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Henry War
6 janvier 2023

Auto-blâme dialectique

Je suis tant résolu et accoutumé à ne pas perdre mon temps, ce m’est devenu une telle priorité dans l’existence,que j’ai acquis dans ma correspondance une tendance à négliger mon interlocuteur : c’est assurément un défaut, il ne s’agit pas de m’en vanter en manière de plaisant paradoxe mais de me le signaler explicitement pour tâcher de m’en corriger. Le processus d’où naît ce mépris m’est connu : à la façon dont je jauge un livre, d’abord je « feuillette » le contenu du message, et si j’y repère, en sus d’une certaine intelligence, quelque sévère inconséquence, j’en livre une critique un peu hâtive et retourne à mes occupations. Je ne veux pas dire, pour ce que je la qualifie de « hâtive », que je regrette la critique que j’exprime alors, car elle n’est pas injuste et correspond bien au vice dialectique que j’ai repéré, elle est hâtive non parce qu’elle est fausse mais en ce qu’elle tend à ignorer une partie de la profondeur dans ce que j’ai lu, sous l’excuse logique que ce qui est mal pensé ou formulé, ou incomplet, ou banal, ou complaisant ou « moral », ou tout autre caractère rédhibitoire pour moi de défectuosité, m’incite à ne pas me pencher davantage sur des pertinences qu’avec plus d’exploration j’y aurais pu néanmoins trouver. J’ai tant l’usage d’être cohérent et constant que je ne parviens pas à me figurer qu’un individu peut par exemple mal débuter sa réponse et émettre à un endroit ultérieur une réflexion judicieuse : je tolère peu les demi-esprits inégaux, je les élimine presque d’emblée, parce que je refuse de m’attarder à chercher des lumières dans ce que j’ai efficacement réfuté et qui se présente sous la forme d’un argument que j’ai maintes fois défait et qui me paraît d’un ordre assez évident. Comme j’ai toujours tôt fait d’identifier avec sagacité le vice intellectuel de mon correspondant (ce n’est pas ici le défaut que je me déplore, chacun en fait autant, à savoir : juger le degré de fiabilité de celui à qui l’on parle. D’ailleurs, l’analyse même péjorative que je fais de mon interlocuteur s’applique également à celui qui partage mon avis, et il n’est pas rare ainsi que je néglige un allié), et comme j’estime que ce vice s’applique probablement à une multitude de réflexions connexes en cette personne, sans pourtant lui en faire reproche, je m’imagine en cohérence que ce vice innerve par jalons l’ensemble de sa structure mentale, qu’il est forcément latent en toutes ses constructions réflexives, et, sans m’en scandaliser outre mesure (parce que c’est commun et qu’il faudrait m’énerver de presque tout le monde), par anticipation des raisons viciées qui vont suivre, je focalise l’attention sur ce vice, sans croire qu’il peut n’être dû qu’à un blocage ponctuel pareil à un tabou, et je laisse échapper hors de ma conscience des morceaux du reste du message, peu enclin à perdre du temps en offrant encore une chance à l’interlocuteur. Après quoi, j’appréhende le retour de ces blocages qui empêcheront la discussion d’aboutir, et je m’inquiète de gâcher mon énergie ; peut-être même vais-je chercher avec quelque piquante importunité à faire rejaillir ce vice pour me débarrasser de la perspective d’une prolongation inutile : je tâche à vérifier ainsi, avant d’aller plus loin, que ce vice se réitérera et gênera bel et bien la poursuite de notre examen dialectique, et tôt plutôt que tard. Je me libère à la fois d’un doute et d’une sensation de fatalité ; et, même si je n’irais pas, je pense, jusqu’à m’inventer la récurrence de ce vice, probablement sauterais-je vite sur l’occasion de ce vice pour confirmer l’inanité fatidique de l’entretien ; j’aurais ainsi par ce « piège » obtenu la satisfaction de n’avoir pas gaspillé de précieuses minutes. Il faut que je me concentre sur la persistance de ce vice, que j’y insiste dans la conviction que s’il n’est pas dissout c’est lui qui nous retiendra d’avancer, et, à ce moment, pour avoir mentalement fui déjà une part de la conversation après ma déception première, obnubilé par ce point de vacuité inconciliable qui doit finir en discorde insoluble, je saute et manque alors des idées adventices qui pourraient ne pas être inappréciables et compléter un peu ma vision sur la controverse, et adoucir, du même coup, mon jugement de dépréciation principale que je tire de mon correspondant : bien qu’ayant tort sur l’essentiel, il m’aurait peut-être malgré tout apporté quant à l’accessoire, mais j’ai négligé ses à-côtés, je ne les ai pas même entendus. Ce n’est pas – que je me fasse bien comprendre – que je veuille qu’il ait tort et que je le nie à cause de cela, mais comme j’ai déjà démontré qu’il avait tort sur le fond, je considère avec un intérêt faible les raisons moindres qu’il présente, au point de les atténuer à ma mémoire voire de les oublier complètement.

J’ai ainsi trop sélectionné, trié, laminé.

À cette méthode, une partie du contenu m’est inévitablement perdue ; je deviens pressé de quitter l’échange dont je devine qu’il m’apportera peu, et c’est, il est vrai, assez en diagonal voire « de travers », sans égards toujours, que je lis ce qu’on me rétorque, non pour avoir raison mais parce que la faute est déjà actée et invétérée et qu’on ne fait déjà plus qu’atermoyer sur des circonstances et des arguties. De la sorte, je retiens moins d’informations nouvelles que je ne devrais, et il m’arrive de me laisser surprendre par ce que mon correspondant m’indique une nuance de son discours passé que j’aurais dû considérer ou qui m’est sortie de l’esprit – il s’agit, certes alors, d’une nuance qui ne rend pas globalement le discours moins erroné, qui n’est pas fondamental à la compréhension d’une position fausse, mais qui, elle, était peut-être susceptible de m’approfondir à l’abord d’une objection neuve ou d’un déplacement d’esprit, et j’enrage à la fin de m’apercevoir que j’ai peu retenu d’une discussion notamment à cause de moi. Je n’ai pourtant jamais laissé mon interlocuteur dans l’impossibilité de s’expliquer, mais je n’ai pas la sincère patience d’attendre sa énième défense prévisible pour m’empêcher de le lire avec trop de distraction : je balaie d’un coup d’œil ce que je sais déjà, et j’y englobe parfois ce que je me figure psychologiquement que mon opposant a voulu dire – à ce stade, il m’arrive d’interpréter assez à l’emporte-pièce, je l’avoue, parce que la discussion est au point d’un ennui où je perçois tout le temps que j’abandonne à l’entretien d’un être qui ne m’apprend rien depuis tant de durée et dont je n’anticipe pas de quelle manière il pourrait soudain se transfigurer ; or, la sublimation d’un être au moins sur de certaines choses se produit quelquefois.

Voilà ce que je puis me reprocher, en un mot : de parler trop quand je sens que je n’aurai plus rien à apprendre, de parler au point d’aspirer à m’écouter m’apprendre, à moi, au moins quelque petite chose ; mais il faudrait logiquement ou que je quittasse la conversation sur-le-champ, ou que j’écoutasse avec plus de soin, mais je ne réussis à me déprendre ni de la volonté de m’édifier, ni de ma faculté d’anticiper la médiocrité qui va probablement s’ensuivre au point que je l’entends presque dans l’esprit de mon interlocuteur, que je la lui attribue même parfois avant qu’il l’ait exprimée. C’est l’ennui général d’un cycle attendu de faussetés qui crée en moi cette négligence et ce mépris ; c’est sans doute, si j’y pense, davantage une protection intérieure qu’une intention dirigée contre autrui : c’est un remède préventif à la déception, car comme je ne suis intervenu là que sur une pensée lue que j’ai sélectionnée parce qu’elle m’a paru moins grossière ou plus fine, je m’attends en loin à rencontrer un esprit subtil, et, quand je ne le trouve pas, je me dissimule ma gêne en m’évitant une écoute attentive pour m’épargner la conscience d’avoir mal élu – je relègue, trop tard ! pour éviter de feindre de me consoler par de moindres aspects de la discussion ; j’ai « perdu », mal parié, et il faut vite passer ce mauvais moment. En quelque sorte, je ferme mon attention à ce qui pourrait venir, car je devine que ce sera piètre – et c’est vrai tout de même que c’est rarement bon et qu’en majorité j’ai bien fait d’isoler mon esprit de cette fange, car c’est en général du temps perdu. Seulement, comme ma doctrine est qu’on a toujours tort de négliger un effort, fût-ce d’attention, quand on s’applique à une chose, fût-ce à discuter, c’en reste un défaut qu’il ne me faudrait pas prendre en habitude et que je dois « m’efforcer », justement, de me défaire avec résolution.

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