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Henry War
15 juin 2023

Sans voix

La perte de la voix, comme il m’arrive environ une fois par an sous l’effet de maladies bénignes (et comme il m’arrive en ce moment-même), constitue une expérience intéressante lorsqu’elle produit une grande aphonie et que chaque mot réclame une très pénible énergie pour articuler un son autant que pour l’entendre. On doit alors aller à l’économie verbale, limiter son expression orale, réduire ses interactions par la parole : on sait d’avance – car on le sent dans la gorge constamment – que toute tentative réalisera un vagissement rauque, ridicule et importun ; et c’est pourquoi l’on se tait autant que possible, s’abstenant de tenter une action vouée à l’échec et socialement décrébilisante. Il faut se retenir d’utiliser sa voix, par désagrément personnel ou par obligeance pour autrui – par praticité surtout –, l’instrument étant résolument trop détérioré. Il s’agit de suspendre l’utilisation d’un certain organe banal et quotidien, ce qui permet toujours ensuite d’en mieux conscientiser les usages.

Alors, on fait bientôt simultanément plusieurs découvertes éloquentes.

L’une d’elles, c’est qu’il n’existe pas, pour la plupart de ce qu’on dit, de motifs vraiment nécessaires : la parole est presque toujours facultative et décorative, nous ne communiquons que rarement des propos indispensables, nous bavardons seulement ; chez nous le langage est surtout l’expression d’enchaînements et de réactions, non de véritables pensées. La situation où l’on se sent interdit de parler oblige à faire le tri de tout ce qui est superflu, notamment de tous les proverbes, consentements et exclamations qui accompagnent la plupart des énoncés reçus, et qui en constituent en fait l’extrême majorité, pour ne pas dire la totalité. On s’interroge sur ce à quoi on peut s’en tenir s’agissant de parler, et l’on s’étonne de ce que le besoin pratique ne figure quasiment nulle part ; on s’aperçoit alors qu’hormis des témoignages de présence, on ne crée pas de contenu verbal, qu’on n’invente pas ce qu’on formule et qu’on ne fait que répéter, qu’on ne s’efforce jamais d’innover un dit, qu’à peu près tout ce qu’on verbalise est automatisé, jusqu’aux rires dont on reste perplexe de s’abstenir si facilement de les émettre. Comment ne pas comprendre que, pour ce qu’on ajoute ordinairement à une discussion, on n’a pas nécessité de s’exprimer, ni pour soi ni pour autrui, qu’on ne réalise aucun apport, mais qu’on se soulage seulement d’évacuer un fragment piètre d’idée pour se savoir exister et compter : chaque fois qu’on réfléchit un moment avant de parler comme c’est le cas dans ma situation handicapante, on devine que ce qu’on s’apprête à dire ne produira probablement nul effet sur l’interlocuteur, et que, de son côté, il répondra selon le même réflexe de ne pas chercher à authentifier sa triste inconséquence, et donc on abandonne cet élan, on renonce à parler. C’est sans doute le propre des gens très timides : ils ont tellement songé à l’inutilité de leur participation qu’ils se sont découragés d’essayer, et l’expérience les confirme, ils ont bel et bien raison. Environ tout ce que nous disons, nous le disons sans penser à l’utile, déversant quantité de mots sans réalisation, parce qu’on est mus seulement par des habitudes d’alterner moments d’écoutes et de remarques. Nos mots sont vides de sens, même leur aspect sociable est piteux, insincère et appris ; à bien examiner une conversation normale, nous sommes anéantis par ce que nous disons ; nos paroles ne servent à rien, et nos témoignages sont grossiers, déterminés, presque animaux. Or, pendant l’aphonie, l’hésitation qui précède l’énoncé qu’il faut méticuleusement peser pour vérifier son obligation, amène inévitablement le doute sur sa propre existence à travers le langage : si l’on s’en tient au discours, on n’est d’aucune influence ni d’aucune réalité, on disparaît comme être pour se limiter à une sorte de machine programmée. Son oral n’est qu’une oralité, c’est-à-dire un ensemble de réponses à des stimuli. Tout ceci est si conditionné qu’on pourrait, à partir des traits généraux et cependant exhaustifs, car peu nombreux, de toute situation de communication, prédire le cours de l’entretien comme si nul individu n’y avait participé. Tenter l’expérience : l’examen, en une discussion simple à laquelle on assiste, de ce qui relève de l’original et de la transmission : on trouvera presque inévitablement qu’un tel contenu est environ nul. Autrement dit, tout ce qu’on dit, on ne le dit pas pour penser ou pour faire penser ; le souci de la parole ne passe presque jamais par une communication intelligente ou réciproque. Les mots ne servent pas au profond, et pour ce dont ils sont supposés servir de superficiel – toutes les conformités –, on les utilise là-aussi avec une négligence dont la représentation est consternante. En somme, on ne fait jamais du langage un usage moindrement noble ; la dépense de la parole ordinaire est le contraire de l’esprit.

Une autre découverte, corollaire à celle-ci, c’est qu’en grande généralité si l’on ne prend pas spontanément la parole, personne ne vous la demande, qu’elle ne manque à personne, que nul ne la convoque. On a ordinairement l’impression d’être sollicité parce qu’on parle avant d’y être invité, croyant prévenir l’inquiétude qui adviendrait d’un silence louche ou pesant, mais en réalité, la plupart des gens parlent sans s’assurer qu’on les écoute, et ils ne demandent nullement qu’on leur réponde, produisant dans l’air un simulacre de contenu. C’est d’ailleurs fort logique, selon ma première observation : on ne leur apporte d’habitude aucune information importante, rien qu’un message d’existence systématique, alors pourquoi réciproquement vous inciteraient-ils à dire ce qu’ils n’ont nul intérêt à entendre ? Ils n’usent de l’oral que par défoulement eux-aussi, et eux-aussi n’aspirent guère à des échanges véritables : ils vous laissent donc muets sans s’étonner beaucoup de votre silence, sans du moins chercher une alternative à votre handicap, et sont même possiblement satisfaits de pouvoir s’épancher pour une fois sans vos interruptions. Ainsi s’aperçoit-on qu’on gravite au milieu de sociétés foncièrement incurieuses d’opinions et démunies d’individus, et que, si l’on ne force pas l’attention en parlant sans y être invité, nul ne s’inquiète de considérer et connaître celui qui se tait. Nous vivons parmi une foule où l’homme est négligé, où il convient de ne pas déranger le fil continu des non-pensées, où nul ne se sent de l’intérêt à quêter ce que son semblable pense ; ce défaut d’empathie provient certainement de ce que chacun perçoit combien son semblable est creux par projection de lui-même. Il suffit d’y réfléchir honnêtement, en son for : à qui de son entourage habituel demande-t-on son avis ? Qui aime-t-on consulter en particulier ? Qu’est-ce donc qu’on aspire à apprendre des autres s’ils ne vous communiquent pas de leur personne – leur vide – chaque fois qu’un irrésistible humeur le leur commande ? Est-on vraiment désireux de recevoir ce qu’ils disent ? Le Contemporain prétend-il que ces paroles subies lui apportent et le complètent ? Il faut bien finir par reconnaître que ce babillage n’intéresse souvent personne, lui pas davantage : considérer alors comme ses propos ordinaires sont accueillis ! On ne l’écoute pas, on ne le comprend pas, on ne l’intellige pas, ses interventions sont du bruit superposé au bruit ambiant, sans gain, sans effet plus que formel, sans échange profond, et c’est exactement pour cela que, quand on devenez aphone, nul ne s’impatiente de ce mutisme : on ne manque alors à personne parce que ces paroles tues sont anodines et communes ; on ne rend à des foules qu’un murmure impersonnel de foule. On est remplaçable, ergo on est négligeable : une conversation peut généralement se définir comme le bruit de gens qui ne comptent aucunement les uns pour les autres.

Une dernière découverte, c’est, par contrainte de silence et par frustration, la sensation du monde intérieur : on n’est plus accaparé par la sensation constante du devoir-dire ; donc, à la place, on est contraint de s’écouter penser – l’alternative n’est qu’à se saturer de stimulation, mais on n’a pas toujours un écran à portée. Cette expérience de solitude intrinsèque est sans nul doute angoissante et redoutable au Contemporain qui, en tous lieux, préfère fuir le silence : au lieu d’émettre des vocables-réflexes pour s’oublier dans le monde, il est forcé de se contenir et ne peut échapper à sa cogitation ; c’est souvent la première fois qu’il se rend compte qu’il peut avoir une pensée sans la communiquer aussitôt ou sans la ressasser dans l’attente d’un aveu prochain. Alors, un long moment, il s’accroît d’une dimension et d’une faculté qu’il ignorait : il amasse une réflexion, se gonfle d’indicible, ce lui fait comme un secret et il n’en a pas l’usage. Cette rétention lui fait enfin une possession à lui seul, quelque matière strictement personnelle qu’il n’a pas répandue, une idée qui se trouve uniquement en lui et qu’il doit résister à partager, une unicité, une identité. Un trouble naît, car il découvre que l’incommuniqué est précisément ce qui constitue la teneur propre, cependant qu’il ne se souvient pas d’avoir souvent retenu des pensées sans les dire – impression d’anomalie surtout. Et même chez l’intellectuel, qui dispose déjà d’une certaine quantité de non-dits, l’aperçu obligé de ce qu’il peut retenir de plus au sein de son environnement lui fait une étrange stupeur, parce qu’il constate qu’il peut être plus sage encore, c’est-à-dire conserver bien davantage pour lui que ce dont il a l’habitude, même pour le peu qu’il parle peut-être d’ordinaire : il s’aperçoit qu’à sa relative hauteur, il exprime aussi une grande quantité de mots qui ne veulent rien dire et qui le défaussent de son intégrité, qui le dépossèdent de la singularité de son su, et qui, en le prostituant, l’anonymise ainsi que, dans le domaine des actions, autant de conventions inutilement respectées. Mais l’opacité, l’épaisseur de cette conscience, ample et sourde dans le silence ainsi qu’un acouphène grave, le rappelle aux facilités auxquelles il a coutume de s’adonner : le voici, petit ou grand, surpris par ce qu’il doit entendre d’intime au lieu de se préparer continuellement à répartir, fussent-ce d’astucieuses audaces. Sa gorge malade bloque en lui le volet social et veule de son être, interrompt le pseudo-lien permanent qu’on extériorise, et il se rend compte que sans communication verbale il est plus isolé, qu’il doit s’en tenir à son être, et qu’il ne sait trouver de quoi se rassurer d’être parmi des gens ; il gagne forcément en densité, c’est affolant comme il était encore superficiel – à quelle fatale profondeur les muets sont condamnés ! Il entend alors à plein la voix assourdissante de sa réflexion dénuée de toute interaction et de toute légèreté qu’il ne peut atténuer ou éteindre, comme prisonnier en lui-même ; et, au sein d’une compagnie à laquelle il ne peut pas parler, il est plus seul que sur une île déserte où le soliloque l’aiderait d’artifice à se sentir duel et à se justifier lui-même. Il est à peu près dans la situation de ces vieillards dont l’audition défaille au point qu’ils ne savent ce qui se communique autour d’eux, qui s’enferment obligatoirement en leur incompréhension, à ceci près que celui qui se tait peut contempler à loisir le monde, il peut le percevoir et le comprendre, mais, inapte à intervenir, il accède à un monde supplémentaire, celui au fond de lui qui, inlassable, médite et juge sans cesse, et le conseille, et lui dicte tout ce qui ne se dit pas, et qui, ne s’oubliant à la rigueur que dans quelque travail frénétique, ne peut cependant jamais se purger.

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