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Henry War
30 janvier 2023

Le rapport au temps des jeunes enfants

Il y a, je trouve, quelque chose de poignant dans le rapport au temps des jeunes enfants – avant, disons, leur quatrième ou cinquième année – : c’est qu’ils en usent sans la moindre conscience d’avoir à le mettre à profit. Ce n’est pas au juste qu’ils ne font rien de leur temps – les enfants de cet âge sont rarement inactifs et pas plus que leurs parents ils ne savent tout à fait « rien faire » –, c’est qu’ils s’en servent sans rendement ni performance, sans souci réfléchi d’y puiser un apprentissage, d’une façon qui passe aisément pour absurde à un adulte habitué à être utile. Ainsi puis-je voir mon fils assembler et désassembler des objets à répétition et durant assez longtemps, occupé seul à cet usage avec intérêt, sans que m’y apparaissent nettement le sens et le profit. Ce sont, je le conçois après, des activités qui mobilisent certaines fonctions du cerveau qui, par le succès de la manœuvre, y trouve sa récompense et son perfectionnement ; c’est tout de même étrange de s’imaginer faire et défaire une chose comme cela, d’autant que ça ne paraît lui être d’aucune difficulté : il répète ce qu’il sait déjà faire, confirme des compétences sans aucun risque, il ne s’agit pas par exemple de constituer une tour en équilibre ni de monter un engrenage rudimentaire ; c’est facile même pour lui.

L’adulte, en contemplant cela, tend à être envahi de nostalgie cependant qu’il pense au temps où le temps ne l’inquiétait point, où il avait largement le temps de l’ennui et des actions dérisoires, où le temps ne « pressait pas » : ce « gâchis » lui inspire bien plus de tendresse que de réprobation, car il se figure un temps de la vie où sa mentalité était dirigée vers autre chose que le gain du temps et où la pensée de sa puissance ne lui venait point avec tant d’assiduité. Cette nostalgie s’accompagne souvent d’une sorte de tristesse, comme s’il s’agissait d’innocence perdue, d’un bienfait ingénu que la morale sociale a impitoyablement brisé et supplanté, d’un paradis de l’intimité que l’existence dure a rompu : c’était pourtant, je crois, seulement un fonctionnement cérébral différent et « immature » – j’entends ce mot sans jugement de valeur –, et les adultes qu’on peut voir installés sur une chaise devant leur maison à regarder les voitures ou jouant par deux aux dominos ne nous évoquent pas une telle sympathie, une compassion si marquée, rien qu’une pitié moqueuse ou rageuse tournée vers le constat d’une déliquescence ou d’une vacuité. C’est manifestement que cette pitié, sensible aussi dans l’observation du petit enfant, passe au tamis de la réflexion pour se transformer en sentiment contraire, indulgence douceâtre ou condamnation inflexible : le regard contient donc la catégorisation des objets que nous jugeons – je sais que ce constat n’est pourtant pas nouveau. Je ressens certes une affliction immédiate à regarder mon fils réitérer ainsi des procédures comme un animal toqué, mais l’affection jointe à ce jugement juste, la considération de l’âge aussi, me font trouver une excuse à cette débauche de temps, j’en viens à l’estimer naturelle et nécessaire, puis je transpose à cette observation l’idée de la vie débarrassée des contingences du temps, et, comme par sympathie je découvre de l’attrait à cette évanescence, je me représente que la fonction acquise plus tard d’occuper pleinement ses heures est une contrainte inhumaine imposée par je-ne-sais quelle société oppressive de l’âme. Ce n’est pourtant pas vrai, ce n’est pas vrai du tout : l’étape de l’hébétude normale où les enfants se rassurent se traverse comme les autres, et l’on ne doit pas faire reproche à un « capitalisme forcené » de nous emprisonner dans la violente perspective de l’efficacité, pas davantage qu’il ne faut qualifier ou souhaiter comme bénie l’époque où chacun déféquait sous lui dans ses langes ou ses couches : la cruelle et terrible loi du loup-pour-l’homme n’a pas plus de rapport avec l’abandon des excréments que la vacuité du temps n’a à voir avec la vie heureuse et édénique. Il y a de la puérilité à aspirer aux facilités de la régression : par la pitié, l’homme se plonge en pensée dans l’irresponsabilité justifiée, et il lui semble en effet que la dégénérescence est confortable ; bientôt, comme il s’est représenté l’aisance naïve avec laquelle il vivait en cette insouciance, la différence de conditions qui lui impose une certaine tenue lui paraît une rigueur décuplée, il soupire après les caresses de sa maman et aspire sans réfléchir à un monde où il pourrait vaguer comme un imbécile. J’ai ainsi connu quelqu’un qui faisait son « rêve » de passer sa journée chez lui en caleçons, et l’on sait bien des adultes qui ne sont pas loin d’en réaliser l’idée toutes les semaines, de cette manière ou d’une autre !

N’empêche : comme elle est curieuse et troublante, la dichotomie des perceptions du temps de la petite enfance et de l’adulte ! On croit maltraiter son fils en le laissant seul, on se sent coupable des inepties auxquelles il s’amuse parce qu’on suppose que ces actions insignifiantes signalent ou trahissent un manque ; on reporte alors sa tendresse à… etc, ou bien l’on y trouve une certaine beauté poétique, une métaphore… etc, on cherche en loin le moment de la vie – l’âge – à partir duquel la pensée s’efforce à mettre le temps à profit, puisque les enfants apprendront peu après des loisirs où leur créativité se met sans cesse à l’épreuve et avec une conscience plus aiguisée du temps restant. Le petit enfant est une bulle singulière dont certaines lois sont distinctes de celles de l’homme : c’est cela qui surprend et aheurte. Son parent se cherche une faute – un délaissement –, et comme il ne la trouve pas chez lui, il la reporte sur autre chose – là naît le fameux blâme de la société « frénétique ». C’est vrai cependant que l’enfant suscite l’empathie – c’est toujours beau, un jeune enfant, le sien surtout –, cependant il ne faudrait jamais s’empêcher de s’avouer, avec une lumière plus objective, que c’est aussi, d’un point de vue intellectuel, un petit peu ridicule et stupide – et cet aveu ainsi distancié, peut-être, sans cesser de considérer les étapes logiques du développement humain, ne nuira pas pour autant à l’affection qu’on lui voue.

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