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Henry War
20 août 2023

Ouverture et accès

Tout est apport à celui qui, comme moi, limite volontairement ses sources d’influence à ce qu’il est en mesure d’examiner. Le Contemporain est tant saturé d’images et d’informations de toutes sortes qu’il est obligé d’en ignorer la plupart et même prend l’usage paresseux et commode de ne pas se souvenir et de moins intérioriser : c’est l’effet d’un excès de sollicitations mentales – sachant qu’il n’en faut déjà pas beaucoup pour lui surcharger la conscience et l’esprit. Mais celui qui sélectionne d’abord ce sur quoi il décide de porter sa considération, et qui s’applique à opérer un rapide tri de ce qu’il reçoit selon la nature et la quantité de ce qu’il peut traiter, celui qui se guérit de la manie de se mêler de ce qu’il ne pourra examiner faute d’intérêt ou de temps, celui-ci, quand il « attrape » une donnée, en tire alors un véritable enseignement personnel et l’absorbe avec plus de questionnements et de profondeur que les autres – ce dont il dispose en moins grand nombre, il le détient mieux. On le reconnaît par exemple à ce que, après qu’on lui a fait une explication, il la conserve en mémoire et s’en sert peu de temps après pour produire une synthèse élaborée et parfois écrite, en déduisant des conséquences et en la développant en corollaires, preuve que le propos l’a intrigué et complété, qu’il s’en est revêtu la pensée, qu’elle est féconde en lui. Mais l’habitude de multiplier les sources sans distinction conduit à ce qu’aucune d’elles ne fasse son profit : on est saturé et l’on ressent le besoin presque immédiat d’oublier. Combien je recommande donc de ne s’informer qu’à la mesure de sa concentration et de sa mémoire, de faire de l’accès à des savoirs une volonté plutôt qu’une passivité, de ne pas s’éparpiller aux sollicitations nombreuses et tellement promotionnelles de notre monde – tout est si réclame, de nos jours ! Mieux vaut se pénétrer d’un petit nombre d’idées bien soupesées et comprises que de noyer et d’abandonner son discernement dans un fatras de stimulations incohérentes et invérifiées. Pour cela, éteindre la télévision d’abord, quitter la radio et les conversations courantes après en avoir compris le paradigme, les principes ou les mœurs : voilà le salut à l’homme qui aspire à faire du monde une part de lui authentique, à se laisser investir par des fractions élues et analysées du monde, et véritablement plutôt que d’en être simplement et perpétuellement traversé et imprégné comme l’eau d’une éponge qu’on imbibe et qu’on essore aussitôt pour pouvoir l’imbiber à nouveau sans qu’elle soit jamais pour rien dans ce qui l’introduit. C’est surtout, je crois, l’absence de sélection qui fait la pensée bête et grégaire, cette irréflexion de tout se saisir et commenter qui semble comme consubstantielle à l’époque : chacun veut continûment ne rien rater de ce qui se communique alentour, c’est pourquoi le cerveau, qui a pourtant chez nous des bornes plus réduites que naguère, se débarrasse des sus et des vus comme des formes indifférentes, et il ne lui en reste rien hormis une sorte de morale qu’il avale sans digestion et transforme souvent en adhésion, que parfois néanmoins il rejette aussi d’emblée sans plus d’examen, pour ne pas se reconnaître un gobeur, aveu qui n’advient que lorsqu’on peut comparer une acceptation subie avec une vraie intellection ; il tâche à oublier même qu’il a eu le choix de ne pas admettre. Ce que sait le Contemporain plus que toute autre chose, c’est qu’il n’a pas l’intention de se laisser le temps de savoir une chose : il ne souhaite pas du tout vérifier quoi que ce soit sans pour autant s’empêcher de tout recevoir ; et il s’imagine capable de comprendre tout à la fois, comme si tout était simple et que penser seulement deux petites choses simultanément ne le laissait pas systématiquement surmené.

Je ne sais si les termes techniques de la comparaison suivante seront exacts, mais l’idée me paraît juste : l’homme moderne me semble un appareil photographique qui, par excès d’ouverture, reçoit à plein la lumière sans filtre et ne parvient qu’à surexposer ses impressions : son développement d’images ne consiste qu’en une couleur grossière, fauve, passionnée et admise comme normale. Alors, on reçoit tout, le sens écarquillé, dilaté jusqu’à l’ahurissement, alors on ne conserve rien, la mémoire étant éblouie jusqu’à la confusion, alors on ne distingue rien, le regard occupé par la gênante et fugace persistance rétienne ; tout est mélangé et nivelé sous le flash sans contraste ; les yeux trop épanouis sont comme aveugles et les oreilles constamment écartées sont comme sourdes ; tout s’emmêle, sans ordre ni direction, une fusion informe. Ou, si l’on préfère une autre métaphore, par une sorte de rapine on a assemblé dans une chambre tout le mobilier pêle-mêle qu’on a trouvé et pu prendre, et l’effet de cette chambre est celui d’un bazar où rien ne se retrouve, où l’on ne fait qu’apercevoir des morceaux sans jamais atteindre à des nettetés, à des différences, à des choses compactes et intègres, tout se lie dans la sensation générale d’un amas auquel on reconnaît un sens, le sens global (comme on parle de lecture globale) de la nature et de la forme des meubles qu’une société intègre dans ses chambres ordinaires : cela, c’est ce que j’appelle le paradigme ou les mœurs, profusion de choses de semblable conformation ou « style » et qui font deviner la civilisation où l’on se trouve, en sorte que plus en cette chambre on entasse sans sélection le mobilier le plus prochain, plus elle a la forme, l’ambiance du siècle où l’on vit. Mais une plus haute sagesse consiste à reconnaître, après les avoir bien éprouvés un à un, que la plupart de ces meubles sont gauchis et inutilisables, qu’ils ne sont que des apparences de meubles, qu’on serait en peine, incapables même, d’y asseoir réellement de la matière et d’en faire un usage propre et solide. Cet amoncellement ne fait que l’impression non seulement d’une richesse de meubles, mais d’une somme de meubles, car aucun de ces objets en vérité ne sert à recevoir ou à contenir, seule leur abondance fait superficiellement croire que la chambre est remplie de choses ; or, il n’y a rien, rien qui permette d’instruire la conception d’un meuble sinon au moyen d’un regard vague et négligent qui offre opportunément à penser : « Voici l’état d’une chambre pleine de meubles c’est-à-dire pleine tout court ». On peut pareillement croire pleine la chambre de son esprit : rien n’y est un objet qu’on peut utiliser sans qu’il retombe en morceaux. On en a trop écarté les ouvertures, alors tout est entré, mais on n’y peut jouir de l’utilité de rien : il aurait fallu sélectionner, en portier précautionneux et méticuleux, en videur méthodique. C’est trop tard, la chambre est pleine, mais elle est vide : il faudra commencer par sortir une à une les pièces qui n’en sont pas, et probablement faire place entièrement nette ; or, on ne sait nul logeur présent qui disposerait d’une volonté et d’un courage suffisants pour une telle besogne.

Dispensez-vous donc d’accepter en votre chambre d’esprit tous les rogatons qu’on vous donne, et refusez au moins un peu votre attention aux camelots qui tiennent à vous offrir les leurs, ce qu’ils ne font peut-être que pour les vanter plus qu’ils ne méritent et se garantir une valeur au sentiment que la marchandise qu’ils détiennent et dont ils usent est acceptée par beaucoup. Doutez raisonnablement de ce qu’on vous tend si aisément, et attendez au moins d’être sûr de la valeur d’une chose avant d’en accepter l’un de ses compléments. Prenez peu, n’acceptez que ce qui est de qualité. Ne vous emparez pas des idées que vous n’avez pas éprouvées, qui vous encombreront et dont vous ne saurez que faire ; ce qui se traduit en un mot : savoir fermer sa porte, ne pas faire de sa chambre un moulin ouvert à tous vents.

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