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Henry War
5 mai 2023

Plus de musique non plus

Il m’est apparu tout à coup que la musique que nous consommons n’est plus, depuis longtemps, que l’équivalent des livres qui se vendent en quantité et qui ne sont plus des livres, qui ne se lisent pas, de sorte qu’on n’a pas l’usage de lire ; au même titre nous n’écoutons pas de musique mais nous l’entendons – cette métaphore permet d’accéder à la distinction des deux modes de lecture dont l’un est devenu si rare : lire comme abandon et lire comme recherche. Tout art véritable, étant réalisé avec effort par un artiste attentif à ses moindres effets, nécessite du côté de celui qui le reçoit un réciproque effort d’intellection, quelque analyse de procédés, analyse qui ne relèverait pas de l’intellectualisme pédant, du snobisme, si, comme moi, on s’y était habitué avec respect pour l’art au lieu de tout prendre au premier degré d’épiderme et de se moquer de réfléchir. La musique qui se diffuse aujourd’hui en majorité, comme nos livres, est devenue populaire en ceci qu’elle ne nécessite qu’une oreille distraite : on fait le tour de ses effets en une audition, on n’a pas besoin d’examiner quelque chose car la poursuite des finesses serait presque aussitôt terminée. Il faut reconnaître que même un auteur-compositeur comme Jean-Jacques Goldman, qui fut peut-être un des meilleurs pour le son et pour le sens, ne réclame guère qu’une seconde écoute pour circonscrire ses œuvres, musique et paroles comprises – on trouverait que les mots de Goldman vont rarement au-delà du sentiment accessible et stéréotypé que le Contemporain superficiel prend pour la profondeur. On doit vertigineusement considérer le fossé qui existe entre l’art requérant de s’y pencher avec soin et ce qu’il y a de disponible et d’immédiat dans notre société comme les musiques de radio ou les livres de Gallimard ; c’est au point qu’il faut à présent imaginer ce que serait une musique – ou un livre, ou une œuvre de n’importe quel domaine – qui nécessiterait attention et intelligence. Notre époque a fui l’art, et c’est même difficilement qu’elle serait capable d’en reconnaître et de s’avouer qu’elle n’en fait plus : nous sommes au temps succédant à la disparition des arts, celui où, faute de références alternatives, faute notamment d’avoir lu ou écouté rien qu’une œuvre élaborée et donc d’une certaine difficulté ou exigence, on ne s’aperçoit plus qu’ils ont disparu, et où le ridicule qui en subsiste, comme le triangle échappé de l’orchestre, est considéré comme une manifestation d’art et même comme un art à part entière. Mais la musique d’à présent n’est pas musique : c’en est une forme appauvrie, un ersatz, un vestige, et la preuve c’est qu’il ne faut aucun effort pour en comprendre les ressources. Tous nos arts sont devenus grossiers, parce qu’on a renoncé, comme inégalitaires, comme antidémocratiques, comme élitistes, au travail qu’il fallait à la fois pour en produire et pour les apprécier à leur haute valeur considérée dorénavant comme une valeur « hautaine ». Si le Contemporain croit en la persistance de l’art qu’il se contente d’entendre, c’est uniquement parce qu’il veut se persuader de sa faculté d’en produire et d’en comprendre : longtemps après la fin des arts, comme aujourd’hui, les hommes continuent de revendiquer leur accès à des « arts » qu’ils ont cependant considérablement altérés pour les placer à leur si faible portée, altérations qu’ils sont forcés de concéder tant leurs « arts » sont sans rapport avec ceux des siècles antérieurs, et, comme ils ne peuvent s’empêcher de percevoir l’écho d’une différence si manifeste, ils appellent cela, plutôt que art, « culture », et ils y associent d’autres valeurs. Les voici rassurés : il y avait du prétentieux et de l’exclusif dans « l’Art », par conséquent ils aiment mieux la « culture », et ils se sentent mieux eux-mêmes d’aimer la culture plutôt que l’art parce qu’ils trouvent qu’ainsi ils sont solidaires et respectueux, c’est-à-dire bons. L’époque devient alors proche où l’art sera négativement connoté, et où enfin l’on se félicitera, plus ouvertement et non sans soulagement, de la disparition complète de l’art au profit de la seule Culture.

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