Des péchés pas mignons

J’ai remarqué que les esprits les plus forts sont aussi les plus susceptibles par où ils se divertissent. Avec calme conviennent-ils que les distractions sont vaines, mais aussitôt que vous désignez les leurs – ils en ont une en particulier où ils estiment ne rien devoir à personne –, ils s’offusquent et réagissent avec une imprévisible violence. Dès lors, une sorte de blocage mental s’empare d’eux, ils ne tolèrent plus vos remarques, sont trop concernés, ne savent plus du tout examiner, ne cherchent même pas à argumenter sur la hauteur ou la relativité de leur passe-temps ; ils ne consentent plus à la distance qu’ils ont longtemps promue. Vous les sentez rougir et se vexer, ils semblent supposer que vous pointez exprès leur point faible pour les contrarier, alors que, bien souvent, vous n’y avez touché que par hasard. Ainsi, ceux qui paraissaient d’un recul et d’un flegme exemplaires s’enferrent dans des positions intenables et en l’aporie la plus manifeste : vous découvrez qu’ils ont consacré une portion importante de leur vie à ce domaine dérisoire devenu leur manie et leur spécialité, qu’ils ne sauraient s’en départir sans un grand changement de routine et surtout sans y perdre une de leurs prérogatives, et quoique cet intérêt contredise et défigure leurs principes et leurs valeurs, ils ne veulent pas en démordre, refusent de le révoquer et questionner, de résilier leur passion ancrée qui leur fait une lubie bienfaisante où ils se sentent exceller. Bientôt, ils grifferont votre pensée si vous insistez, prétendront que votre littérature est aussi un divertissement, pour conserver à tout prix le leur ; en somme, ils s’accordent avec vous lorsque c’est facile, qu’ils sont déjà stylés à ce que vous dites, et qu’ils n’ont rien à perdre ou à réformer ; dans les autres cas, vous êtes étranger ou fanatique, ils vous détestent d’attenter à leur tranquillité. Cette dichotomie d’âme n’en est pas : ces ferrailleurs ne savent se battre qu’à l’abri des distances et des livres, sans y toucher ; leur philosophie est tout de théorie et rien de corps, et il importe toujours premièrement que rien de ce qu’ils lisent ne dérange leurs affaires, c’est pourquoi ils deviennent si communs quand ils se sentent bousculés, parce qu’ils sont tenus longtemps loin des dangers au point que la moindre occasion d’offense les soulève d’inquiétude et les incite à mordre. Or, c’est encore un usage qui exacerbe la petite vilenie, il ne s’agit décidément que de trouver par quelle habitude rédhibitoire on se réfute et se gâte : on ne connaît donc que des torts en pratique, et il n’est que la pratique qui met à mal et en difficulté. C’est comme si, en tout homme, il y avait un interdit qui imposait : « Ne regarde pas à tel de mes intérêts qui dépare de mes hautes prétentions et que je ne saurais justifier : si tu y regardes, je défais ma superbe et mon flegme, me change en animal offensé, et nous serons ennemis, moi libre de te saisir à la gorge pour ne pas être confondu. » Il suffit de trouver malgré soi par quelle disparité un être n’est pas conforme à ce qu’il prétend, on sent aussitôt poindre l’offuscation-réflexe : beaucoup de noble contenance se dérobe ainsi et retombe au moins dans la mauvaise foi, et tout l’édifice de distinction sombre dans la trivialité la plus dure, inattendue et décevante. C’est comme une goupille qui se dissimule en chacun : or, comment la goupille, après avoir été découverte, ne se corrigerait-elle pas si son porteur était sincère ? Il débonde ; probablement ne fallait-il tout ce temps à son possesseur qu’une affectation pour ne pas qu’on la devine, il savait donc par où il feignait d’être un grand homme, ce qui est proprement l’indice de qui, se sachant petit et ne voulant pas qu’on le voie, est certes tout petit, avec la constance, l’obtusion et la crainte de qui, petit comme on est tous au moins quelque part, tâche, plutôt qu’à se redresser, à masquer les faux talons qu’il met dans sa chaussure et qu’il sent à chacun de ses pas, c’est-à-dire, pour prolonger ma métaphore, à se vanter en permanence et depuis son fond.