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Henry War
12 août 2023

Tarissement des oracles

Le renoncement délibéré à tout préjugé humain évanescent et oiseux, la fuite résolue de tout ce qui n’est pas établi véritable et compris dans l’universalité foncière des affects humain, le rejet de toutes les comptines et rengaines du lieu commun sans justification que de reproduire des variations qu’on associe d’autorité au chant légitime du ressenti, le dégoût viscéral de toute perpétuation d’apparence d’émotion et de la naïveté abusée des hasards qu’une ficelle suffit à tirer d’entre les larmes et les cris pour prêter aussitôt l’image de la profondeur qu’on ressuscite perpétuellement d’un théâtre convaincant : ceci donne l’inquiétude et la fièvre à l’homme vrai sinon au poète sérieux. C’est la circonstance où, avec tout ce qu’on a rimé dans la littérature de nature et d’amour irréfléchis et automatiques, un tel poète se demande s’il sera longtemps en mesure de trouver un sentiment authentique à restituer et à prôner. C’est qu’alors il commence à voir l’impasse de la majorité écrasante de la poésie des conformités et des complaisances, de ces conditionnements insus ou calculés, de leurs verves perpétuellement inspirées ou recopiées les unes des autres, une poursuite sans fermeté généalogique où la vérité compte moins que la sensation du partage, cette fraternisation indistincte avec une multitude de machines bien lisses et dociles. Lui faut-il continuer de compatir ? Entretenir des effusions ? Se retenir de connaître le ridicule intrinsèque de l’homme-prochain qui suit les penchants sensationnels sans question ? Ne vaut-il pas mieux corriger, contre les sollicitations fausses et reproductibles, ces exemples pernicieux qui, par la « pohèsie », dénaturent l’être, affectations si confortables qu’elles passent en habitude et comme en instinct contre ce que l’homme était de plus propre ?

Tout paraît alors sentimentalisme et pleutrerie à ce poète d’investigation et de sonde, et surtout fausseté, fausseté des larmes et des sanglots qu’atteignent certaines couleurs sur gage, fausseté des joies et des bonheurs que certaines cérémonies suffisent à ressusciter, fausseté des remuements provoqués sur commande sous l’effet de stimuli restreints et reconnaissables, mort, cadeau, sympathie, aveu, solitude ou même seulement quelque chose sur fond bleu. Mais lui qui a invalidé ces propositions par science, qui les a révélées parures, qui les a reconnus héritage inquestionné de siècles d’imitation sans une sensibilité ni un esprit particulier pour les éprouver, qui les a déjoués pour formules sempiternelles et rassurantes d’une humanité qui sent plus de satisfaction à être représentée qu’à se trouver circonscrite, il souffre à dénicher de quoi versifier, éveiller le transport, ressusciter la couleur endormie, enfouie, lapidifiée en l’homme : quelle idée brisera la gangue consolidée de cette géode ? S’il n’ambitionne pas d’utiliser la poésie pour la vulgariser et l’abîmer, s’il est réformateur au lieu de destructeur, s’il veut raviver les figures et les tropes au rang d’éclairs issus de soi plutôt que les conserver simples illustrations de papier qui réciproquement ne font que se référer entre elles, insensées et incessamment appauvries, délavées par l’usage, quel matériau pur, loin des dessèchements prostitués, ce poète appellera-t-il pour recouvrer en effet l’alliage qu’il pourra reforger ?

Un mélange détonant de volonté de dépassement et de méfiance raisonnable l’enjoint à la prudence et au doute. Il sait le Faux de la Mort, est revenu des Envers ; il ne sait plus célébrer des superstitions et des réclames, fussent-elles agréables, fussent-elles plaisantes à la plupart, il ne veut aimer l’homme que pour ce qu’il est au-delà de sa régression ; or, il discerne que tout ce qu’on poétisa fut fondé de mensonges et de biais. Il voit un arbre, un ciel, une rose, il ne se laisse plus sur-le-champ engourdir ou entraîner – pervertir – par les appels littéraires, la recopie, les conventions, et il ne trouve pas qu’il soit naturel de créer un engouement sur ces objets mais qu’ils ne sont qu’artifices d’adhésion selon des inclinations sociales, culturellement ancrées, et qu’on appelle : symboles. Il se méfie surtout du symbole, parce qu’il a su que c’est une catégorie d’outils et de techniques presque toujours arbitraires qui servent à persuader et qui induisent la duperie éhontée sans référence au réel et à l’être. Il aspire ainsi surtout à ce que ses vers n’aient pas la saveur du symbole, autrement il aurait entretenu du commun et trompé avec raccourci : il n’observe plus un symbole qu’avec scepticisme, il le considère avec la rouerie connivente du professionnel, et le soupèse et puis le juge presque toujours avec réfutation. Pas de symbole ! Pas de généralité qu’on ne puisse de nouveau extirper et retracer de soi-même ! Le symbole est une moquerie et un désespoir, car tout usité qu’il est, il nie qu’on puisse recréer le sentiment à partir de soi : le symbole réfute toute méthode empirique et généalogique ; il est même spécieux pour un pareil usage, car il tend à faire croire qu’il se situe au cœur de l’être et que tout devrait s’évaluer à travers lui.

Il y a ce diable en ce poète absolu, qui ricane et lui interdit de se livrer facilement comme tant d’autres à des feintes ampoulées et à des impressions exaltées ; il y a cette bête impie, cette créature intarissable et tapie en lui, cet animal qui surgit de jamais loin, qui est homme, et qui devine l’animal-poète en l’homme-de-bien bourgeois et fabriqué qu’il réprouve. Non pas qu’il veuille d’une poésie de faune ou de satyre, mais il constate la marchandise et la publicité dans celle qui existe et que tout le monde avale, et ce galvaudage le révolte, ce piètre jugement d’une tourbe compacte et « blanche » par paquets, toujours la même. Il voit qu’il y a des distributeurs de friandise qui ne semblent pas savoir ce qu’ils donnent, comme s’ils n’avaient toujours mangé que de cet édulcoré qui leur paraît tout ce qu’il y a de plus comestible : ils ont manqué d’accès à une nourriture roborative, et ils croient que leur alimentation est la meilleure de celles qui se préparent et se partagent, et c’est pourquoi ils la proposent – ils se sentent d’humbles Jésus en place du marché. Ce poète sait qu’il y a eu des vendeurs de noirceur en réaction à ces sirupeux commerçants, et que le pavoisement du mal fut une manière de vengeance contre la tromperie des innocents, contre les bonbons qui jamais ne nourrirent, et contre l’ingrate injustice de mains innombrables qui choisirent de quérir des produits voyants et piquants, déjà connus, contre leurs produits plus jaunes, plus amers et plus consistants : ayant eu honte pour le monde comme des moines, ils se sont revêtus des insignes ostensibles d’un mépris presque résipiscent. Leur poésie, faute de trouver le fondement passionnel recelé aux profondeurs, faute de pouvoir atteindre ce noyau vibrant, faute de dorures généalogiques à exploiter plus véracement que filons de surface, tempête en vain contre la façade des pensées confortables et rebondissent sur ces vitres à la fois proprettes et dépolies. Et malgré leurs innovations outrées, ce n’est pas encore de la poésie, car ils ont prouvé davantage la faille de la bêtise amative des hommes que l’existence d’un joyau intact au-delà de l’épiderme. Il n’y a rien eu de découvert sinon le gouffre, un puits dont le fond ne fut pas atteint ni même sondé ; et s’il fallut sans doute frapper un peu la joue rose et gorgée de sucres pour lui rendre au moins une sensation désagréable, tout ce travail ne fut à peu près rien qu’une gifle. Un coup ne vaut pas encore une création. Un soufflet n’est pas un souffle.

Et certes, la poésie suppose l’emphase et le souffle, un quelque part dont on puisse tirer de grandes inspirations, une énergie, une qualité, une force autonome, ou bien elle est mort-née ou n’est pas elle-même. La considération de l’apanage poétique, où se situe la boussole la plus fiable, ne consiste pas en un entre-deux intenable – disons pas trop fillette et pas trop chien ? – : dosage pusillanime qui se contente du dispersage de poudre glace et de poudre à canon. La vérité et la mesure ne sont pas des modalités à proportionner, ils sont l’essentiel, l’intérieur non l’à-côté de la poésie. Il n’existe qu’une façon d’atteindre à la fécondité haute, c’est d’inspecter toute chose, chaque sujet appréhendé un à un, et de commencer par distinguer ce qui est légitime et ce qui est négligeable, ce qui probablement s’avèrera creux ou plein. Or, presque tout ce que jusqu’alors on admit digne et fort à traiter poétiquement est pauvre et surfait ; sa trame est usée, cousue de blanc avant d’avoir servi. Le poète qui a compris ce Factice et qui s’est déterminé à s’en détourner procède par élimination plutôt que par élection : il sait avant de quoi il ne doit pas parler. Ces « thèmes » et « sujets » s’inscrivant en cohérence en système de référenciations mutuelles, dissimulant leur vide en se rapportant à des notoriétés, définissent ce qui manque à se communiquer sans l’appui d’autorité, et appartiennent à un ensemble d’accès aisé et aisément détrompable qui, à force d’être scruté et repéré, finit par se humer d’assez loin comme un plat, à sa fumée presque, à son air de tendresse, à sa robe. Pour cela, aussi longtemps que ce poète n’a pas obtenu un indice de sincérité éclatante et profonde, il évite tel sujet, et un autre, un autre encore, et ainsi l’un après l’autre à épuisement de tous, et il lui ne reste rien, il ne peut se fier à rien, parce qu’il n’accepte rien d’automatique, rien de ce « grand lot » qu’il faut prendre d’une masse ou se condamner à réfuter pièce par pièce. Il mesure à son aune ce qu’il conserve chaque fois de soupçon, devine l’impasse des manières où la matière se décompose à l’œil, et se retient de s’engager dans une voie qui l’avertit d’emblée d’une impasse et qui sent la brume odorante de la séduction piteuse, car il traque et refuse, contre presque tous avant lui, la pièce décorative et l’olfaction frugale. Surtout, sa conscience est pleine de méticulosité, ce poète est avant tout un scrupule, il refuse la possibilité de mériter par l’imitation des mœurs toujours bien accueillie, goûts de la viande banale, sentiments extraits du dogme social et qui plaisent ; soucieux de ne pas induire un énième chaînon de transmission qui procèderait d’une erreur et la perpétuerait peut-être, il se demande, plutôt que de se laisser aller à la rapide inspiration qui est le foyer de ceux qui se servent immédiatement dans le convenu :

Quelle émotion essentielle et vraie, inaltérée, puis-je dépeindre (la rare dont on ne nous ait pas blasés) ?

Évidemment, une telle cogitation est l’inverse d’une commande, d’une attrape, même d’un appel, et il ne s’agit pas de se mettre sur le champ à composer coûte que coûte, comme on consulte un manuel en résolvant à mesure chaque difficulté de lecture : il faudrait en principe attendre de rencontrer la solution de l’énigme, opérer des tests pour peser les origines, c’est un chemin qui n’est défriché qu’à force de méditation ou grâce à l’expérience, auquel s’ajoute une part d’imprévu constitué de tout ce qui peut compléter le poète mieux que le calcul, de tout ce qui intervient dans sa vie pour induire des éventualités nouvelles et ouvrir des pistes, comme des lueurs insaisissables ou des lames inusitées. Car sait-on ce qui est un sentiment essentiel, et comment le sait-on ? comment y atteindre ? Par combien de sentiments faut-il avoir passé peut-être, et probablement souvent avec impromptu, pour affiner son rapport à l’authentique comme autant d’indices permettant de se rapprocher de l’odeur inverse du toc ? C’est sans doute un sentier quêté que l’existence révèle par degrés à l’explorateur insistant, mais il n’écrit pas quand il veut et à l’heure venue, ponctuellement, tout au plus il furète et scrute sans un vers, sauf pour déplorer qu’il ignore quoi développer, qu’il piétine, et pour constater ce jalon, car la recherche et la frustration sont au moins les premiers stades d’une incontestable vérité intérieure, partant le commencement d’une poésie, cependant il ne faudra encore pas confondre un poème avec une pièce en prose faussée, détournée. La poésie a son unité et sa hauteur, c’est un poumon qui s’exhale, c’est l’intention d’exprimer une quintessence : je n’aime pas la bâtardise en matière d’art, qui est une fraude, un pis-aller, qui masque un échec ou la médiocrité d’une tentative, j’en ai quelquefois fait par désœuvrement ou par exercice et je me jure de ne plus m’y commettre. Un poème est triomphe, ou c’est juste une étude. Et voici comme on parvient à cette équation presque insoluble :

Bâtir de la poésie qui soit expurgée de presque toute la poésie déjà existante. Un poème enfin qui ne ressemble pas au poème, outre emplie d’air un peu toxique, influent, contagieux, cette tuberculose.

Alors, ce que d’aucuns nommeront un mélange de cynisme et de naïveté trouble le poète et le plonge dans d’affreux tourments : il examine ce qu’il intuitionne, tout ce dont, comme les autres poètes, son conditionnement aimerait s’épancher, et d’un côté un génie lui signale que c’est agréable, de l’autre un génie lui indique que c’est faux ; ou inversement, d’un côté l’un lui révèle que c’est d’une justesse excellente, et l’autre lui signifie combien ce n’est pas poétique. Ainsi ce poète n’a-t-il presque rien à raconter, balancé, balloté, perdu entre deux idéaux, le vrai qui est souvent un prosaïsme, et l’irréel ou le plaisant qui est généralement un mensonge ; il est perclus entre la poésie qui n’est qu’un répertoire de fabrications sentimentales, et la poésie qui aspire au soi et qui, n’ayant presque jamais écrit un mot juste, semble incompatible en son élan même avec le souci d’un esprit supérieurement vérace. L’exactitude manque d’épanchement, et le débordement manque de digue ; et puis rien de tout cela n’est vraiment gracieux et noble. Ce poète a de puissantes griffes pour déterrer loin des valeurs, mais ces mêmes griffes lui servent à les réduire en morceaux si elles sont fragiles, sans intention méchante, simplement parce que ses serres éprouvent. Par son indécision douloureuse, il est sis entre le monstre qui déchire avec allégresse le faible et le faux, et l’archange qui déchire avec allégresse le faible et le faux : ce n’est seulement ni le même cœur, ni la même allégresse, ni les mêmes faiblesse et mensonge. Il ne s’accorde avec rien, tout lui est étranger, il abîme et brise tout, iconoclaste universel sans volonté cruelle, simplement dur, ne sachant ni ne voulant se départir de discernement. Le dégoût et la satisfaction naissent aussi bien de la clarté que de l’obscurité, mais la dégoût seul qui sourd de chacune de ces manifestations contrariées fait que ni clarté ni obscurité ne lui fait un bonheur sans mélange, et il faut tout rejeter pour aspirer enfin à contenter les deux dieux, à les soumettre et les ranger au beau et au vrai. C’est une quête exténuante et infinie où il ne s’agit pas comme les autres de se laisser envahir par des impressions trop-humaines et de traduire tôt ces fleurs-de-peau pour s’en délivrer et s’en faire valoir par estime-de-soi au prétexte qu’il « fallait que ce fût écrit ». En ce poète sont confondus spontanéité de l’envie et examen à rebours ; l’écriture lui est une discipline de science : l’analyse du bon-aloi de chaque valeur espérée. On a toujours fait la poésie en prophètes, débondant ce qu’on croit avoir reçu sans remettre en cause la parole dont on se pense investi : on a surtout rendu jusqu’à présent les oracles du veau d’or.

Avoir tant le devoir de vérifier avant d’écrire, et ensemble avoir tant le souhait d’écrire !

Et puis, bien sûr, c’est vrai, d’autre part, que peut-il advenir à ce poète pour fruit de son attente : avec le si peu qui arrive, avec le néant de l’époque, l’absence sidérante d’événements susceptibles de commotionner la scorie cordiale et de la briser, il n’y a rien, il n’y a personne, tout le monde a fui la chose inédite et intempestive qu’il est devenue, et il ne lui est plus possible d’extraire d’autrui ce qu’il ne peut convoquer qu’en son sein, s’écartelant le corps, se distendant le mécanisme, se sondant la pensée et les pensées, et extirpant de lui une nouvelle sentimentalité plus exacte et plus belle, le nouveau régime de son intégrité régénérée. Quand la poésie semble le quitter de toutes parts, il devrait attendre qu’elle vienne à lui, attendre qu’elle renaisse d’une fraîche spontanéité d’émois, attendre et ne pas justement la recomposer, mais attendre est inutile car rien ne vient nulle part. Et n’ayant même plus le cœur pour y lire, son cœur brûlé de cautères, desséché d’opérations pour en prélever et analyser la substance, criblé de toutes ces biopsies médicales, que lui reste-t-il pour repère et pour étalon ? Il y a ce qu’il sait de profond, le plaisir du corps et la souffrance du corps, et peut-être rien de plus heureux ou malheureux qui procède de l’être. Il perçoit des stimulations, des effets physiologiques, ainsi que des sortes de signaux électriques, et il ne devine leur naturalité qu’en ayant dissous toute la culture s’il en reste après quelque chose. C’est ainsi que pour lui une larme ne veut rien dire, ni même un rire : il a souvent pleuré pour se satisfaire, et il a souvent ri par agrément, et peut-être toutes les fois qu’il a pleuré et a ri ; il ne célèbrerait plus une seule larme ou une onde sonore qu’il n’ait d’abord examinée elle aussi, et authentifiée pure.

C’est l’histoire d’un homme qui veut écrire une poésie et qui tient scrupuleusement à n’y rien mettre de fallacieux et de captieux. L’histoire d’un homme qui redoute même que toutes ses explications paraissent plus touchantes que ce qu’il faudrait y lire. L’histoire d’un homme qui en est même à craindre que ses poèmes finissent par briller à son propre regard avec quelque peu d’ostentation et de superfétation.

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