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Henry War
9 avril 2023

Rapport à la douleur et à l'anomalie médicale

Le Covid m’a donné longuement l’occasion de disserter sur la façon dont la médecine se constitue surtout, pour le Contemporain, comme une façon de divertir sa vacuité par le stress. Il est bon pour lui quelquefois, par périodes, de se sentir malade, de se résoudre à avoir encore moins de prise sur le monde que d’ordinaire, si possible (or, il est toujours loisible par exemple de ne pas se lever d’un lit – souvenir d’une connaissance qui admettait que son vœu le plus cher était de rester dans sa maison toute la journée en caleçon) : cela distrait de la monotonie passive, débordante, surmenante, de l’existence – car rien n’est plus épuisant que l’accoutumance de ne rien faire. Personne, je crois, n’a jamais écrit cette vérité essentielle de notre époque que ce qui abrutit au dernier point de lassitude, c’est de croire agir en ayant l’habitude de menues agitations inutiles, syndrome de l’adolescent paresseux qui ne sort pas d’un état de langueur qui, à force, lui paraît congénital. La maladie : enfin tombe une fatalité qui est de quelque conséquence, qui implique sa personne dans un phénomène fatal, qui constitue un inattendu et une interruption à la monotonie, qui donne une part dans une « légende », où l’on est emporté sans toujours avoir de rôle actif à jouer – on est malade, atteint, quelque chose est venu à soi, il est censé se passer là une sorte de péripétie. Un événement survient : ce remuement connoté, cette « nouvelle », cette « expérience », voilà prétexte, comme c’est connu, à des ostentations de « sagesse » selon l’idée répandue que seul celui qui souffre sait parler de la vie, a vécu de la profondeur, mérite de l’attention – même le mérite chez nous est un effet subi – ou éventuellement celui qui a vécu dans la proximité de celui qui souffre. « Tu ne sais pas, tu n’as pas eu le Covid », « Tu pourras parler quand tu auras connu quelqu’un qui a eu le Covid » : on a beaucoup entendu ce genre-là, des gens faisant reposer toute réputation de sapience sur le proverbe d’une « épreuve » qu’ils ont fantasmée bien plus qu’endurée – ils ont fabriqué une souffrance. Tous en ont énormément exacerbé pour s’arroger le droit de parler en lieu des autres, « supérieurement », de les réduire au silence, de les accabler sous le dicton dès qu’ils sont passés du côté des toujours-héroïques-victimes. J’en connais, je le jure, qui ont inventé de la famille malade, et d’autres qui ont affecté des symptômes : pour en arriver là, il faut globalement que la maladie ait été de faible virulence, autrement on ne l’aurait pas feinte, cela eût été évident d’abord, et on ne se serait pas risqué à une telle indécence, à telle procuration des morts, un opprobre les eût chassés de l’abominable prétention, de ce canular de très mauvais goût, d’un jeu tellement cynique et funeste…

Ce que je voudrais surtout indiquer ici, c’est que l’obsession de l’égratignure soulève un problème fondamental du rapport au corps chez le Contemporain pour qui le bobo devient une véritable crise, la légitimation de toutes ses plaintes, une manifestation caricaturale de son incapacité à la raison et au recul. Chacun considère à présent comme une anomalie le seul fait d’avoir mal ou de ressentir une importunité : voilà qui est anormal. Il semble qu’aujourd’hui les urgences soient pour moitié occupées par des gens qui ont un peu mal au ventre ou à la tête et qui tiennent néanmoins à s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une occlusion intestinale ou d’une tumeur au cerveau. C’est le témoignage d’une altération profonde de la relation traditionnelle à l’univers de nos sensations et à la compréhension du fonctionnement de l’organisme. Naguère quand on souffrait un peu, on estimait d’emblée avoir affaire à une petite alerte physiologique, on la résolvait intellectuellement par l’admission de sa bénignité ou l’on y admettait une variété de fatalité, on apprenait ou à résoudre la douleur et ou à s’en accommoder, ce qui paraît l’usage le plus généalogique, animal même, de la perception d’un trouble physique ; on acceptait par exemple de marcher ou de voir moins bien après un accident, on se résignait en se représentant que sa vie personnelle ne valait pas qu’on importunât tant de monde avec des jérémiades, et l’on ne faisait pas un cataclysme de la perte d’un œil ou d’une jambe, on se plaignait infiniment moins qu’aujourd’hui de règles douloureuses, d’un coup de soleil soigné d’abondantes lotions, ou d’une très petite excroissance à tel endroit insensible du bras : or, on ne cherche plus à savoir en quoi consiste le mal, d’où il vient et comment instamment s’y résoudre, on s’en constitue aussitôt une angoisse, une détresse, une panique, disproportionnées, et largement importunes ; la priorité, et à vrai dire l’attention exclusive, est portée sur son éradication la plus immédiate au même titre que s’il s’agissait du développement en soi d’un fœtus indésiré qu’il fallait au plus tôt avorter. Même le personnel médical, un Contemporain lui aussi et qui, baignant au sein de même mœurs, ne saurait différer beaucoup des autres, déclare et martèle qu’il faut toujours consulter par précaution quand on souffre un peu, ce qui multiplie la précipitation des gens aux cabinets médicaux pour de consternantes vétilles – on prend trop au sérieux le candidat à la maladie de Lyme ou à la mononucléose parce qu’il est fatigué depuis trois jours ! Par exemple, j’aimerais qu’on m’expliquât pourquoi les Français accourent à leurs généralistes à la moindre gastro-entérite : ils doivent bien savoir qu’il n’y a rien à y faire sinon boire et « évacuer » ! Est-ce qu’on imagine que les Grecs anciens, que les Romains, que les Gaulois, qu’à vrai dire n’importe quel homme d’une civilisation qui n’est pas la nôtre, réclamait un arrêt-maladie parce qu’il avait une fois vomi après avoir trop mangé ou d’un aliment louche ? Il est singulier, contre nature, immoral en quelque sorte, qu’on ait remis la question de nos corps, et même les sujets de nos corps les plus anodins comme l’épilation ou la taille des ongles, entre les mains de « spécialistes » qui deviennent des aliénés du diagnostic bénin et identique (et qui, il faut le dire, tendent à paresser à force de constater les mêmes cas et de prescrire toujours les mêmes remèdes).

Il semble bien que les gens ont perdu presque toute connaissance de leur corps, s’étant défaussés, après la responsabilité de pensées plus composées comme la grandeur ou le devoir, de la préoccupation même de leur rythme biologique, de leur alimentation, de leur sommeil, de leur nécessaire physiologique, hormis, à la rigueur, dans sa dimension esthétique, superficielle, et souvent en contradiction avec les impératifs de santé – ni le « dad bod » ni le « thigh gap » par exemple ne s’inscrit dans les règles élémentaires d’une saine morphologique. En somme, le diagnostic qu’un paysan faisait il y a cent ans sur lui-même sans recourir à quiconque – je parle ici des hypothèses, justes ou controuvées, qu’on s’efforçait de mettre en œuvre pour expliquer un certain état pathologique, je parle de la méthode étiologique qu’on mettait basiquement en œuvre, à tort ou à raison, pour se représenter les causes d’une douleur – est à présent hors de la portée moyenne, cette tentative n’est même plus entreprise, c’est le ressort exclusivement d’un « spécialiste ». Un collègue ressent aux lombaires un matin une douleur vive dès qu’il soulève sa fille : il s’affole, on lui conseille de toutes parts de consulter instamment, je suis seul à lui recommander de ne pas le faire, à lui dire qu’il s’agit d’un banal « tour de rein », qu’il suffit durant un week-end qu’il reste assez immobile : rien n’y fait, il réclame d’urgence un rendez-vous médical et quitte sur-le-champ le travail. Verdict ? Tour de rein, ne pas bouger, voir si la douleur persiste. Quelqu’un se tord la cheville, est formidablement inquiet, je lui demande : « Est-ce très gonflé ? Peux-tu poser le pied ? » – j’hésite à l’interroger s’il a ressenti l’impression d’un « craquement » mais j’y renonce aussitôt parce qu’il dira toujours oui sans savoir par quelle impression de « trauma » se signale au sein du corps une déchirure organique (les sportifs professionnels, eux, distinguent cela très bien), il me répond que c’est un peu enflé, qu’il peut se tenir debout mais qu’il boîte, je diagnostique logiquement une bête foulure sans conséquence, et lui prescris, s’il en a, de se servir d’une attelle peu serrée et d’une béquille de ce côté-ci ; mais qu’importe mon conseil, je ne suis pas médecin, je ne suis pas censé savoir, il ira donc aux urgences et… on lui intimera exactement la même chose. Il est étonnant, atterrant, comme des gens qui ont souffert dix fois du même mal dans leur vie en sont encore à s’affoler quand ils le rencontrent la onzième fois : c’est à chaque fois comme la première, ils n’ont rien appris, ils ne retiennent décidément pas que pour tel type de toux ce sera toujours le même sirop inutile et qu’une douleur naissante à l’oreille indique une otite dont il n’y aurait qu’à réclamer les mêmes gouttes antibiotiques – vraiment, le quotidien d’un généraliste doit être relevé pour qu’assurément un quidam comme moi n’ait qu’à demander quelle prescription tracer !

Et l’inculture générale en matière médicale, à vrai dire le renoncement par principe à tout intérêt diagnostique ou thérapeutique, s’étend au domaine du savoir-être, du savoir-vivre, du savoir-exister, c’est le même problème s’agissant de fatigue ou de surpoids : la plupart des Contemporains sont devenus incapables de se rendre compte par eux-mêmes qu’ils n’ont pas assez dormi ou qu’ils mangent trop, ce qui pourtant devrait figurer à la base même du sentiment de bonne santé (au même titre qu’un G. I. examine quotidiennement ses selles en opération) ; ils ne prennent plus du tout la mesure de leur physiologie, en viennent à se comporter n’importe comment, de façon aberrante, comme si c’était normal. Il y a quatre ans, j’entendis la mère d’un collégien admonester son fils parce que décidément « elle lui avait bien dit que, la veille d’un cours, on éteint le portable à une heure du matin ». Combien sont-ils d’évaporés, d’inconscients, d’incorrigibles, à prétendre – et c’est vrai ! – que leur diététicien, si complaisant, leur conseille, pour maigrir, de continuer à manger « de tout mais en petite quantité », comme si la faim n’était pas le moyen le plus évident de perdre du poids : on ne se rend même pas compte après un repas qu’il n’est pas logique, naturel, sain, de se sentir « bourré à fond », « repus au vertige », et « les molaires qui baignent », ni d’aller déféquer des trois fois par jour ! (Je pense à ces ménopausées, fracturées du bassin, qui avaient oublié, pendant des années, de manger du calcium parce que « ça ne leur donnait plus envie » et qui osent se rattraper ensuite en insistant auprès de toutes les jeunes femmes de leur entourage pour leur rappeler qu’il faut consommer du lait ; je pense à ma mère qui ne boit plus d’eau depuis plus de vingt ans parce que sans arôme – vin ou sirop – ça la « dégoûte tant c’est fade. ») Tout logiquement, le sentiment de trop-plein, la sensation d’un ventre tendu, aussi bien que celle de ne pas pouvoir « émerger » avant deux ou trois cafés forts ou de ne pas parvenir à concentrer son attention plus de dix minutes consécutives, devraient, je pense, alerter sur le passage d’état et de comportement sains à une déviance pathologique. Au même titre, les médecins – vraiment de sacrés experts ! – répètent combien de fois et comment il faut se laver les mains et changer de linge et de vêtements, pourquoi c’est une mauvaise idée de s’exposer en plein soleil trois heures d’affilée, et que, quand il fait chaud, vous feriez mieux de penser à boire de temps en temps, ce qu’ils appellent, spécialité oblige et jargon pour faire vraiment experts, « s’hydrater » – aussi, n’oublier pas d’ouvrir les volets la nuit pour refroidir la maison, de s’appliquer une éponge humide sur le visage quand ce devient vraiment trop dur (eau froide, tiède tout au plus), et de penser à sortir le bébé de la voiture pendant le travail ou les courses. J’imagine qu’il y eut une époque pas si lointaine où ces conseils, chez des hommes, rien que des hommes normaux, auraient semblé insultants et humiliants ; oui mais les hommes sont partis et ne se retrouvent plus – il est vrai qu’à ce titre on lui indique sur la notice qu’un four à micro-ondes ne doit pas servir à sécher un animal (récemment : un couple français porte plainte contre Herta suite à l’étouffement mortel du fils, pour n’avoir pas explicitement notifié de couper la saucisse en fins morceaux avant de la donner à manger aux petits).

Ce qu’il manque aux gens en particulier, ce qui révèle le plus leur incapacité à l’esprit médical, à toute science physiologique, c’est la volonté et la curiosité d’opérer des tests sur leur corps, de vérifier ce qui les opprime ou les soulage, de découvrir et se souvenir ainsi de ce qui réduit leurs maux simples. On ne risque pas grand-chose par exemple à aventurer une lame bien propre dans une plaie purulente pour la vider de l’infection ; on n’aventure qu’un faible renfort de mal à couper l’ongle et la peau autour d’une douleur pour comprendre et prévenir un panaris ; on n’a pas tort de vérifier quelles habitudes tendent à nous provoquer des migraines, ou quelle position récurrente se solde à la longue par des douleurs dorsales, ou les différences d’éveil que suscitent le lendemain des sommeils de durées variables : il suffit d’en changer un peu pour voir ! On n’a jamais connu qu’un homme ait perdu l’usage de sa moëlle épinière pour avoir tenté de décroiser les jambes au bureau ou pour avoir réhaussé le bras directeur. Pourquoi une femme qui souffre chroniquement du dos doit-elle attendre un avis d’expert – kinésiologue, ergothérapeute – pour changer de chaussures ? Combien de gens sont incapables de déplier le bras quand ils chutent pour atténuer le choc avec la main et mieux se recevoir ? C’est pour cela que je prétends que diététicien et posturologue sont des métiers absurdes : voici des spécialistes qui savent ce que personne ne devrait ignorer, et qui ont l’air de cacher comme des secrets les recommandations de bon sens qu’il faudrait que l’école élémentaire enseignât (souvenir amusé, là, d’un ami qui tenta un jour un grand écart sans échauffement sur le rappel qu’il y parvenait étant adolescent – résultat aussi terrible et implacable que drôle, en quelque sorte). La majorité des affections menant à la consultation médicale pourraient, chez un peuple sensé et conscient des principes généraux des sciences, se gérer par auto-traitement ou auto-médicamentation, et il n’est besoin que d’endurance limitée et de connaissances théoriques pour nettoyer une plaie, préparer un emplâtre ou opérer un ongle incarné : se figure-t-on que l’humanité dut attendre que la fac du Mans développât une spécialité de la chirurgie de la main pour que des citoyens se chargeassent de soigner des doigts écrasés ou cassés ? L’intérêt intellectuel pour l’anatomie et la médecine ne pourra revenir dans le peuple qu’à condition qu’il retrouve in petto le goût de la science des diagnostics – même de la science tout court – plutôt que d’en faire une sorte d’inquiétante et imprévisible sorcellerie, ce qui, probablement, ne se produira que lorsque les citoyens n’auront plus accès à un cabinet de généraliste ou au service d’urgences hospitalières : on n’aura tout simplement plus le choix, chacun devra être un peu malin et débrouillard, car en pareilles choses, chez le Contemporain, c’est toujours la stricte nécessité où il se trouve réduit qui est susceptible de l’inciter enfin à un effort et de le pousser à se perfectionner.

Mais il faut de l’esprit pour cela – la voilà, l’impasse ! –, et c’est ce qui manque à ceux qui préfèrent admettre la médecine un domaine de haute spécificité plutôt qu’une science de la raison commune, comme si chacun n’avait pas un corps pour expérimentation et des planches anatomiques pour théoriser : ainsi, sur un tel prétexte de diplômes et d’années d’étude, l’homme moderne parvient à ne pas s’avouer qu’il a perdu la capacité mentale de comprendre son corps et les critères de la bonne santé. Il lui serait un déshonneur de s’apercevoir qu’il est devenu bête et lâche, trop appréhensif et rétif au moindre apprentissage pour identifier, soigner et suturer une coupure, et pour entendre comme il se comporte au quotidien tout au contraire de ce que préconisent les normes d’une vie réglée, d’une existence conforme à nos dispositions physiques, d’une relative osmose entre nos usages et nos besoins (– non, il n’est pas du tout nécessaire de courir à pied trois fois dix kilomètres par semaine pour compenser le manque d’activité qu’offre un travail sédentaire et éviter de grossir, il suffit de manger autant que le quotidien le réclame, c’est-à-dire aussi peu –). Qu’on considère comme la pratique du médecin suppose de facultés intellectuelles essentielles, et l’on verra pourquoi à la fois elle est indispensable à un esprit sage, pourquoi n’importe quel esprit logique et rationnel la pratique y compris celui qui n’en fait pas son métier, et combien elle est inaccessible à la mentalité contemporaine qui ne dispose plus de compétences générales, humaines, universelles, pour s’y appliquer et conformer : d’abord, il y faut de l’observation, manière d’identifier un mal et son environnement ; il y faut ensuite un esprit logique de cause à effet pour tâcher de retracer ce l’origine d’un mal et se déterminer sur les moyens de sa réparation ; il y faut enfin de la mémoire, afin de se rappeler les occurrences et antécédents de ce type de mal ; qui prétendra que notre époque valorise ces compétences et en est pourvue ? Cette médecine de l’individu serait certainement par trop humiliante, écrasante de leçons, s’il fallait que n’importe qui la considérât une discipline ordinaire et enfantine : on serait obligé de remontrer et déplorer des gens leurs habitudes de vie, d’exprimer par exemple que leur surpoids est infâme, ridicule, honteux, que leurs rythmes quotidiens sont des calamités, que la plupart de leurs malaises se justifient par une indignité et incombent à leur responsabilité, mais pour l’heure le Contemporain peut toujours prétendre : « Je ne savais pas, le médecin ne me l’avait pas précisément expliqué, d’ailleurs ce problème est d’abord l’affaire des médecins que je paye pour leur en déléguer la charge ». Comme les gens savent que l’admonestation ne revient jamais à l’irresponsable, ils s’arrangent surtout pour ne pas se renseigner ; ainsi, ils se sentent soulagés, quelqu’un est toujours là pour eux en cas de problème, et ce quelqu’un qu’ils solliciteront pour ces urgences prévisibles, fort heureusement, il ne s’agit jamais d’eux-mêmes !

Ainsi préfère-t-on ne se préoccuper de rien, maintenir son évanescence bienheureuse, sainte insouciance de bébé, profiter de l’ingénuité inquiète d’une patience en consultation pour de l’anodin, se savoir pris entièrement en charge, s’abandonner au sort du spécialiste, ce qui ne serait pas possible si l’on avait un soupçon de ce dont il s’agit et qu’on pouvait alors interroger voire diriger la médecine dont on saurait du moins orienter les hypothèses ; on aime davantage se sentir suprêmement débarrassé de toute charge mentale, de toute considération réflexive, liée à l’analyse d’un symptôme, pour se contenter d’apporter le mal au docteur comme on présente l’offrande à Dieu afin d’apprécier ensuite totalement l’expérience païenne de l’impuissance. (Sait-on pourquoi on ne prescrit plus tel nombre de « cuillères à café » d’un médicament à un enfant ? Parce qu’on a découvert, tant les parents se livraient au docteur sans songer à rien, sans la moindre distance critique, que certains faisaient avaler à leur fils, nourrisson quelquefois, une cuillère de café !) Parfaite cohérence de l’esprit de perpétuelle puérilité indolente qui ne veut réfléchir à rien de ce qu’il tient à garder hors de son « domaine de compétence », se condamnant de bon gré à ne rien savoir ni vérifier, se bornant à « faire confiance », et qui, ainsi, relègue des problèmes personnels à des « autorités » régulièrement et notoirement prouvées défaillantes, respectant toujours a priori (n’ayant d’ailleurs pas le choix) les offices des professionnels qui confortent la sensation douce d’un abandon absolu de la volonté de comprendre et de décider. Complétude du phénomène, cycle béat, auto-entretenu, complaisant : ce Contemporain n’aura ainsi pas à s’interdire une chose, il ne se dirigera pas par lui-même au terme du diagnostic, une fois encore il ne prendra pas l’initiative de sa santé comme de son existence, oracle et châtiment procèderont d’une incontestable et incompréhensible éminence, et c’est ce qu’il veut : qu’on le défausse de l’exigence d’une rigueur et d’une discipline, du dilemme de son propre devoir, de sa liberté de se fixer des ordres et des règles, lui qui ne consacre sa volonté qu’au divertissement. En effet, après l’entrevue de l’homme-à-la-parole-divine, il recevra l’obligation sans avoir fait un choix, il subira la contrainte qu’il ne remettra pas en cause, c’est autrui qui décidera ce qu’il aura le droit ou le devoir de faire, la Prescription le condamnera à la suave obéissance à laquelle il aspire, fataliste et docile, porté, balancé, bercé, si complètement satisfait de se laisser guider nonchalamment par un prêtre-prophète comme on expie une faute qu’on n’a qu’à supporter et évacuer avec l’acte accepté de pénitence, tant de Notre-père et de Je-vous-salue-Marie par jour de préférence à telle heure – sans pensée, sans pensée surtout, tout est si bon sans jamais penser ! Comme la société, en dépit de ses plaintes, correspond toujours, se conforme, aux tendances des gens, à leurs penchants ! Versent-ils d’un côté ? C’est comme par hasard vers ce bord que leur société penche ! Ils ont tort de réclamer, ou plutôt, même en cela, la société complice ne fait que leur octroyer le soulagement de la réclamation ! C’est vrai qu’à présent, on peut même, sans y rien connaître, négocier l’ordonnance !

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Commentaires
N
Voilà un article très interessant tant sur le fond que la forme, de par sa fine analyse du contemporain « Malade comme personne » et de cette vilénie de victimisation se voulant forcer l’empathie et la sollicitude.
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