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Henry War
18 août 2023

Sérénité passive dans les religions

Je serais étonné que Nietzsche n’en ait pas parlé quelque part, mais comme je ne m’en souviens pas, je l’écris ici : un des avantages les plus patents d’une religion réside dans l’état de passivité où ses obéissances plongent son adepte rendu ainsi particulièrement serein.

Ce que tâche à faire toute religion dès l’origine, c’est à établir des règles qui guident le croyant dans les plus grandes multiplicité et variété possibles d’actions non seulement de sa vie mais de son quotidien. L’existence dans la foi est ainsi presque uniquement une correspondance sans décision individuelle : il y a les interdits bien sûr, mais il y a surtout les recommandations qui constituent un certain paradigme général, un système cohérent d’ordres tacites et qui, d’une nature évidemment morale, permettent, en les appliquant, de se dispenser beaucoup de réfléchir, et aussi d’en déduire beaucoup d’autres. Le bien et le mal, constituant sans doute les dilemmes les plus pénibles à trancher, sont des problèmes largement résolus d’avance pour le fidèle qui n’a qu’à y porter la réaction automatique d’un conditionnement axiomatique, de sorte qu’il ne lui suffit que de faire ce qui est édicté selon la doctrine, de suivre des lois et l’esprit des lois, de s’abandonner avec confiance à des rites et à des préjugés sans qu’il soit un tant soit peu question de les remettre en cause. Et si par extraordinaire une situation échappe aux règles étroites de sa religion ou aux circonstances et interprétations qu’elle présente dans ses textes et leur exégèse, que fait toujours le croyant ? Il se confie au prêtre qui répond à sa place et auquel il obéit encore, de sorte qu’il n’a pas davantage besoin de se faire du souci en s’imposant la peine de penser par lui-même : or, c’est un avantage considérable pour l’esprit humain de se savoir déchargé de ce qui cause du tracas et de pouvoir vivre selon le mécanisme d’un très petit nombre de préceptes. Toute occasion délicate de l’existence trouve ainsi une résolution simple où l’interrogation est à peine posée : il s’agit seulement de se fier à un guide, c’est facile. Même si l’on s’opposait à une loi civile ou à un usage répandu, si l’on devenait objet d’opprobre pour les partisans d’autres fois, il suffirait à l’accusé d’affirmer que son dogme l’imposait et qu’un dieu supérieur a exigé telle action, pour se débarrasser aussitôt du sentiment de culpabilité. C’est pourquoi on trouve les croyants continuellement plongés dans cette variété de béatitude, la Sérénité, parce qu’ils se soldent tous grands problèmes par la prescription d’une autorité, et qu’ainsi il ne leur reste que les petits problèmes. Voilà une commodité énorme, car la plupart des hommes ne réclament pas d’être au sens de se construire une identité ou de se forger une âme, ce qui demande beaucoup de travail, mais seulement d’être bien, de se décharger de cogitations impérieuses et des doutes. Le petit peu de contraintes qu’impose généralement une religion est un moindre sacrifice pour prétendre accéder à la large libération de l’esprit, et c’est d’ailleurs notablement à la faiblesse des contraintes qu’on reconnaît une religion qui s’est maintenue à travers les âges : celles qui nécessitaient de durs efforts ont à peu près disparu comme incompatibles avec cette aspiration universelle à l’insouciance, au point apparemment qu’aujourd’hui on peut même se targuer de christianisme et n’aller jamais à la messe.

Cette vaste défausse des choix, donc des responsabilités, qui fait l’avantage suprême des religions sur la pensée rationnelle plus largement individuelle, explique pourquoi la démocratie les rend en partie superflues, pourquoi les religions tendent à disparaître dans la démocratie : le régime d’un gouvernement représentatif, plutôt attentif au confort des citoyens, substitue une sérénité alternative et nouvelle à celle des religions, en ce que le citoyen, guidé par des usages, par des normes, par des routines et par des lois institués et ainsi prévisibles, n’a pas non plus à s’inquiéter beaucoup de réfléchir et d’agir, de sorte qu’il peut accéder à une béatitude similaire sans être sujet à des contraintes distinctes du reste de la société. Alors, l’avantage des religions s’atténue ou disparaît parce que la démocratie à son tour prend en charge les dilemmes des gens sans qu’il leur soit nécessaire de consentir au sacrifice d’autre chose que de leur intégrité, que de leur propreté, comme par exemple de se rendre à telle heure en tel lieu ou de se forcer à ne pas manger de tel aliment. On peut ainsi obtenir, tout en demeurant lié à des dogmes issus des mœurs démocratiques, d’être départi de soucis et de malheurs puisqu’on est abandonné à une fatalité de rouages inquestionnés, même si, bien sûr, au même titre que le croyant, on peut alors conserver pour son estime-de-soi le sentiment d’une part relative de petits tracas qu’on exagère pour se croire quelque grandeur personnelle quoique d’un ordre domestique. En cela, religion et démocratie, ayant retiré à leurs adeptes les véritables et profonds dilemmes individuels en les remplaçant par des solutions automatiques et aisées, entretiennent de manière toute semblable une société de problèmes dérisoires, où l’éternel sujet se demande, au sein d’une vie exactement cadencée par des paradigmes moraux irréfléchis, ce que stipule la Loi du Livre entre les lignes principales où son cas particulier n’est pas explicitement mentionné. Elles réalisent une société de chicane et d’esprits bornés, processive et basse, où les préoccupations majeures se situent par exemple à savoir si Dieu exige de donner à tous les mendiants et quel montant avant le repas de fête avec ou sans alcool, ou s’il faut mettre un bulletin blanc ou nul dans l’urne de l’élection législative ou présidentielle avant de revenir au trentième épisode de sa série Netflix. La vie est alors une suite de repères extérieurs et superficiels dont il n’y a aucun intérêt à dévier, au sein desquels les prescriptions dures sont de moins en moins tolérables, où l’on exige la liberté – de cultes ou des législatures assouplis – avec le sentiment d’une grandissante nécessité. Mais alors foncièrement, on ne s’affranchit pas de l’emprise réconfortante et aliénante de toutes ces règles qui subsistent qu’on estime supérieures et sacrées, et toute l’existence y demeure assujettie en un carcan qui fait justement une sorte d’agrément en ce qu’il restreint la possibilité vertigineuse des mouvements et limite la liberté essentielle en offrant maintes libertés secondaires et veules ; on les multiplie même à l’occasion pour s’affermir dans l’idée d’appartenir à un certain ordre moral réactualisé, de manière à oublier qu’il en existe d’autres et à se sentir appartenir à la seule humanité spirituelle possible. On demeure extrêmement passif et coopératif : on est dépossédé d’une alternative de soi, et l’on est généralement content de n’avoir pas à songer à l’entretien de ce qu’on pourrait devenir en-dehors des systèmes de croyances communs et dont le nombre d’adhérents suffit, bizarrement, à faire pour nous toute la légitimité, signe patent que l’examen rechigne d’emblée à la difficulté et aux douleurs de se diriger seul. On se conforme ergo on se complaît de n’être pas la forme d’un individu particulier. Ainsi va l’immense profit des religions et des démocraties : la personne y a toujours fait ce-qu’il-faut et ce n’est jamais sa faute s’il en survient une inconséquence. C’est en quoi une tragédie religieuse ou démocratique représente toujours sur la scène un pseudo-choix monté en simili-suspense : on sait exactement ce que le Chrétien ou le Républicain va accomplir, et pourquoi il ne s’en repentira point.

Cette explication des religions (et de leur remplacement par la démocratie) me semble plus juste que bien d’autres critères avancés par Nietzsche notamment lorsqu’il montrait qu’une façon d’hystérie passionnée – credo quia absurdum – a toujours quelque chose d’attirant et de fascinant pour l’homme et pour la femme ; et, si elle me semble plus juste, c’est parce que, très en adéquation avec ce qu’on sait de la personne humaine, elle est de la sorte plus vraisemblable psychologiquement, c’est-à-dire foncièrement plus simple et plus immédiatement accessible à la pièce de peuple qui ne va jamais chercher bien profondément ses motifs de penser et d’agir. Nietzsche cherchait en particulier à expliquer le succès chrétien, et il n’a peut-être pas trouvé – en tous cas, je ne me le rappelle pas au juste – que ce triomphe procédait uniquement de ce que le christianisme, tout en proposant les mêmes garanties de confort et de dogmes aveugles, offrait cependant un espace de liberté un peu plus grand que le judaïsme dont il a procédé. Il ne s’agit probablement que de cela : une intrinsèque paresse incite évidemment davantage à la foi qu’à la rationalité, à la dépendance qu’à l’autonomie, à l’obéissance – l’observance ou l’obédience, devrais-je écrire – qu’à l’initiative. L’homme qui choisit et décide seul présente toujours, à la conscience des foules, quelque chose d’inhumain, de surhumain, qu’à la fois elles admirent et réprouvent. L’homme, pour son confort prospère, préfèrera toujours à la volonté et la puissance ce que Nietzsche appelait justement : l’humain, le trop-humain.

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