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Henry War
28 décembre 2022

Après Chambord

Sans les meubles rajoutés, sans les tableaux d’histoire grandiloquents ni les bibelots refroidis dont on les pare en surnombre, les châteaux inhabités et devenus inutiles ne seraient traversés que par des courants d’air et des visiteurs souvent effarés et idiots, errant sans âme comme des fantômes en quête d’un signe latent et toujours indéfini. On tombe aisément dans le piège de ces ornements factices au point de trouver à ces vestiges arrangés une sorte de chaleur, la continuation d’une vitalité supposée d’autrefois, l’imagerie qu’on y fabrique et insère pour se trouver un but à marcher dans ces couloirs et ces salles ; or, ces murs sont éteints comme cendres, bien éteints, ce n’est qu’un tour, un subterfuge, de prétendre en ranimer le feu quand il n’en reste nulle braise, rien de pittoresque, rien de vital, que tout l’émoi se situe en l’imagerie du spectateur parce qu’on lui a appris à juger à la décoration, comme tant d’autres choses. Cela lui semble vrai et vivant : c’est factice et c’est défunt, cela n’exhale, ainsi que toute l’histoire, cette fantasmagorie pour demoiselles pâmées et pour prudhommes engoncés, que la poussière qu’on soulève en y apposant et époussetant des tentures anachroniques, rien ne transpire ni ne murmure que les songes et les clichés qu’on suscite et qu’on éveille chez un Contemporain très bienveillant en divertissements anodins. Habillage, camouflage, trucage, dont les procédés serviraient aussi bien pour donner de la « chaleur » et de la « truculence » à une maison riche d’aujourd’hui s’il fallait la « préparer » pour un voyageur du futur pas plus sagace : on embrigade et l’on trompe, tous ces aplats donnent à la superficialité même une allure de théâtre qu’on confond bienheureusement avec la réalité, tout ce qu’on ne fait que voir en passant devient « essentiel » sous l’effet d’une certaine loupe dirigeant nos regards, on multiplie les insignes symboliques pour qu’en peu de temps le touriste négligent soit contenté d’une certaine impression évoquant la grandeur et le profond. Mais on n’a pas produit la preuve d’une essence telle, on a juste exposé des atours avec plus ou moins de typicité pour correspondre à des attentes et pour satisfaire à des imbéciles, on a produit des rêveries amusantes qui sont des illusions conformes, des paraître d’histoire, on est demeuré dans le mirage et la virtualité de formes plaisantes faites pour pousser à la surestime. Ce château, là, n’est de fait qu’un ensemble gris de salles glaciales où d’anciens crétins fortunés ont transité ; il ne s’y est non plus rien dit d’important ou de supérieur malgré ce qu’on mythologise et qu’on exhausse ; ces mêmes imbéciles peut-être ont traversé des vestibules comme vous en se pâmant d’artifice face à telle sculpture grecque ou byzantine placée devant eux tout exprès, surexposée, redécorée et repeinte ; ils ont aussi aspiré en leur temps à se réjouir, on leur en a donné matière, ils s’en sont sentis édifiés comme vous : ce furent leurs vacances, il faut de ces émois patriotiques et romanesques pour toutes les époques d’imagination et de morale. Ils n’ont pas voulu voir en ce miroir le cadre doré que constitue la limite de leur désir de percevoir, n’ont souhaité comme vous que l’enthousiasme mondain, ont pesé aussi de leurs sens sur des motifs destinés à réactions, et, sans doute, suivant leur humeur et ce qu’ils ont visité auparavant, pareils à la plupart des jurés qui évaluent notablement selon la succession des candidats, auraient-ils pu prévoir, ainsi que le Contemporain, la conclusion plus ou moins émotionnée qu’ils en allaient tirer, parce qu’à tel moment du départ, ils se sentaient un peu las, mentalement indisposés, et savaient alors qu’ils n’en voulaient rien absorber, que « l’édification » serait médiocre ou un échec. Ils n’estiment en tout que la qualité de la couverture qu’on leur présente : le rideau rouge est joliment orné, ergo la pièce est bonne – et puis surtout ils ont payé. Ils ont commandé une sensation de prestige, ont déjà estimé que la dépense en valait le coût, et leur seul déplacement, rare, une sorte de privilège, un dépaysement sur commande hors de leur monotonie quotidienne, supposait la satisfaction et la reconnaissance : c’est toujours plus agréable de se prétendre content, de ne pas rentrer chez soi avec la sensation d’avoir perdu son argent et son temps, d’avoir été floué, de s’être fait avoir – on a rarement rencontré qu’une visite fût dépréciée, et dépréciée notamment à cause de son objet (mais la météo, la foule, l’attente…) C’est ainsi presque toujours d’emblée un succès : il n’était pas même beaucoup besoin, à vrai dire, de procéder à la visite : la visite n’était qu’un prétexte à justifier le contentement, il suffisait de se mettre d’avance dans l’état d’esprit de celui qui est sorti.

Les hommes, comme ces châteaux qu’on traverse sans les examiner, en ne faisant que fureter dans des appareils de confection qu’on vous montre, apparaissent également a priori subtils et colorés aux consciences vaguéales dont on entretient les fascinations en se servant de leurs propres transports et fictions intérieurs. On postule sur le registre des valeurs, singularités, vertus : humanité en somme, et l’on forge sur des proverbes distrayants des observations que ne confirme aucune analyse réelle ; on conserve et développe sur l’homme des affections de principe, invérifiées, mythes vénérés par besoin, conforts d’interprétation automatique, alimentés d’office, au même titre qu’on ne rapporte des fantômes que dans les bâtiments réputés hantés. Les moindres parures sont aussitôt des gages de grandeur, le moindre délavé de pourpre recèle forcément la majestuosité, genre humain ou condition humaine doit rencontrer en chaque spécimen quelque profondeur que des extériorités sont supposées figurer ; on mélange ainsi avec opportunisme le banal apparat et l’attribut foncier, où le déguisement devient souverain et impose sa signification. On attribue ainsi à la présentation de l’homme, comme au château, les altesses qu’elle est censée remplacer quand justement il en manque ou qu’il n’y en a pas. On refuse de voir que la nécessité des apprêts et des styles chez nous ne sert qu’à cacher l’absence de propriété comme un linge recouvrant des boîtes vides, et l’on s’enorgueillit qu’il y ait grâce à cette toile quelque chose « à regarder » tandis qu’une nappe ordinaire posée directement sur une table sans mets ferait autant et plus franchement l’affaire ; on surévalue la teneur et la consistance d’un objet en l’estimant à ce qui transmet l’impression de volume, mais c’est évidemment qu’on est berné, et dupe volontaire, parce qu’autrement on réclamerait la preuve que l’espace en-dessous est rempli et dense ; mais on ne désire que la silhouette et l’aura de vérités partagées, cela suffit, cela comble et rassasie pour ce qu’on ambitionne : nos vœux ne touchent que des superficies. On se satisfait aux apparences parce qu’elles confirment les nôtres, introduisant alors tant de flatteuses incarnations sous nos vêtures piètres d’épiderme : chacun se sent métaphorisé, sublimé par l’idée que ces décors, comme nos atours

Et nos mœurs, constitueraient un accès à des sophistications complexes – nous devenons nous-mêmes historiques. C’est ce vernis, faux lustre ou fausse patine, qu’en toute civilisation on nomme « culture », c’est-à-dire le plus ou moins gros décorum appliqué comme épices sur des sauces pour en rehausser le peu de saveur et de bravoure, ce qui « suggère » et « symbolise » qu’on ne doit en grande majorité qu’à des traditions perpétuées sans hardiesse : le piment d’encore une époque d’imitations et de tocs où la moustache seule fait le « poilu ». On devrait regarder d’abord à ces artifices pour leur utilité – je ne pose plus jamais mes yeux sur une barbe, « viking » ou non, sans me gausser intérieurement de l’air juvénile qu’elle écrase et est censée dissimuler (si bien qu’à présent je vois le juvénile en même temps que la barbe et même presque avant). Pareillement, on me montre un « homme » : j’en retire en premier lieu les apparences, il ne m’en reste aussitôt que le dénuement déduit des superfétations. Pas davantage la barbe que je vois réalise le visage que vous voyez, pas davantage l’homme que je vois n’est le vôtre : ma méthode de crible tâche à exclure tous les ajouts servant à altérer l’être pour le travestir en image de bonne conscience ; c’est pour cela que souvent vous niez mes constats : vous conservez trop, pour décrire les choses, les attributs imaginaires qui servent à les altérer et auxquels vous prêtez encore des vertus, comme s’ils étaient à ces choses intrinsèques et essentiels, et surtout réels – vous confondez l’être et le paraître, généralement par refus d’admettre qu’en beaucoup d’êtres ne réside rien que le paraître, mais mes yeux sont largement décillés de ces erreurs, par habitude de lever des voiles et par volonté de voir le monde tel qu’il est sans souci d’y perdre ces choses.

J’aimerais qu’une seule fois, en contemplant un château d’hier ou un homme d’aujourd’hui, je puisse assurer : « Ceci est, ceci existe, là s’exprime bien l’exhalaison authentique d’une consistance ou d’une teneur qu’on peut appeler un lieu ou un être. » Mais j’ai dénoncé tant de murs-vivants, tant de raisons-closes… C’était une quête pourtant, une exploration, pas seulement une défiguration – à la fois une « chasse à » et une « chasse de » – : j’ai soulevé le tableau vaste et noble, j’ai déchiré la tapisserie chaleureuse, j’ai même gratté la pierre issue de je ne sais quelle carrière vantarde, puis j’ai tenté d’exhumer le squelette rocheux et encore tâché de ressusciter la volonté qui l’a dressée sur le tertre, je n’ai pas désespéré, derrière le néant, d’atteindre une chose qui ne sonnerait pas creux : est-ce ma faute s’il faut frapper tout cela à poings fermés pour en tester l’écho ? Toujours le coup produit une voix « grave » et « solennelle », rien n’en est pour autant opaque : on confond l’indignation et l’atteinte, le cri et la blessure, le sanglot et le malheur, toujours est-ce décidément trop drapé ! J’ai retiré une à une les enveloppes accessibles, et qu’est-il advenu : qu’il ne m’est pas même resté un nu ! On inspecte l’homme et après cela il ne demeure pas un homme : sitôt les tissus et les outrages enlevés comme des bandelettes, on plonge ses doigts dans moins qu’une pâte, un liquide, un vent ; comment l’aurais-je auguré, moi qui désirais des idoles bien dures ? Est-ce que l’archéologue, le généalogiste, le philologue, peut s’attendre à de telles absences et déceptions ? Il y a peut-être là une alcôve, mais le lit y fait défaut ; on a placé ici, c’est vrai, un emplacement pour les bûches et le feu, on a bâti une ouverture pour l’air et la lumière ; or, il n’y a que la nature et la chaleur, que les atomes et les photons, qu’on pourrait admirer, seulement l’âtre reste vide, le volet clos, ce sont des places traîtresses qui ne signifient rien et masquent plutôt un mépris pour l’ouverture et pour l’accès : en tout homme ainsi tant de cases inutilisées, et souvent rien que cela ! Certes, il ne faut peut-être pas nier qu’il existe en chacun ces espaces qu’il peut remplir de beautés et de vertus, et je tolère qu’on nomme ces cavités « nature » ou « condition », mais je réclame qu’on ne se précipite pas de conclure, au prétexte que l’espace existe, que chacun s’en empare pour rayonner de beautés et de vertus, ni même qu’il n’est pas encombré ou muré de toute autre chose que de feu et de lumière, de toute autre propriété que la « chaleur » universelle qu’on clame sur le fondement que par définition « toute bâtisse contient un point pour la chaleur et un point pour la lumière » ; c’est presque toujours, quand on conviendrait de l’universalité de cet attribut, un endroit inusité, vide, clos, un vestige et un atavisme, comme la pièce sans destination qu’on placerait par coutume dans une maison, ou, si l’on préfère, comme la fameuse « chambre du roi » que tout château devait posséder et garder libre dans l’espérance que le monarque y passerait une nuit. La plupart des prétentions sur l’homme, les caractéristiques surtout mélioratives qu’on réunit sous le nom pompeux d’humanité par opposition notamment à la machine ou au monstre, sont des représentations et des surestimations, et, en pratique, tous les emplacements qu’on suppose propres à recueillir ses propriétés sont déserts : rien qu’un grand divertissement évanescent, sans écho ni profondeur, occupe ces niches comme le reste, et le public y fantasme des qualités et des couleurs pour oublier que ses visites sont toujours infructueuses, ainsi que pour ne pas s’inquiéter de son propre intérieur insalubre, glacé et obscur – machinal et monstrueux sont aussi bien des qualificatifs adaptés à l’homme d’aujourd’hui et probablement à l’homme de toujours. Les visites du Contemporain, d’une superficialité d’historien – presque nul historien ne s’est encore attaché à dire la vérité –, se font sur le mode du passe-temps, et il ne s’agit jamais pour lui d’incorporer par ses regards et intellections la valeur de ce qui est : il y faudrait un travail et un approfondissement, le touriste est toujours un préjugé et une négligence, et le plus souvent excessivement prétentieux – on ne visite pas un château ou un homme dans l’intention de le définir, la visite comporte déjà le sens d’une fuite ; visiter, c’est entrer et prévoir un départ prochain ; visiter, c’est passer ; on ne visite d’emblée que pour passer – passer du bon temps. Ainsi croit-on connaître le château – et l’homme.

Or, qu’advient-il à l’hôte qui aspire, lui seul, à rétablir la réalité et la profondeur ? Le château, qu’il présente semblable à mille autres et tel qu’il est, hors des extrapolations valorisantes n’est pas, tout à coup, le bâtiment qu’on voudrait voir : on soupçonne alors ce guide de mentir, étant si disparate et intempestif par rapport aux autres guides et à ce qu’on croit savoir des châteaux. Il qualifie la trame de ces murs comme très similaire à la majorité commune, pour ne pas dire pareille, et il n’y a guère de quoi distinguer leurs fabrication et qualité : ce qui l’intéresse, c’est de révéler ce qu’est le Château, et non de vanter celui qu’il arpente ; toute son étude vérace porte sur le grand nombre, et il refuse les ornements et parures qui prétendent ici conférer une distinction ; lui seul explique ce qu’est l’essence d’un château, tandis que tous ses confrères relatent l’histoire de tel château qui n’est presque toujours qu’une vision édulcorée de telle place où il ne s’est rien passé de si notable, qu’une explicitation de tel lieu relative aux propriétés déjà admises de sa catégorie grandiloquente et infondée que guides et manuels diffusent et pérennisent sans réfléchir : c’est pourquoi ces derniers ont besoin de tentures physiques ou symboliques avec rideaux-pourpres et tableaux-fenêtres, autrement ils ne sauraient pas même reconnaître la nature de ce qu’ils présentent : ils ont absolument nécessité de la représentation de cette chose. Mais mon homme, modeste et scrupuleux, absolument intègre et qu’aucun propriétaire n’a soudoyé, qui n’est l’employé de personne et se révèle incapable de se rendre honneur, qui ne fait pas profession d’être élément de château, dont le recul et la scientificité ne le font pas croire prendre part au prestige du monument, ne sait faire, parmi cette immense conformité de traditions et de mœurs qui caractérise en symboles ce qu’il décrit, lui, avec exactitude, mon homme relève, ici et là, rarement, quelques altérités, les modiques traces d’une couleur possible, les indices de ce que la maison et la maisonnée auraient pu être si elles avaient osé emporter et assumer les prémices d’un tempérament hors du social, si elles en avaient suivi les prémisses différenciateurs, si elles s’étaient, malgré tout le confort, cantonné à la solitude qui fait l’identité de l’individu, au lieu de nécessiter pour impressionner et pour recevoir des oboles le recours à des étalages et à des masques. On nous a trop dupés à ce jeu passionnel et intéressé ; comme l’acheteur du potentiel escroc, de l’escroc-né qui le conduit, j’en suis toujours à considérer en premier ce que le guide cherche à taire ou à dissimuler du bien qu’il prétend faire connaître et se contente de faire visiter. Je deviens alors ce guide, j’entre en ses pensées, perçois les troubles et les inventions, soupçonne les rehausses et les invraisemblances, et je rétablis vite, sans me laisser leurrer par des hallucinations provoquées, par des suggestions plaisantes, par un boniment enrobé sous couvert de généralités scientifiques, la vérité des choses et des êtres. Là, je distingue bien l’Essence, mais cette essence, connotée éthiquement en bas – presque une absence d’éthique –, est infiniment moins flatteuse que la peinture à l’huile que l’artiste y a apposée et qui constitue la doctrine officielle, la fameuee Légende de l’Humanité où il se plait à s’inclure. J’ignore si c’est laid, la laideur n’est point ce que je veux instruire – je ne suis quand même pas guide en tératologie ! –, pourtant il me faut convenir que ce que je discerne est à l’opposé des récits superbes et suspects que mes soi-disant collègues réitèrent sans cesse parce qu’eux-mêmes se sentent une filiation, une appartenance, avec ce qu’ils racontent, le mythe des hauts-lieux et des grands-hommes. Je me découvre bientôt le seul généalogiste et archéologue sincère, parce que les autres ne savent même pas leur imposture : ils oublient combien ils sont partie prenante dans ce qu’ils disent, ignorent combien ils échafaudent des théories qu’ils tiennent à confirmer par tout ce qui appuie leurs dogmes « généreux » et que confirme la vraisemblance des mensonges ambiants, dénient combien non seulement leur métier roué mais leur équilibre en dépend : ils ont trop besoin de s’estimer, ne peuvent se déprécier en s’admettant l’erreur principielle de leurs interprétations, alors ils poursuivent des imaginations brillantes auxquelles ils intègrent quelquefois un petit bémol afin de ne pas se sentir écrasés par un trop grand contraste de valeurs ou de ne pas se reconnaître menteurs par évidence de manichéisme ou d’hyperbole. Mais ces gens au juste sont des mystificateurs, iconodules et idolâtres : derrière l’Histoire et derrière l’Homme, derrière chaque élément présenté comme un fait, on démasque presque toujours un aveuglement et une décoration : le sage s’aperçoit qu’on y insère quantité de fictions parce qu’on les superpose à la vraisemblance de fictions antérieures considérées justes et induisant une certaine direction partiale et controuvée. Pourtant, ces matières sont au propre à « découvrir », à débarrasser des « couvertures » : il faut y retirer le vernis dont on les adultère si l’on veut refonder leurs légitimité et leur grandeur, on doit réinscrire un effort de vérité dans ce qui n’est pour l’heure qu’une « culture » par pièces et en pièces, qu’un entretien de paradigme et de certitudes rassurants, et ainsi proposer plutôt une science ou même un art par la soigneuse difficulté de cette excavation : les historiens comme les humanistes actuels se contentent, contrairement à ce qu’ils prétendent parce qu’ils ont perdu le sens du travail, de regarder facilement à la surface des choses, et puis de dire, après avoir seulement tourné quelques pages avec trop de légèreté et de plaisir, ce qu’un lointain aperçu leur a dicté selon l’ordonnancement de leurs regards préétablis, et ils entretiennent l’illusion que tout en ce domaine est décidément relatif à la satisfaction et à la concordance, que tout est étonnant et admirable vu sans recul et en suivant des processus d’étude et d’analyse inquestionnés issus des traditions, et que de cette manière on peut à perpétuité, rien qu’en glissant la peau de l’index sur des récits, renforcer le Contemporain – dont soi-même – quant à l’impression qu’il y a quantité de choses agréables à narrer par touches infimes sur le monde des hommes, et même une infinité d’insignifiances plaisantes et fabriquées, même au point que la « vérité » finit par être reconnue uniquement pour ce qu’elle emprunte nombre des codes de la fiction ! Mais en dépit du nombre des entreprises portant seulement sur des aspects et des visibilités – car ni l’historien ni l’humaniste n’ose véritablement extraire, depuis les bibliothèques obscures où il s’amuse et atermoie l’exhumation d’un choc, des hypothèses et des inférences préoccupantes : on voit comme leurs révolutions sont toujours extrêmement circonspectes, de sorte qu’on devine qu’ils craignent de trouver tandis qu’ils aiment plutôt chercher, qu’ils ont davantage de bonheur à peindre et à ratiociner qu’à se donner du mal au Vrai, qu’à se faire du mal en s’y colletant avec des preuves. Leurs éparpillements ludiques d’aplats plus ou moins colorés et multipliables à l’envi ne révèlent rien de structurel et d’atomique sur tous les sujets qu’ils sont supposés approfondir, ils ne rendent que des comptes rendus issus de documents, toute leur science se situe à servir des représentations déjà faites, autrement dit ils copient des papiers, transcrivent et collationnent en écrivant, ils ne font que raviver et perpétuer des mémoires, mais ce sont des mémoires fausses, authentifiées certes quant à la forme mais dont on ne pense pas à vérifier le fond – tout ce qu’on transmet alors, c’est la parole de gens qui se sont trompés avec une certaine hérédité et dont on pérennise les préjugés : en somme, tout ce qu’on fait, c’est exhumer et énumérer des auteurs et textes dont on tient le contenu pour vrai pour ce que la signature ne fait aucun doute. Or, cela n’est ni de la science ni de l’art, mais rien qu’une forme de divertissement dissimulé en « travail » – on ne fait plus que cela à présent, entretenir la pensée que nos distractions revêtent une importance parce qu’elles « réclament du temps », mais ce temps n’est pas consacré à de véritables efforts, un effort jamais ne confirme le monde si paresseux et si vain, et l’occupation qu’il recouvre n’est elle-même qu’un revêtement des choses et de soi, qu’une couche et qu’une excuse, au même titre qu’on se change par désœuvrement en généalogiste de sa propre famille, et alors on ne trouve toujours chez soi que des espèces de héros parce que ces études, si on s’y livrait avec sérieux et objectivité, deviendraient assommantes si l’on ne tenait pas surtout à poser pour un philanthrope occupé.

Or, j’aurai passé, moi, tant de considérables et épuisantes heures, importunes et douloureuses, asociales et en cela inutiles à tout profit de carrière, à tout bénéfice lucratif, à examiner l’homme : le résultat fut toujours d’une stupéfiante anormalité, et je crois qu’il faut en général tenir cet attribut la preuve de la pénétration d’un travail sis dans la présente contemporanéité. Je n’en ai pourtant tiré que le désagrément de cette application serrée ainsi que des retours fâchés d’hommes qui n’aiment pas qu’on s’éloigne, en les humiliant, des présupposés qu’ils imposent : c’est une double peine, en étant si péniblement concentré à un ouvrage si ardu, de ne recevoir que les offuscations de gens qui ne sont contentés qu’à des frivolités flatteuses, gens aux goûts et critères fort approximatifs de la vérité. Et cependant n’importe, c’est ce que j’ai fait et continuerai de faire : analyser le vrai au-delà des a priori, même plutôt en-deçà. J’y suis désormais si rompu qu’à chaque fois que perce en moi quelque espoir d’en relever un avantage personnel, une place ou un honneur, je sens que je me dévoie, et ce repère, comme une boussole, me remet sans cesse sur le chemin de ce que doit être un travail véritable, loin des divertissements unanimes et modernes, notamment loin des superfétations et des succès mondains qui constituent et caractérisent presque tout le matériau des « disciplines humaines » d’aujourd’hui.

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