir perdre d’un coup, d’une distraction ou d’un oubli, le fil ténu qui relie soi à ce filon à la fois minuscule et énorme. Cette enquête et cette course sont des émois opposées au blasement d’une égale routine, on y rencontre une intensité de difficulté qui est sans commune mesure avec la bureaucratie du plumitif ponctuel et appointé parce qu’avec statistiques et citations il peut toujours prétendre à fabriquer – trafiquer – un texte d’éloquence artificielle : il n’y faut qu’un peu d’astuce et de dextérité, compétence de pur « métier » qui ne nécessite qu’un certain apprentissage, et l’on en voit beaucoup, la plupart même, qui n’ont dès le départ pas une idée à eux et qui jonglent en plus ou moins ostentatoires virtuoses avec des concepts et des étymons n’appartenant à personne. Tandis qu’à manquer de minerai personnel quand on a admis que celui-ci fait l’unique l’intérêt de la récolte à écrire, l’écrivain anticipe le vide et le ridicule, l’inanité effroyable d’un texte limité à des techniques et des formulations, et ce qui fait la satisfaction des remplisseurs de pages devient à la conscience du véritable écrivain une abomination et une indignité, c’est tout juste ce à quoi il obvie quand il s’attèle à son travail, la somme considérable et inutile du prédigéré des siècles qui forme le magma de la banalité où il n’y a rien de consistant à puiser. Il faut, pour qu’un écrit revête une valeur, renoncer à toutes les valeurs adéquates par lesquelles chez nous on a pris l’habitude d’estimer un écrit : élégances formelles, terminologie pédante, multiplicité d’exemples, ou encore, notamment dans la fiction, disponibilité intellectuelle, stylistique et morale de nature à impressionner par la « fluidité » qui, pour le Contemporain, consiste en l’usage systématique des représentations intellectuelles et sensitives qu’il affectionne ; or, s’il faut bien réfléchir pour écrire, comment parviendrait-on comme nos écrivaillons, au terme d’un parachèvement de travail, aux situations et pensées dont tout le monde dispose déjà ? il paraît logiquement que c’est plutôt de là qu’il faut partir et non aboutir ! Ce sur quoi je veux insister, c’est le repère en soi, permanent, en tous cas continuel, le critère primordial et le sujet d’inspection régulier, de son efficacité à ne pas pérorer en strict universitarien ou en auteur à succès, c’est le guide presque sensitif, expérimenté, reconnu, par lequel un écrivain, à chaque mot, devine qu’il écrit ou qu’au contraire il « fait de la ligne », c’est la distinction essentielle, qui doit le heurter comme une fièvre ou comme une honte, entre les deux caractères antéposés de l’activité de tracer des lettres sur une page, et qui ne doivent jamais se confondre, au risque d’anéantir sa productive ardeur en exercice de sympathie ou de pavane ; je parle en particulier de la conscience que ce glissement doit altérer, de la différence aberrante de cette conscience où l’auteur doit percevoir la moindre bascule pour continuer in petto de prétendre à l’écrit, de s’en sentir digne. Il n’y aura pas de « rendement » à écrire, pas le plus petit intérêt à cela, à défaut d’une sensation suffisamment identifiable de ce qu’on est ou bien effectivement en train d’écrire pour de vrai, ou bien en train de singer, foncièrement ou provisoirement par exemple pour un passage difficile où l’on se rassure avec des codes, « celui qui écrit » ; et cette sensation intérieure, ce guide suprême renseignant sur la vérité ou sur le simulacre, peut à peu près se résumer à cette question : « Est-ce que quelque chose de nouveau sort de moi ou ne fais-je que conforter des usages ? » ; ou bien : « M’arraché-je des réalités de l’esprit à quoi je donne naissance, ou proposé-je des formes et transitions qui plaisent ? Y a-t-il, phrase après phrase et à chaque phrase, un enfant insoupçonné que j’extirpe de mes pensées comme l’engendrement immaculé d’une gestation que je n’avais pas sentie et n’ai éprouvée qu’à cette affreuse et graduelle parturition d’écrit, ou n’est-ce qu’un clone de laboratoire dont j’accouche facilement dans l’intention première de communiquer une conformation ? » Sans cela, par défaut : remplissage, profession, truc et assemblage, pas un écrit : de la commande et des coutumes. Ce qu’on écrit sans l’extraire par force de son identité – pour en construire une –, sans se faire violence ainsi que le scalpel va chercher dans les chairs de la pensée et de l’art les profondeurs à relever, sans se tourmenter des vérités enfoncées qu’on y trouve et expose à soi-même, n’est que rédaction complaisante et extension inavouée d’une manie bientôt faite en routine. Ce n’est pas, cela, écrire, ce ne le sera jamais, ou il faudrait que tant de gens fussent écrivains que ce ne serait plus du tout une activité supérieure.

Alors, faute d’entretenir cette volonté personnelle de calvaire, faute d’accepter de faire de la plume une pince, faute d’accepter à l’ouvrage même modeste – parce qu’on n’ambitionne pas forcément l’élaboration d’une œuvre énorme – d’y résonner une détresse, notre société s’est départie de la valeur normale, quotidienne, fondamentale, de l’écrit, et elle a notamment pâti de sa paresse à remettre exclusivement l’écriture à des professionnels, à concevoir cette activité un métier à l’usage des détenteurs d’une passion exceptionnelle ou d’une formation spécifique : comme elle ne s’exerce plus à rédiger, elle s’en tient aux pensées prochaines, qui sont toujours les pensées du prochain, et même les pensées du plus prochain. Le défaut même de recherche dans l’établissement de ces pensées, l’absence de processus actif qui caractérise l’acceptation du « savoir » chez le Contemporain, réalise un esprit solidaire et homogène, d’une conformité de contentement, mécanique, robotique, sans personnalité, sans profondeur et sans douleur, très attachée aux données restreintes de son environnement immédiat où nulle idée ne naît vraiment d’un être mais où des préexistence – proverbes et préjugés – se transmettent par imprégnation. Faute du travail écrit, plus personne ne trouve par lui-même, ne sait même comment trouver, ne conçoit la possibilité d’une invention, il n’importe plus que de trouver où l’information se situe, sans sélection sinon ce qui confirme l’intention première. Mais la faculté de créer un contenu ne se rencontre plus : les lacunes intellectuelles de notre époque, aussi bien dans les arts que les sciences, ont pour origine essentielle l’abandon du processus mental intrinsèque de l’écrit : plus d’esprit qui « se creuse » mais une recherche périphérique et formelle, recensement de données, simple quête d’informations à synthétiser, et ainsi pas de « trouvailles », nulle extraction, plus que des prolongements et des applications. Ce vice passé en mœurs atteint un point où l’on n’imagine même pas ce que serait une méthode de l’innovation, encore moi le devoir d’inventer – siècle désespéré qui préfère admettre qu’un écrit est un problème mystique d’« inspiration » et qui dépend en tout premier lieu d’une sorte de conformation mentale nullement placée dans le champ des valeurs (ce serait un gène, en gros) et dont, évidemment et par malchance, presque personne n’est pourvu. L’extrême contention nécessaire à réaliser un sonnet classique ou un article rationnel implique à chaque étape solitaire un établissement de vérité et une vérification de processus : c’est une incessante remise en cause de ce qu’on croit savoir esthétiquement ou éthiquement, si au moins on œuvre avec véracité et sans suivre de règle routinière. Écrire ainsi est nécessairement penser, et la différence avec le mode cognitif ordinaire indique combien on a peu l’habitude de penser. Au-delà des réflexions initiales approchant des réflexes de pensée, on se sent diriger vers un méandre délicat, sans solution évidente, sans éléments de prospective, et les réalisations conclusives qu’on fait alors déjà ne ressemblent guère aux formes usuelles de la pensée, on s’en étonne et méfie, beaucoup sans aucun doute se retiennent de persévérer dans des prémices qui s’opposent tant à la structure reconnaissable et rassurante des établissements quotidiens de pensée. Si l’on ose approfondir, la façon dont on taraude des terres inexplorées oblige à une extrême précaution tant on sait que les rivaux conventionnels, sur ce terrain de l’innovation où ils sont malhabiles ou incapables, seront prompts à dénoncer la moindre erreur et à la souligner comme une faute : la critique en cela est aisée, oui mais ce n’est pas du fait du principe même de la critique, c’est seulement qu’en l’occurrence elle n’est faite que par réaction et à dessein de conservation – des savoirs moraux et du statut même du critique –, suivant une mécanique de lecture morne, formaliste, assez automatique et académique, sous-proportionnée de pensée par rapport aux violences et jaillissements superbes qui ont servi à fonder le texte. Mais l’appréhension de détracteurs même spirituellement insuffisants aiguise la vigilance en ciselure, prudence, minutie et observance : vertus de la progression intellectuelle. Cette façon incessante de se dialectiquement corriger forge une conscience de critères et de grande rigueur : or, c’est exactement l’indispensable à construire une réflexion personnelle, je ne crois pas qu’il en existe d’autres. Comment, sinon, faire émerger une pensée qui serait plus qu’un rudiment et qu’une proposition aventurée, particulièrement à une époque avancée où tant d’idées ont déjà été formulées ? il faut composer. Et puisque toute réflexion remuée rencontre vite le besoin du support (ou l’on ne saurait les retenir pour avancer, ressassant les prolégomènes en oubliant une partie de sa complexité ou s’empêtrant dans sa mémoire : il y faut au moins le recours au post-it, c’est typiquement l’expérience de celui qui pense et qui, au milieu de la nuit, saisi d’une idée et ne pouvant allumer sa lampe, s’efforce de se répéter avec fébrilité un petit nombre de phrases pour s’en ressouvenir au matin), toute réflexion véritable passe nécessairement par une forme d’écrit, il n’existe pas un problème un peu compliqué de la pensée qu’on puisse lever autrement que par l’écrit : précisément, le prix de cet épuisement d’écrit que j’ai explicité, c’est le progrès de sa pensée. Voilà pourquoi il n’est pas d’autre remède à la stagnation que la composition : on ne fait autrement que déplacer des concepts appris et déjà présents en soi, ou bien on en soulève peu par crainte d’en perdre le principal, mais on n’innove point, on n’invente rien, on ne fait pas son ajout à un système préexistant, on se contente d’alterner et d’organiser les idées d’autrui, concepts et citations, comme on enfile plus ou moins élégamment des perles connues sur un fil moral.

Tout écrit – il existe, on m’a compris, un écrire et un lire illusoires, une feinte d’écrire et de lire strictement formels qui ne s’accorde avec aucune réalisation intériorisée et profonde : ce n’est pas de cela que je parle en l’occurrence – comporte une éclosion et une naissance ; il est en somme indispensable d’écrire pour penser, c’est-à-dire pour penser avec création ; il n’est pas possible, sauf en sous-dimensionnant la portée d’un acte de pensée, de penser sans écrire – tout ce qu’on croit naître alors n’est qu’une répétition, et l’on n’a pas connu la pensée. Conçoit-on quel contenu on peut s’insérer à soi-même si l’on ne prend pas le temps de méditer avec la rigueur consciencieuse de prendre une note ? C’est le point capital, le fait climatérique : chaque texte que j’écris m’apprend quelque chose, et je m’enseigne à moi-même, m’instruisant chaque fois d’un contenu neuf antérieurement ignoré, au point que tous mes écrits sont en peu de temps dépassés, révolus, derrière moi, comme des bribes de réflexions que j’ai supplantées et que j’ai recouvertes d’une dorure supplémentaire – mes écrits font de moi un être perfectionné et en perpétuelle superposition : je me complète au moins un peu de chacun de mes textes. Il n’en est pas un dont j’eusse pu rédiger au préalable la conclusion comme on voit communément des étudiants le faire pour des examens qui ne sont pas des écrits : c’est l’exercice type en France de la non-écriture où l’on a tant de minutes pour bâtir et rédiger le plan en tant de parties, c’est-à-dire qu’avant d’avoir commencé on doit réduire la synthèse de ce qu’on sait sans pouvoir y faire d’adjonctions, on place non seulement la direction mais les jalons préconçus, environ des préjugés d’étudiants, que l’écriture ne peut infléchir et encore moins désavouer, alors la réponse est à peu près immédiate, spontanée, on se hâte en réflexes formels plutôt qu’on ne réfléchit avec révolution, l’écrit au juste ne sert à rien, ce n’est pas un support d’élaboration intellectuelle, la majorité des pensées étant supposée antérieure à l’écrit, celui-ci concrétise, entérine et fige un état mais ne réalise pas un développement, on le considère un rapport et une sanction et non un processus, il est un but et une constatation et non un moyen d’accès, cet écrit ne révèle rien ; or, c’est le modèle qu’on valorise auprès de nos « élites intellectuelles », on vante un exercice qui n’a pas la moindre utilité quant à l’intellection, et l’on arbore en trophée d’esprit une pure exposition décorative qui ne reflète que l’adhésion à un code-exemple. Mes synthèses, à moi, sont toujours des surmontements dont la teneur m’est imprévisible, et je tiens un texte nul pour celui où je ne me serais rien enseigné, j’y regretterai le temps perdu à assembler des parures et des emprunts : je ne parade pas, et ce n’est qu’accessoirement que je publie ; je dirige la presque totalité de mes regards en moi-même sans songer à proposer à autrui des échanges argumentés. Il ne s’agit pourtant pas – on ne m’a peut-être pas encore assez compris, il faut être clair sur ce point ou risquer encore un terrible écueil – d’instruire des ratiocinations d’écriture automatique où l’enjeu ne consiste qu’à produire plus ou moins par le hasard d’associations bizarres des originalités surprenantes et censées signifier les traits inconscients d’une identité ; je ne fais pas, en somme, la vaine et douteuse psychanalyse de mon esprit, et je ne tiens pas à pencher ma pensée sur des processus mentaux que je connais déjà bien et qui sont encore loin d’avoir porté tous leurs fruits : je ne disserte pas complaisamment encore sur de la métaphysique intérieure, je ne métamétaphysique pas pour trouver perpétuellement les ressorts cachés et indémontrables de mon individu, pas plus je ne soulève des questionnements abscons dans le but de me prouver de la préciosité à parler de tout sans résultat plus probant qu’un texte joli sur une idée délicate. Mais en portant ma pensée écrite sur le monde et sur l’art, je fais des découvertes logiques sur des réalités que je n’aurais pas anticipées, j’en tire des conclusions qui m’altèrent concrètement, l’écrit me modifie : le cheminement attentif révèle un sentier que j’emprunte avec curiosité et circonspection, mais c’est bien un sentier de réalité et pas une vue de l’esprit, pas de pures allégories invérifiables et autosatisfaites, je touche bien quelque chose qui dérange sensiblement mon rapport au monde. La perception affinée dont je ressors du texte écrit amène en moi des inflexions de regards et d’actions : je vois des pans d’univers pour lesquels l’accommodation jusqu’alors me manquait, et j’en sors, au moins en quelque connaissance, révélé et transfiguré ; je n’ai pas seulement appris à penser, j’ai appris la conséquence de mes pensées, je deviens ce changement de conséquences. L’assurance d’un sens accru, fruit d’une méthode explicite, me complète à chaque écrit d’une perspicacité dont les données constituent un tableau de plus en plus total de la réalité, en induisant à chaque nouveau travail la difficulté supplémentaire qui consiste à perfectionner un abord déjà particulièrement sensible du monde que je vais tâcher d’explorer : la peine est d’une exigence presque infinie, cependant je la mène pour le profit de distingueravec toujours plus d’acuité, et aussi parce que la réalité est si protéiforme qu’en en découvrant des fractions ignorées les unes après les autres, même après des décennies de labeur j’aurais encore, je crois, de quoi ne pas me répéter ni peut-être me faire une spécialité vaine de n’en microscoper qu’un recoin jusqu’à l’argutie ou la vétille.

Je parle ici d’écrit, de l’effet fécond de l’écrit véritable et de sa fertilité née de la peine, mais sait-on que semblablement un lecteur, un vrai lecteur, est quelqu’un aussi qui se lit et qui s’écrit ? La plupart des gens l’ignorent parce qu’ils ne lisent pas, tout en déchiffrant des histoires ou des réflexions qui les « évadent », les distraient et les tiennent éloignés d’eux-mêmes. Celui qui lit, qui lit pour de vrai, visualise et intériorise les données imagées ou réflexives de l’écrit – histoire ou pensée –, et il les compare avec le livre de son propre esprit : de cette comparaison est censée naître la critique, et de cette critique une intégration qui le confirme ou l’altère. Une lecture n’est pas juste une réception – on en a trop fait un divertissement pour se détourner de sa pensée propre en la saturant de celle d’un autre –, mais c’est un tamis et souvent un rejet : je lis, et parce que je sais au moins certaines choses, je juge une qualité, et j’infère, je sélectionne, j’élimine ou je garde ; ces retraits ou ces ajouts continuels constituent et façonnent une identité. L’ouverture cependant nécessaire à cette considération du texte comme chose rapportée à soi, avalisée ou rejetée, implique aussi la faculté après validation d’absorber la matière de l’écrit, de se l’approprier non comme banales visions au devant de la rétine mais comme pensées qu’on a faites siennes par l’intermédiaire d’une intellection contrôlée : c’est ainsi qu’un livre devient une philosophie acquise plutôt que cette perpétuelle et lointaine impression contemporaine qui ne sert à chacun qu’à divaguer en mondanités. Pas toutes les pages sans doute, mais nombre de pages doivent inscrire une marque durable dans l’esprit du lecteur, dans sa conception du monde et sa responsabilité d’être, ou c’est que le lecteur n’est pas lecteur, ou que l’écrivain n’est pas écrivain. Quand l’inédit d’une étrangeté passagère se change par degrés en familiarité pérenne, quand la forme a priori « détachée » du texte se change en écrit intérieur, quand les mots au préalable inconnus et provisoires gravent en l’esprit une représentation pratique du monde, alors naît en son sens véritable l’acte de lire et d’écrire. La lecture fait sa gravure, écrit sur le fond de l’esprit, du moins elle commence par recopier, examine et soupèse, puis, en synthèse, tire du lecteur son œuvre personnelle, son œuvre écrite : une vraie lecture est une écriture. Mais envahi de cette vastitude lue à adjoindre à la sienne, le lecteur n’a logiquement pas la mémoire suffisante pour n’en pas laisser échapper quelque chose, c’est pourquoi à son tour, et s’emparant d’un outil pour écrire, il veut fixer studieusement les visions qu’un écrit a placées en lui, et, reconnaissant de l’apport qui le surmonte et transcende, il en profite pour tâcher de les prolonger d’un semblable effet – il en transmet d’inédites à son tour, même uniquement à lui-même, ainsi la pensée se surpasse-t-elle par gratitudes successives. Il n’existe pas d’autre façon de lire et d’écrire.

Mais le reste alors ? Le reste, tout le reste : divertissement pour androïde passif. L’âme, ou toute idée approchante, c’est de s’animer humainement de l’intérieur, tout ce qu’on fait au cœur autrement est l’effet d’un massage cardiaque. Si l’on se réchauffe parce qu’un dispositif nous place à telle température extérieure, et si l’on demeure à cette chaleur uniquement tant que la cause nous conserve sous un tel conditionnement, sans lire ni écrirec’est un corps sans âme puisqu’il faut sans cesse la maintenir sous diversion artificielle, un corps qui a laissé mourir son âme dans l’indolence et la facilité, une âme devenue incapable à force de se démontrer en vie.

Or, suis-je de ces matamores donneurs de leçons qui croient pour leur estime qu’un texte qu’ils écrivent les élève tandis qu’ils n’en tirent que l’émoi épidermique d’un spectacle ? Quel enseignement m’aura donc communiqué par exemple cet article, à moi le « faraud », si je ne feins pas de m’en édifier ? Voilà : que je ne dois pas me livrer à l’écrit comme un jeu, ou plus exactement comme un exercice pour se donner du mal, une sorte de casse-tête, un entraînement éreintant pour, par douleur, me sentir exister, ainsi qu’on s’étire les muscles et se contorsionne en vain afin de se trouver un athlète supérieur. Je pourrais avoir tendance, non même par goût mais par devoir, à m’imposer de l’écriture comme on s’oblige à des rédactions, pour la seule raison que c’est difficile, parce que c’est un défi personnel, à telle ponctualité et à tel sentiment de travail, de ne pas faillir à tremper sa plume dans l’encre diluée plutôt que dans le vrai terreau dense : ce serait une variété de routine que de s’imposer la peine pour la peine, sans vérifier au préalable si la plongée est susceptible de réaliser une nutrition et une croissance ; je me ferais honte à me découvrir, à moi-même, une pose au prétexte de me soulager de ma fatigue. Je sais que j’y reviendrai – cet écrit suit une sorte de crise qu’il m’a fallu affronter et dont je ferai la synthèse) –, pour mes sonnets par exemple une voix pernicieuse m’avertit du risque que ce ne soit qu’un échafaudage de fardeaux, qu’une imposition de tâches harassantes, qu’un usage de la douleur, et il me faudra au moins, si elle a tort, lui rétorquer bientôt proprement. Je refuse de m’enfermer dans l’infertilité du pur travail, d’un labeur de forçat, d’une besogne qui serait pour moi-même comme un étalage d’accablement, une façon de déculpabilisation de ne pas rendre, en mes heures de loisir, le meilleur de mes forces : or, je ne tiens pas tant à la force qu’à ses effets réels, la performance est méprisable sans efficacité, tout virtuose doit être au service d’une conséquence – où je définis la Puissance. J’ai ainsi entrevu, grâce à un texte, la possibilité que je m’adonne à l’art comme une forme indirecte de vanité, par orgueil d’un accomplissement douteux. … Croirait-on qu’à écrire pour soi-même et en réfléchissant seul, on pût parvenir à cela : le doute même de son bien-fondé d’écrire ?

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Commentaires
I
Votre texte m'évoque quelque chose que j'eus écrit et commençait ainsi : Nous avons tous nos mots mais nous ne le savons pas.<br /> <br /> En la suite je disais mon chemin dans l'écrire. Et je confirme, en écrivant on s'élucide.
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