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Henry War
1 février 2023

L'image de celui qu'on lit

Comme il est étrange et déstabilisant, le plus souvent, de découvrir physiquement, sans exclure la voix, ceux qu’on n’a fait jusqu’alors que lire ! Combien leurs attitudes correspondent peu à l’impression du lecteur perspicace, à ce qu’il se représentait en les sachant, lui si avisé, « pour de vrai », c’est-à-dire à la mesure exacte de leurs écrits où ils indiquent le meilleur d’eux-mêmes ! Ce n’est, à vrai dire, ni entièrement décevant ni tout à fait révélateur, c’est ni plus ni moins placer un corps, avec tout ce qu’il contient d’arbitraire, de conventionnel, de superficiel, sur un esprit ; cependant, à la sensation troublée que j’en ressens le plus souvent, je crois qu’il vaut mieux encore que je reste un texte : ce n’est pourtant pas pour me cacher, on connaît mon impudeur et je ne crois pas me parer en me montrant malgré moi détestable, mais le pseudonyme au moins, c’est moi réel, c’est moi vrai, c’est moi que j’ai construit, le moi le moins abandonné qui me représente. Si je me fie à cette impression de décalage que je rencontre chez les autres, je suis certainement plus authentique que dans ma figure sociale même si je tâche à ne jamais poser : je me reconnais en mes textes, pas sûr que je saurais m’identifier dans une réunion. Mais enfin, on est regardé alors, on ne peut feindre qu’il n’y a que soi, on se sent quelquefois le devoir de rendre la réplique, on a toujours un peu le souci de ne pas déplaire – moi pourtant moins que la plupart, de la considération de l’image, je ne saurais nier qu’il en reste quand même quelque chose.

Ce qui me saisit surtout, c’est la pensée de ce qu’on travestit en apparaissant au monde, tout le jeu des adhésions et des manières auquel on succombe contre soi, contre ce qu’on est et qu’on est devenu dans sa littérature, pour s’adapter sans s’en apercevoir : c’est une habitude de se déformer en se conformant, on s’aliène dès qu’on s’expose, on se déguise quand on n’écrit pas. Une violente régression s’empare de qui est parvenu à devenir à travers ses textes, parce que ses habits, ses sourires, ses expressions, ses connivences, tous les mensonges complaisants par lesquels on s’efforce à donner le change et particulièrement dans une vidéo, ce qu’on croit servir à empêcher la mauvaise critique et qu’on a acquis comme des défenses dérisoires, vous abîment l’intégrité et vous amenuisent : ce que vous concédez à autrui vous diminue en vous anonymisant. À force de suprême philologie, quand on lit quelqu’un, on le sait mieux, dans ses circonvolutions, dans ses transitions, dans ses idiosyncrasies et dans son caractère, même dans ses dissimulations (car étant écrites elles sont pour ainsi dire explicites, on les examine et elles parlent, comme un masque soigneusement choisi dont le spécialiste en déguisement analyse la sélection : c’est, du moins, un masque qui a une certaine forme, masque dont la pose sur la face du porteur fait des retraits et des renflures par imitation et distinction du visage lui-même ; c’est, au philologue expert, un masque traître), on le sait davantage qu’en le voyant par ses postures acquises, sociales, nivelantes, ses prestations oratoires et filmées, tous les codes par lesquels il faut passer et se soumettre pour ne pas déparer ni choquer en tenant un discours, une conférence, un soliloque « face caméra ». Rien que l’exercice, avec ses usages et ses absurdes, avec ses habillages et ses courtoisies, est un manifeste contre l’humanité intérieure, contre ce par quoi on a fait, en lisant, la rencontre intime avec un homme, contre tout ce qu’un homme a constitué d’identité en écrivant. La foule, toujours, par son regard veule et ce qu’on en espère, prostitue.

Le pire qu’un bon lecteur extrait bientôt de l’orateur et qui serait capable de l’affliger, c’est l’enfant qui s’exprime, aussi bien l’enfant qui se trahit en bêtises et en potacheries indignes que l’enfant qui se dissimule en posture affectée et en faux style. C’est ainsi surtout, chez autrui, l’enfant qui focalise mon attention, que je révèle par son idiotie rétrograde ou par sa mondanité empesée. Il faudrait des hommes pleins seulement de leur âge et qui n’auraient pas souci d’avoir l’air plus jeunes ou plus vieux qu’ils ne pensent, qui se moqueraient des critères médiocres par lesquels on attribue une vénérabilité, qui sauraient ne pas s’inquiéter de paraître selon telle mine d’adéquation ou de rupture avec un consensus de sagesse, de sorte qu’à l’inverse de la majorité des écrivains, ils ne redouteraient pas de se laisser aller à des puérilités qu’ils essayent toujours de retenir, et a contrario ne craindraient nullement de passer pour plus matures qu’ils sont et à un niveau qu’ils regrettent constamment de ne pas atteindre : cet homme renoncerait à l’enfance et à la vieillesse, et l’image d’aucun de ces états n’aurait d’importance dans sa mise. C’est bien la contenance maîtrisée qu’on trouve dans le soin d’un contenu littéraire, par laquelle l’auteur fabrique l’illusion de sa grandeur, mais son être social ordinaire, faute de profondeur et de ferme assomption de la solitude, est généralement très ridicule et influençable comme tout le monde, un pantin au regard des foules, une créature que des imitations animent – ainsi ne voudrais-je pas que Nietzsche eût filmé une seule de ses prestations oratoires, ses photographies suffisent en taisant ce qu’assurément le philosophe comporta un moment d’avidité de reconnaissance et de plaisir à la notoriété des pairs.

J’aimerais bien savoir, pour moi, après qu’un philologue m’eût lu, ce qu’il trouverait à dire de mon apparence et des inflexions de ma voix, si j’y suis conforme, si je ne dépare pas de moi-même lorsque je me présente sensoriellement sous le jugement d’autrui. J’essaie, souvent, de ne pas différer, et j’ai si peu le goût de l’image qu’un oral public représente pour moi peu de choses, peu de défi et de stress (j’en ai surtout l’habitude), cependant j’ai certainement aussi des manies comme il est impossible de s’abstraire totalement de la sensation d’être regardé et jugé : j’ai, par exemple, tendance à caractériser le spectacle c’est-à-dire à marquer nettement mes moments d’exhibition en prenant toute la place, ou, au contraire – c’est un penchant contre lequel j’ai lutté et que je suis parvenu presque entièrement à annuler – à gâcher volontairement les prestations où je me sais évalué, par modestie de paraître plus bas que je suis. Ce qui atténue particulièrement ces écarts entre être et paraître, c’est la constance intérieure où l’on s’efforce à retenir ses humeurs en une saine égalité de principes et de comportements, ce qui notamment réduit les disparités entre la sphère publique où l’on s’assigne une discipline et la sphère privée où l’on s’épanche en facilités : c’est pourquoi je ne m’exprime guère différemment de l’une à l’autre, je m’y comporte avec une semblable vigilance, je me surveille en présence de ma femme comme de mon employeur, je m’y habille pareillement et l’on sera surpris de me trouver chez moi vêtu comme au travail en chemises repassées et en gilets de costume. Cet effort est pour abonder continûment mon être et ne pas déchoir par négligence de mes écrits, pour ne prendre coutume à aucune des paresses quotidiennes qui abaissent tant les gens et limitent leur rigueur, et, ce faisant, quand j’ai à parler à ma famille, à une page ou à une assemblée, il est pour ne pas sentir que se crée en moi un certain « mode » selon lequel « je », cette fois, ne doit pas être égal à un autre moi-même. Ainsi suis-je uni, je crois, intègre, même si, bien sûr, mes articles sont un peu plus sérieux que je ne suis tous les jours, et plus impeccables : c’est qu’il faut bien que je sélectionne un peu ce que je raconte et explique, et je ne tiens certes pas ma vulgaire plaisanterie de quoi révolutionner beaucoup le monde de la littérature et de la pensée.

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