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Henry War
9 août 2023

Si c'était un procès à travers les âges

Compte tenu de l’évolution rapide des mœurs, au sein d’une société qui tend à la fois à davantage de protection des « innocences » les plus exacerbées et à une pénalisation accrue des « duretés » même les moindres, il y aurait, je trouve, légitimité, à se demander dès aujourd’hui quelle possibilité il y aurait que nos actuels « innocents » fussent demain considérés comme de « durs » criminels. Une sorte de tribunal révolutionnaire, où le « mal » est sans cesse réévalué à la hausse pour des actions qui ne relevaient en leur temps non seulement d’aucune juridiction mais d’aucune infraction que, très éventuellement, « morale ». Ce mot est si relatif détaché de références ! Comment sait-on, hors jurisprudence, ce qui relève de la morale édifiée au futur ? On renouvelle sans cesse la quantité des indignations automatiques et publiques : notre société accuse. Elle condamne les corridas, repeint en noir les statues même de Victor Hugo, s’indigne qu’on puisse questionner le droit à l’avortement, et n’est pas loin de juger que les mangeurs de viande sont des assassins.

Les procès de Nuremberg furent objectivement de cet ordre : on créa de toute pièce une accusation, celle de Crime contre l’Humanité, et l’on statua qu’elle serait rétroactive avec ses peines, de sorte que ceux qui en furent poursuivis n’eurent aucun précédent pour se défendre et ne purent même avoir conscience d’y être passibles au moment où ils le commirent. Ce système légal, selon bien des juristes, n’était pas légitime. Ce n’est pas qu’il n’y eût beaucoup à blâmer chez Rudolf Höss ou chez Adolf Eichmann, mais on doit reconnaître que, sans parler de la façon dont ils furent arrêtés et du fait que ceux qui les jugèrent appartenaient toujours au « camp des ennemis », leurs accusateurs et leurs biographes n’ont pas établi avec certitude qu’ils ont causé directement la mort (Höss si, mais c’était bien antérieur, et il alla en prison pour cela dans les années 1920), c’est-à-dire qu’ils ont tué « d’homme à homme ». Certes, on conspue aujourd’hui aisément leur ligne de défense, on les admet cyniques quand ils arguèrent qu’ils n’avaient point commis de crime, on rit d’eux avec amertume quand ils se défendirent par l’obéissance, même consentie, à une administration sans âme, chacune de leurs paroles résonne avec scandale quand on n’ignore pas l’ampleur épouvantable du génocide juif. Mais on les regarde alors comme des monstres historiques, avant même de considérer leurs fautes, ce qui expédie tout jugement – personne n’a lu les archives de ces procès. Même Hannah Arendt fit polémique quand elle parla de la « banalité du mal » : idée, qu’on ne voulait pas entendre, qu’on peut, en pur fonctionnaire, appliquer des méthodes avec plus ou moins de zèle et se donner de la conscience en considérant qu’on n’est pas responsable ensuite du mal qui peut en résulter. Au point de vue individuel, je crois, à vrai dire, que la plupart des travailleurs français produisent un certain mal à l’encontre de gens au sujet desquels ils travaillent, voire un grand mal et souvent en nombre considérable, mais comme ils se sentent défendus par les règles générales de leur métier qu’ils n’ont pas élues, ils n’en ont cure, et seraient bien étonnés qu’on vienne un jour le leur reprocher, à eux seuls. Et de telles accusations s’étalant sur de vastes périodes font un effet encore plus brutal et absurde : d’aucuns s’indignent déjà que chaque homme de chaque époque ne lutta pas contre la guerre, contre le racisme, contre le plastique, et pour le droit des femmes, la libération des penchants sexuels ou le régime carnivore !

Il m’est venu à l’esprit, pour y réfléchir concrètement, le cas suivant, celui d’un procès imaginaire à travers les âges, où les accusés seraient proches d’avoir été les accusateurs, et où ils répondraient aux questions à la fois avec un ahurissement semblable à Höss ou à Eichmann, et avec les mêmes arguments qui firent leur condamnation et qui soulevèrent l’abomination du public et de la postérité. Je ne cite qu’un extrait de cette fiction, in medias res, que j’eusse aimé rapprocher des réponses exactes que firent Eichmann à son procès ; mais les minutes de ce procès, qui auraient eu pour moi le mérite de condenser très lisiblement les accusations sur un (tandis que Nuremberg fut l’occasion d’une multitude de procès presque trop épars pour être consultés), ne sont apparemment pas accessibles sur Internet, ce qui est à mon sens une grande faute et donne l’impression, après l’instruction de 1961, l’une des dernières relative à cette dure période humaine ou plutôt inhumaine, qu’il y aurait encore des choses à cacher ou même des défenses à taire – rien qu’en vidéo, c’est difficilement que j’ai pu entendre la voix d’Eichmann plus de quelques secondes. Non qu’il s’agisse pour moi de chercher quelles excuses on pût lui concéder quant à sa part de l’organisation de la « solution finale », mais il m’intéresse d’établir si oui ou non le Contemporain userait des mêmes termes et arguments pour expliquer ses actions de routine, tous ses protocoles même nuisibles, tout son quotidien banal considéré d’un point de vue immoral, quoique, évidemment, beaucoup moins nuisibles que lors de la Seconde guerre mondiale.

C’est après l’imagination qui suit qu’il m’est apparu que oui.

 

***

 

            […]

­— De combien d’enfants, au long de votre carrière, vous êtes-vous occupé ?

 — Je n’étais pas précisément en charge des enfants. C’étaient les adolescents, de onze à quinze ans en moyenne, qu’il s’agissait pour moi de traiter.

 — La cour apprécie cette précision à sa juste valeur. Combien d’adolescents, donc ?

 — Je ne sais pas. Je n’ai pas précisément compté. C’est difficile à dire. Nous n’étions pas assignés à une comptabilité précise. Le dénombrement ne faisait pas partie de notre mission.

— Un groupe d’expert a calculé à votre place ; je vous demande de me dire si vous vous accordez avec ces chiffres. En comptant sept groupes de vingt-cinq par an, et en multipliant par quarante qui est la durée de votre carrière au sein de cette administration, on obtient un nombre de 7000. Ce nombre vous paraît-il correct ?

 — J’imagine que oui. Je l’ignore au juste mais je veux bien l’admettre. On devrait cependant considérer que j’ai travaillé plusieurs fois avec les mêmes adolescents.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’on ne peut pas dire que j’ai travaillé avec 7000 adolescents différents puisque nombre d’entre eux m’étaient retournés d’une année sur l’autre.

— Est-ce une façon de vous diminuer votre responsabilité ?

— Non. C’est une façon d’être précis. Vous me demandez si ce nombre est correct, et je vous réponds que je n’ai pas travaillé avec 7000 adolescents. Ce nombre est surestimé. On doit pouvoir admettre, selon votre calcul, que j’ai travaillé environ avec la moitié de ce nombre.

— Vous continuez de dire « travaillé avec ». Est-ce que cette expression ne vous paraît pas déplacée aujourd’hui ?

— J’emploie simplement l’expression qu’on utilisait à l’époque. Ce n’est pas pour moi une manière de me dérober.

— Beaucoup d’expression de l’époque semble avoir falsifié le rapport que vous et vos équipes entreteniez avec ces adolescents. Il est démontré aujourd’hui que le langage dont on se servait alors était utilisé pour couvrir au regard des populations et au regard des agents même la nature de la tâche qu’ils accomplissaient.

— C’est possible, oui. C’est très certainement pour cela que nous ne comprenons pas ce qu’on nous reproche.

— Vous dites que vous ne comprenez pas les chefs d’accusation qui pèsent sur vous ?

— Oui, ou plutôt je les considère infondés. C’est pour cela que j’ai répondu pour chacun d’eux que, selon l’acception que la cour leur prête, je plaide non coupable. Et je continue de considérer avec mon avocat que cette cour, composée des anciens adolescents dont il s’agit, n’a pas légitimité à instruire ce procès.

— Et je vous renouvelle l’assurance que cette cour vous donnera toutes les garanties d’un procès équitable… Mais j’aimerais revenir sur ce mode de défense, la façon dont vous dites que vous n’aviez pas conscience du mal que vous causiez.

— Ce n’est pas non plus pour moi un prétexte.

— Non. Non. Je ne prétends pas cela. Or, selon vous, il était impossible de savoir que vous infligiez une souffrance à ces adolescents ?

— Ce n’était pas du tout présenté de cette manière. On se sentait même un devoir et un honneur à accomplir notre tâche.

— Un « devoir » et un « honneur » ? À faire cela ?

— Oui, Monsieur. Nous agissions en fonctionnaires convaincus. Nous agissions pour le pays. Cette tâche avait alors une portée dignifiante.

— Diriez-vous que vous agissiez en patriote ?

— Oui. En quelque sorte. Mais pas seulement. C’était une charge nationale, mais c’était aussi une charge haute, universelle, selon nous. Nous l’aurions probablement exercée ailleurs, à l’étranger par exemple.

— Ainsi, vous aimiez votre métier ?

— C’était… Disons que c’était un travail ennuyeux.

— Mais avez-vous, au cours de votre carrière, émis le souhait de changer de profession ?

— Oui, à deux occasions, j’ai demandé à mon administration de m’affecter à un autre poste. Mais à chaque fois, on m’a répondu que ma présence était indispensable. 

— Pourtant, vous auriez pu quitter votre poste sans en faire la demande. Si vous aviez jugé votre tâche insupportable, vous l’auriez fait.

— C’est vrai. Mais la tâche ne m’était pas du tout insupportable. J’avais par ailleurs une famille à nourrir, le poste était d’un certain confort, et les temps n’étaient pas favorables à retrouver un métier après une démission.

— Nous disposons des courriers dont il s’agit. Votre administration vous répond qu’elle ne croit pas opportun compte tenu de vos « qualités professionnelles » de valider votre demande de travailler au sein des services administratifs. Diriez-vous, en rapport avec les « qualités » que votre administration vous prête sur ces documents, que vous avez fait preuve de zèle dans l’exercice de votre fonction ?

— J’ignore à quel point il ne s’agit pas seulement de formules protocolaires. Je n’ai jamais constaté que mon administration nourrissait une considération particulière à mon égard. Mais il manquait de gens pour cette tâche, et il s’agissait sans doute de nous y maintenir coûte que coûte, y compris en faisant usage d’une certaine amabilité, voire d’un peu de flatterie.

— Admettons. Mais je repose ma question, à laquelle vous n’avez pas répondu. Avez-vous fait preuve de zèle dans l’exécution de votre tâche ?

— J’ai fait preuve de zèle, si l’on veut, pour exécuter les ordres, mais je n’ai jamais rien fait pour provoquer ces ordres.

— Vous étiez pourtant bien noté par vos supérieurs.

— J’ai connu un certain avancement. Mais beaucoup d’autres ont connu un avancement similaire, peut-être presque la moitié d’entre nous. C’était à peu près un avancement normal, je crois.

— Vous voulez dire que vous n’étiez pas « important » ?

— J’avais l’importance d’une pièce de cette administration, ni plus ni moins. Je faisais mon travail avec rigueur, et c’est sans doute ce qui m’a valu un avancement régulier.

— Vous dites que n’avez pas fait preuve de zèle dans l’exercice de votre fonction, mais certains adultes aujourd’hui, qui étaient adolescents à l’époque, témoignent qu’ils vous ont vu personnellement porter des coups sur eux ou sur certains de leurs camarades.

— Ces témoignages sont absurdes, comme je l’ai déjà signalé. Nous avions défense de toucher les adolescents. Nous aurions été sévèrement sanctionnés pour cela. Nous avions l’ordre de ne pas agir ainsi. Même entre nous, nous nous serions dénoncés pour de tels agissement. Ce n’était pas du tout convenable, pas du tout professionnel.

— Vous parlez d’ordres, souvent. Vous semblez à l’époque ne pas avoir eu conscience de ce que vous faisiez. Est-il possible que vous ayez à ce point oblitéré la nuisance que vous faisiez subir à ces enfants ?

— À ces « adolescents ».

— Soit. Peu importe le mot. Comment auriez-vous pu ne pas vous en rendre compte ?

— C’était normal, à l’époque, c’est ainsi qu’on procédait. Personne n’y trouvait à redire, et tous ceux qui approuvaient nos méthodes, la grande majorité des adultes alors, sont morts aujourd’hui et ne peuvent témoigner. Personne n’avait l’idée de faire mal ou de faire du mal. On allait même parfois au travail avec un certain enthousiasme en pensant agir pour le meilleur des adolescents. Il y en avait qui souriaient, qui étaient amicaux…

— Vous voulez nous faire croire qu’il y a des adolescents qui prenaient plaisir à cela ? Ce que vous dites paraît consternant et monstrueux.

— C’est pourtant vrai. Il y en avait un certain nombre qui nous appréciaient. Plusieurs sont restés en contact avec moi après leur départ. Ce n’est qu’après, bien des années plus tard, qu’ils ont pensé que je leur avais fait du mal.

— Et pourquoi ont-ils fini par le penser, selon vous ?

— Je ne sais pas. Ou plutôt, je crois que la société les y a incités. À partir d’un certain point, ils n’ont pas voulu s’opposer à ce que tout le monde pense. Ils se sont peu à peu conformés à l’opinion majoritaire, et de satisfaits ils se sont changés en victimes.

— « Satisfaits » ? C’est là-dessus que vous fonderez votre défense ? Au prétexte qu’il y a des adolescents qui ne se plaignaient pas ?

— Non. Ce n’est pas ma « défense ». Je réponds seulement à vos questions.

— Mais diriez-vous que la grande majorité des adolescents soumis à votre traitement n’étaient pas insatisfaits, au contraire ?

— Ils ne disaient pas qu’ils étaient insatisfaits. Ils ne le montraient pas toujours.

— Oui, mais ils l’étaient très probablement. Vous voudriez nous faire croire que vous pensiez que ces adolescents étaient avec vous de leur propre volonté ? Vraiment ?

— Non, bien sûr. Mais c’était l’usage. On ne considérait pas à l’époque qu’on devait suivre la volonté des jeunes.

— Donc, vous saviez la contrainte que vous leur imposiez – c’est une chose établie, à présent. Nombre de documents d’alors attestaient de la violence de ce système, en le comparant avec d’autres. Est-ce que vous les ignoriez ?

— Nous n’étions pas contraints de lire toute la documentation sur les alternatives à notre métier. De façon générale, mes collègues ne lisaient pas cette littérature, ni moi non plus. Nous n’en avions pas le temps, et n’avions du reste aucune raison de supposer que notre travail était mauvais. 

— De sorte que, faute de vous documenter, vous ne rendiez nul effort pour rendre votre traitement moins dur ? Vous n’auriez même pas su comment vous y prendre.

— C’est que… Je ne dirais pas que ce traitement était dur. La contrainte ne suppose pas forcément la souffrance. En vérité, nous admettions que nous servions une cause supérieure, et que les difficultés que nous occasionnions étaient un moyen d’accéder à un bien lui-même de nature supérieure.

— Le bien de votre avancement ?

— Non, pas ce bien-là : l’argent ne m’intéressait pas beaucoup, comme je vous l’ai dit. Mais pour le bien même des adolescents.

— C’est quelque chose qui laisse la cour sidérée. Que vous ne puissiez pas avoir senti le mal…

— Vous n’entendez pas, en effet. C’est qu’il faudrait vous mettre à ma place, à l’époque.

— À votre place ?

— Oui, pour assimiler le caractère de normalité de ma fonction.

— Bien. Alors, je vais tâcher de m’y mettre, sous votre incitation. Et vous me direz si je m’y prends mal. Voyons. Ainsi, je fais lever des paquets d’enfants la nuit ou dès l’aurore. Je les dérobe à leur famille qu’ils ne verront presque plus de la semaine. Je les enferme par groupes de trente, six à sept heures par jour dans des salles hideuses, au sein d’un complexe repoussant, et je les soumets à la discipline et à la propagande : ils doivent travailler dans le silence sur des sujets ineptes. Les récalcitrants sont punis et humiliés. Ce système démontre, chiffres à l’appui, que rien d’élevé n’en ressort, cependant j’y poursuis implacablement ma mission. Des effets particulièrement délétères, psychologiques et pathologiques, sont visibles sur ces adolescents, témoignant d’une souffrance manifeste – épuisements, phobies, troubles de la sociabilité, etc – mais je continue de penser que je dois persévérer et même intensifier mes efforts pour remplir efficacement ma mission. C’est bien cela ?

— Vous… Vous déformez tout. Beaucoup des termes que vous avez employés sont incorrects et dramatisent péjorativement mon ancienne fonction. Votre vision est délibérément noircie. Ce n’est pas du tout ainsi qu’on voyait ce travail à l’époque.

— Vous diriez qu’il existe des termes moins noirs pour qualifier ce travail. Des termes « blancs », pour ainsi dire ?

— Je dirais que la représentation que vous faites de ma fonction détourne absolument le sens que nous lui donnions à l’époque.

— Je vois. Et comment appelait-on ce travail ?

— Je vous demande pardon ?

— Quel nom « honorable », quel nom « blanc », donnait à cette fonction, alors ?

— J’étais professeur d’histoire-géographie.

— Oui. Mais sous la Ve République.

[…]

— Un tribunal a déjà condamné à mort M. B* pour des faits semblables aux vôtres. Or, diriez-vous que cet homme était un criminel ?

— Je ne sais pas. 

— Je vous somme de répondre aux questions. Je vous interrogerai jusqu’à ce que vous répondiez. Cette cour et le monde réclament des réponses pour l’histoire.

 — Je n’échappe pas aux questions. J’essaie juste de répondre, mais c’est compliqué. M. B* était dans une situation particulière et il devait obéir à certains ordres difficiles. J’ai pitié de lui. Il est extrêmement délicat de savoir comment nous nous comporterions face à la pression hiérarchique dans une circonstance donnée. Tout ce que je puis dire, c’est ce que j’aurais fait, moi, à sa place.

— Je vois. Vous êtes complètement déshumanisé.

[…]

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