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Henry War
31 août 2023

Dormir dans le même lit

Je n’entends pas selon quelle obstination déraisonnable les couples continuent de dormir dans le même lit : c’est plutôt incommode en réalité, mais ça doit communiquer le sentiment d’une union indéfectible ; c’est symboliquement moral et ils feignent d’en être contents ; c’est probablement lié au prétexte du très peu qu’ils ont à se dire et qu’ils ne savent se dire qu’à deux, quand ils n’ont rien d’autre à penser que la faible ampleur qu’ils ont, en leurs moments de vide, à s’épancher par réflexe comme en écriture automatique ; du reste, je crois qu’ils ne s’imaginent guère comment il pourrait en être autrement : après tout, c’est la tradition, n’est-ce pas ? et ça coûte une literie de moins, sans compter la place.

Or, comment ne pas énumérer les inconvénients de cet usage ?

D’abord, il faut se retenir de bouger si l’on veut être accepté et ne pas susciter le souffle exaspéré du conjoint ; et puis il faut tolérer ses bruits variés : mais on sait bien que l’immobilité forcée ou que les réveils réguliers constituent la garantie de mal dormir, et l’on débute toujours sa journée en se demandant s’il ne serait pas frustre d’indiquer à son épouse qu’elle vous a gêné et si l’on ne va pas soi-même endurer une nouvelle fois le reproche invérifiable d’avoir empêché son sommeil : il est rare que dans le doute le Contemporain s’abstienne d’inventer une nuisance quand il est fatigué – il faut toujours que ce ne soit pas sa faute, et l’on connaît des femmes que leur propre ronflement réveille et dont l’amour-propre ne permet point à leur conscience de le reconnaître. En général, au matin le conjoint stylé dégaine le reproche le premier, c’est ce qui lui évitera de rendre un « Mais c’est toi ! », réplique un peu facile et qui ne ferait pas tant d’effet parmi la mauvaise humeur que le premier reproche aurait de toute façon établie. Sans parler de l’horaire à respecter pour aller se coucher au même moment que l’autre y compris si l’on n’est pas disposé à dormir, ou de l’action délicate – presque un acte – de sortir pour aller aux toilettes ou d’allumer pour prendre une note, tant de contraintes qu’un second lit rend évidemment non seulement superflues mais ridicules.

Je crois que, surtout, le lit conjugal entretient une impression superficielle d’entente au sein des couples et passe pour une garantie de sexualité, ce qu’il n’est à vrai dire pas tellement : on suppose qu’à fréquenter le même lit, à une heure où la femme ne trouve pas le sommeil, elle consent, et cela en effet se produit quelquefois. Mais j’avoue que la forme de ces consentements me consterne et m’incite à ne pas les solliciter : n’arrivant qu’après incitation et désœuvrement, ils perdent toute saveur excitante et fauve, et gagnent quelque chose d’humiliant parce qu’il faut remarquer que c’est presque toujours l’homme qui les provoque et que la bonne spontanéité étourdissante du côté des femmes, faisant une part importante du sel de la sexualité, s’en trouve largement anéantie. Plus encore : ces instances masculines réalisant peu, le conjoint mâle, après la frustration d’un énième refus, s’en va de son côté du lit maudire en silence la rombière, et, sur la béquille que fait son désir difficilement extinguible, impossible à assouvir sans déranger, il s’endort tard, avec des images luxurieuses où même un fantôme imaginaire ne peut l’aider à « en finir ». Au moins à portée d’ordinateur aurait-il le recours d’un site pornographique, et ce ne lui ferait guère de différence, lui épargnerait du moins l’hésitation où, avant de fermer les yeux, longuement il se demande si sa compagne sera enfin d’humeur, et comment, par quelles suggestions, l’y mettre si possible.

Pire : qu’on devine combien il y a de condescendance pour un homme à ne coucher au lit de son épouse que dans l’espérance qu’enfin elle sera dans des conditions convenables, et à persister dans l’idée que c’est peut-être enfinle bon soir, et à se maintenir dans la pensée que, puisque cela arrive, elle va peut-être enfin retrouver une des périodes propices où elle consent, avec un peu moins d’artifice et un peu plus de disponibilité mentale, à redevenir une amante : une telle perpétuité d’attente chez l’homme contribue au mépris qu’elle peut lui inspirer, parce qu’il tirera quelque rancune de la désespérance où le met la frigidité alternative de sa partenaire lunatique, tandis qu’au moins, en son lit, seul, il ne se représente pas la possibilité qu’il puisse être autrement, de sorte qu’ainsi, faute d’aimer sa compagne peut-être, au moins il ne la hait point.

Mais surtout, pour un homme, dormir à part, c’est superbe : outre la forte indépendance quasiment militaire que cela procure et qui peut même donner l’impression de vengeance sur les frustrations banales qu’il a endurées – parce qu’enfin il est possible que la partenaire trouve « anormale » la situation où vous lui préférez un matelas une-place, qu’elle s’interroge sur les raisons de ce changement curieux, et, pourquoi pas, qu’elle cherche le moyen de vous rediriger au lit symbolique et plus nuptiale –, tout à coup l’épouse, qui dort d’habitude si mal par votre faute, dort mal pour une autre raison, et vous êtes automatiquement dédouané de responsabilité pour sa mauvaise humeur matinale des dix dernières années. Vous dormez mieux parce que la position de la momie ne vous est point imposée, et vous vous masturbez comme vous voulez, en réveils multiplement choisis, y compris en pensant à votre femme, si vous voulez. Ce n’est que question d’habitude, d’ailleurs vite prise, et sitôt passée l’envie – que l’expérience démontre inutile – de retourner au lit antérieur pour projeter le rapport que la solitude ne permet point, vous sommeillez sans rancœur et vivez conséquemment le jour dans une disposition d’esprit qui vous rend apte à aller dormir un peu plus tard sans préjudice, à prolonger ainsi un peu votre œuvre, et, dans les vingt-quatre heures que le quotidien ne dépasse jamais, à vivre en quelque sorte un peu plus longtemps.

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