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Henry War
2 septembre 2023

Ce qui m'a fait artiste et savant

Sincèrement, je ne puis me rappeler ce qui m’inclina un jour vers l’ingrat sacerdoce qui m’occupe à présent, celui des arts et des sciences humaines : retracer cette généalogie est aussi difficile, je pense, que chercher l’origine d’un itinéraire de lecteur, à moins d’en rester sans soin à quelques exemples symboliques, souvenirs qui sont plutôt des illustrations que des points de départ, des jalons plutôt que des motifs, des manifestations mémorables plutôt que des secrets de causes essentielles. Je sais pourtant que c’est une question importante de tâcher à découvrir un cheminement intérieur, non seulement si l’on désire le reproduire chez d’autres, mais surtout pour soi, pour s’expliquer soi-même, pour se connaître mieux à travers les étapes de sa création individuelle, de son identité actuelle, voire de son génie ou mérite. D’où naît une personnalité ? Fondement capital à l’exploration de l’homme. Quant à tous les traits divers de la personnalité, existe-t-il des foyers centraux d’où ils émergent comme autant de ramifications d’une même branche ou d’un seul tronc ? Questionnement complexe et peut-être inextricable. J’ignore si un esprit peut effectuer une pareille investigation sur lui-même mais, si c’est le cas, je ne crois pas beaucoup d’autres hommes que moi, aussi habiles de psychologie et déjà si explicites à eux-mêmes, capables, avec une pareille amorale honnêteté, de conduire une telle quête, et le pouvant sans la préoccupation de grandeur éloquente ou de petitesse humiliante. Je sais qui je suis parce que je n’ai plus aucun intérêt à me trouver meilleur ou pire ; mais j’ai, en revanche, beaucoup d’inclination à l’exactitude, et je crois connaître la méthode pour m’extirper de moi-même et me considérer extérieurement sans sévérité ni complaisance, n’ayant nulle face à perdre puisque n’étant rien pour personne.

Cependant, me penchant généralement sur mon enfance à la recherche des événements éloquents dont on entend parler dans les interviews d’auteurs, du moment éclatant de symbole, facile à reconnaître et supposé conditionner par impression la suite des desseins d’un homme, d’emblée je ne trouve rien, je ne perçois pas l’entraînement initiateur, je ne me rappelle pas de semblables puissances directrices. Mais ceci ne me trouble pas, car je devine d’emblée combien les écrivains sont menteurs ou bêtes, ne faisant que tâcher de satisfaire un public en improvisant des explications aussi pauvres que joyeuses, ou s’imaginant eux-mêmes, par amour propre, le miracle d’une naissance merveilleuse. C’est toujours trop beau pour être vrai, surtout simpliste pour être authentique ou méritoire : cela transpire l’être infiniment flatté qu’on l’interroge sur sa cause comme si sa conséquence était si grande qu’il valait de s’y intéresser. L’auteur délivre alors une anecdote qui a tout d’une parabole christique : « Je me souviens… », et il faut s’en contenter et y croire, ce qu’on fait avec obligeance parce que, parmi la somme de questions posées, on ne saurait se concentrer en particulier sur la pertinence de chaque réponse ; on peut ainsi cumuler une multiplicité de mots creux dont on félicite le locuteur qui a eu la courtoisie de relater des réalités intimes. Mais ce ne sont en fait ni des intimités ni des réalités, simplement des réflexes préparés, ce qu’on est censé produire face à telle sollicitation-stimulus – ce qui se devine à la rapidité même de la parole. Or, cette manière d’expédier en paisible sociabilité des allégations automatiques devrait plutôt attenter à l’écrivain et invalider sa profondeur, car alors il prouve qu’il utilise le langage par proverbes et dans l’intention de se mettre à la portée des clichés les plus immédiats, tandis qu’il devrait au moins dire, de bonne et dense foi : « Laissez-moi d’abord réfléchir dix minutes ! »

Si je ne parviens, moi, à mesurer ce qui, dans mon enfance, me conduisit par degré à un intérêt pour les formes d’esprit, c’est parce qu’enfant, objectivement, je n’étais presque rien – je parle uniment sans chercher à émouvoir, on sait comme la pitié m’indiffère. Avant vingt ans, je ne me souviens que de maigres traces de personnalité, encore sans doute ma mémoire les a-t-elle déjà considérablement grossies comme il arrive pour ce que nous ressentons de plus vif depuis les situations les plus piètres, peines et joies démultipliées en nous, parce que, dans une société de peu d’événements, nos moindres émotions, vues en notre focalisation, paraissent si capitales : l’homme contemporain fait des infimes vicissitudes de sa pauvre existence des sujets d’extase et de plainte incommensurables. C’est avec recul que je n’aperçois rien d’évident qui, en-dehors des effets de loupe dus à une volonté partiale, justifierait des bifurcations violentes ou des inflexions tranchées. Nous vivons, jeunes, quantité d’émois superlatifs de façon presque quotidienne dont nous avons depuis oublié la plupart, et la sélection que nous faisons a fortiori parmi cette multitude ne sert qu’un opportunisme où le désir de s’expliquer avec satisfaction et péremptoire l’emporte sur le soin d’une vérité subtile. Il est aisé de prétendre que tel événement fut révélateur d’une vocation, mais il est bien plus inconfortable quoique véridique de relativiser l’événement, de l’admettre banal en dépit de l’effet impressionnant qu’il produisit, et, à la fin, de le ranger pour anodin parmi le nombre élevé des faits émouvants de l’enfance : c’est qu’alors on ne s’explique plus, et la question reste ouverte, une obscurité en soi, une pièce manquante – il faudrait pousser bien plus avant le travail, mais l’effort est pénible et ne semble pas valoir le remède qu’offre la facilité. C’est qu’après tout, on ne demande en cette réflexion qu’à nier de ne pas savoir, et l’illusion de la connaissance suffit à lever l’inquiétude : la tranquillité est sauve, et c’est pourquoi le premier indice trouvé est le seul à servir.

Je passai moi aussi évidemment par des émotions et des troubles, mais leur circonstance et leur nature sont si objectivement dérisoires, quoique intensément éprouvées, que je crois non seulement qu’un autre jugerait leur disproportion absurde et comique – comme à peu près tout sentiment de l’enfance –, mais qu’aucune de ces affections, exacerbées intérieurement sous le prisme d’une vie sans grandes douleurs ni offenses et sans exaltations ni béatitudes, fut sensible de l’extérieur. On serait frustré, je crois, de demander par exemple à mes parents, ou à tout autre parent au monde, ce qui constitua dans ma jeunesse, ou celle de n’importe quel fils, le fond de son caractère, quand leur témoignage renseigne déjà si mal, si approximativement et avec tant de déformation, sur leur manifestation : on n’obtient le plus souvent que des réponses banales et d’un apport fort limité, très subjectives surtout, avec tout le lot de ce qu’un adulte s’imagine des « traits » et, à travers cela, de ce qu’un enfant normal est supposé être selon lui. En somme, on ne peut se fier ni à l’intensité d’un fait dès qu’on l’isole des autres, parce qu’on lui attribue un effet particulier donc distinct, tandis qu’en l’existence puérile c’est rarement qu’il parut à ce point une exception – tout ou presque étonne l’enfant –, et l’on ne peut non plus s’appuyer sur des appréciations externes qui, semblablement, ne relèvent que ce qui semble correspondre à une certaine représentation induite ou par une question posée (au même titre que les voisins du tueur finissent, après son arrestation, par dire à la presse qu’il y avait quelque chose de bizarre chez lui, ne serait-ce que pour signifier qu’il était en quelque sorte trop normal) ou par la morale admise (il fallut longtemps chez nous et par tradition qu’un enfant fût : poli, un peu turbulent si c’est un garçon et un peu coquette si c’est une fille, d’une naïveté touchante, bon à l’école, etc. et l’évaluation des adultes ne portait que sur ces observations thématiques sans souci de critères plus fins). Comment discerner donc dans le lot des phénomènes vécus ce qui poussa au choix d’une carrière ou, pour le moins, d’une certaine ligne de conduite (si écrire en est une) ? Quelle extraordinaire distance est ainsi nécessaire à ne pas s’estimer, ni ses proches, pour références, et pour repères, et pour fiabilités ! S’examiner en arrière, c’est par conséquent se mettre à la place d’un enfant comme les autres ou, pour le dire encore un peu mieux, d’un enfant parmi les autres.

Je sais aussi que les écrivains, en général, font rétrospectivement état de leur passion dès le collège, signalant combien ils étaient tôt enthousiastes à l’idée de poursuivre un premier émoi qu’ils avaient imprévisiblement ressenti et qu’ils s’étaient décidés de renouveler. Nombre d’entre eux parlent d’un événement particulier, comme une représentation théâtrale ou quelque autre expérience initiatrice, comme pour se défendre d’avoir été vers leur résultat sans aucune raison – ce leur semblerait ridicule que leur cohérence ne fut pas tant étroite quand on la leur demande. Un professionnel – avez-vous remarqué ? – ne répond jamais, de nos jours : « Je ne sais pas », il préfère répartir aussi vite que possible et sans s’arrêter, ce qui doit signaler une honte, celle de l’imposteur qui couvre de bavardage l’état de sa notoriété. Avec un petit peu de décalage, on juge combien il est totalement inepte et aventuré de prétendre être chef d’orchestre au prétexte qu’on fit forte impression en performant à l’école de la flûte à bec à l’école.

Je n’ai rien à communiquer de tel. Si mes souvenirs d’écriture sont assez agréables, ils le sont moins que la plupart de mes souvenirs de jeux vidéo, de discussions ou de promenade, et je n’ai tendu vers aucune des activités que ces plaisirs indiquent : c’est où l’on commence à comprendre combien la mémoire altère et arrange pour s’accorder avec une réalité postérieure. J’aimais dérober dans un champ un pain de maïs pour le manger au bord de la route, vers quatre heures, assis sur mon vélo : je ne suis pas devenu agriculteur ! or, si je l’avais été, combien cette anecdote m’eût servi ! On devine comme on s’est fabriqué des conséquences à partir d’effets dont les causes semblent logiques, mais ce sont les conséquences établies qui ont servi de guides à la recherche de causes efficientes, et non méthodiquement l’inverse, au même titre que chez le Contemporain la thèse détermine les arguments qui, réfutés, n’ont nul impact sur la thèse. On part du plus sécurisant : ce que je sais, ce qui est de l’ordre de la conviction, ce que j’estime constat irréfutable –, et l’on ne fait qu’y apposer des circonstances pour l’expliquer. Mais on ne retrace rien dès le départ chronologiquement : on se refait juste une vie depuis le point d’arrivée. On ment par simplification, on s’épargne un travail d’esprit. On ne débute pas la réflexion : on en crée une illusion, un raccourci, une imitation.

Même, je trouve que ces excuses, si véraces soient-elles – parce que personne ne se sait mentir lorsqu’il les formule –, sont piètres : il faudrait donc qu’un écrivain fût professionnel sur le fondement d’une impression positive d’enfance ? Même si l’impression s’était perfectionnée, je ne trouverais pas que ce fût une grande dignité d’en être demeuré à entretenir des sensations puériles, à les prolonger, à les faire revivre : n’est-ce pas l’indice de gens qui n’ont guère évolué, et qui aspirent aux mêmes satisfactions primitives ? L’enfant qui écrit peut vouloir plaire à ses amis, se faire une place dans un cercle, trouver dans l’imaginaire le refuge dont il a besoin, ou s’attirer l’image forte que lui renvoient des auteurs qui, après Molière ou Rimbaud lu en classe, lui font l’effet d’une postérité honorable et saisissante à laquelle il veut appartenir. Certes, mais nul de ces critères juvéniles ne me semble de nature à justifier hautement une carrière et à la soutenir ; ce ne sont que mauvaises motivations d’enfant : popularité, complexe, image. Qu’un homme éduqué et stable, qu’un homme fait, en somme qu’un gentilhomme, se contente de cela, voilà qui m’inspire beaucoup d’effarement et de mépris, notamment s’il avoue de pareils motifs sans scrupule avec une sorte de fierté. Or, bien des auteurs n’en disent pas davantage, affirmant s’en tenir là, et c’est bien la preuve qu’ils sont encore des enfants pour conserver des causes si superficielles et petites. J’en ai rarement entendu avancer d’autres arguments que ces pensées d’enfance, confessées avec tendre mélancolie pour se faire apprécier d’auditeurs contemporains irréfléchis, en quoi ils concèdent qu’ils ne sont intellectuellement pas plus avancés que ce qu’ils étaient – cela m’afflige et me sidère. Ça, des professionnels qu’on devrait admirer ? Et ils n’en parlent pas seulement comme d’un point de départ, mais ils laissent entendre que ces plaisirs médiocres justifièrent la continuité de leurs aspirations : c’est qu’ils ambitionnent de revivre ces bêtises aussi souvent et longtemps qu’ils le pourront. C’est presque aussi effroyable que si, ayant pris un plaisir malin à jeter à douze ans un cousin dans les orties, j’avais persévéré dans une carrière militaire ! Ces motifs, pour un véritable esprit, sont coupables et devraient faire sentir aux confessés combien ils sont ridicules et honteux. Est-ce que personne en définitive n’y voit la foncière turpitude ?!

Quant à moi, j’avais peut-être du plaisir à écrire les rédactions scolaires, j’y étais assez propre et rencontrais à cette activité des idées valorisantes ; cependant je ne lisais pas beaucoup avant un âge tardif vers dix-huit ans (mais certes, je lisais), et je me rappelle une fois avoir, pour tout travail, recopié mot pour mot une nouvelle de Stephen King (je lisais cet auteur qui, comme la majorité des Américains, écrit avec efficacité narrative mais presque sans aucun style), texte qui passa alors pour mien et qui me valut une très bonne note (pourtant pas la note maximale, à l’époque cela ne se faisait pas) : je mentionne ceci pour preuve que je ne prisais pas l’invention au point de m’abstenir de tricher. Je me livrais certes à l’exercice avec une application inspirée, soigneuse, perceptible, mais aussi bel et bien comme un travail, une charge, et non comme un épanouissement : j’aurais, je crois, préféré jouer avec mes amis, pratiquer la pêche à la ligne ou ne rien faire du tout. Et je n’ai pas souvenir comme les autres d’un professeur qui m’en aurait communiqué une véritable et durable passion – je demande pardon pour cette occasion manquée de vanter quelqu’un, ce qui fait toujours, dans les interviews de célébrités, un petit moment de générosité émue et de complicité fondante stéréotypée. Je regrette de n’avoir à honorer personne d’un restant d’enthousiasme puéril (mais pour des détails si insignifiants, je ne suis peut-être pas insensible à la corruption, et j’attends vos offres !). Si je choisis de me diriger au lycée vers des études littéraires, ce ne fut pas tant pour le bonheur que je tirais des humanités – l’histoire-géographie notamment, domaine d’enseignement imprévisible et obtus, largement illogique et arbitraire en classe, me donna toujours du mal –, mais parce que, si j’étais bon dans les sciences, le français était la discipline où j’avais à me donner le moins de malpour réussir : ma motivation scolaire consista toujours à l’économie de l’effort, à une performance sans épuisement, c’est-à-dire à un certain rendement.

Que s’est-il passé ensuite pour me faire tel que je suis, ce drôle de monstre ? Je l’ignore, a priori. Je ne nierais point cependant que la perspective d’un auteur autrefois m’indiquait un prestige : j’étais sensible aux images, la vanité d’un statut me tentait – on étudiait ces gens, on se souciait de leurs trouvailles, on les récitait, les célébrait, on tenait manifestement à marquer combien ils avaient compté. Je me rappelle au collège avoir commencé un récit qui, sans nulle planification, dura quelques pages de cahier joliment empli : le récit n’avait guère d’importance, mais j’avais le sentiment d’un perfectionnisme d’artiste dont j’étais assez fier et que j’étais loin de cacher ; je devenais grave, m’exposais en salle d’étude pour continuer mon histoire avec une mine de circonspection ; j’accédais ainsi à un âge adulte qui me conférait une espèce de prêtrise – c’était valorisant mais long à tenir, et j’abandonnai le projet, difficile et qui ne menait nulle part, parce que je n’y étais quand même pas résolu au point de m’y morfondre. Or, maintenant que j’y pense, cette courte anecdote contient-elle de quoi alimenter une légende ? Sans doute ! Un mythe peut-il croître de ce petit cahier qu’un idolâtre d’université exigerait en ses recherches comme une relique ? Bien sûr ! Et pourtant, ce serait bien une mystification, car je crois savoir que nombre d’enfants qui ne sont pas devenus écrivains ont aussi fait l’expérience d’un carnet soigneusement comblé – n’est-il pas commun d’offrir des cahiers, aux couvertures faussement précieuses, aux enfants qui s’empressent d’y trouver n’importe quoi à écrire pourvu que ce leur semblât aussi précieux que le contenant ? – ; et ce n’est donc là qu’une digression pittoresque, qu’on rehausse en général d’un peu de mensonges innocents, servant à vanter l’écrivain pour signifier la cohérence de son parcours et l’aimable suite de ses idées, et ce pourrait au contraire marquer l’humiliation de ceux qui, ayant noirci de ces pages, n’ont jamais poursuivi ces sortes de projets courus et généralement interrompus : on fait état de sa conséquence par tous moyens qu’on peut apporter, sans s’apercevoir de l’arbitraire d’une telle collecte – aisément ferait-on la preuve semblable de dispositions à la carrière de comptable ou d’informaticien sans en être. C’était l’époque où, comme la plupart des enfants, j’avais des lubies concentrées et variées, où je m’abonnais à des revues sur le paranormal, recopiais avec fidélité des dessins agrandis, après avoir alimenté une abondante collection sur le thème des dinosaures, et où je balançais en pure virtualité entre un avenir de détective, d’avocat ou de psychologue. C’était l’ordinaire juvénile des représentations charmantes et jamais concrètes, manière de se distinguer en se spécialisant, à renforts de cette mine typique de considérations impliquées et presque politiques, pour attirer aussi à soi quelque apparence de respectabilité des adultes. J’apprenais par cœur des extraits, recopiais des schémas et des plans, affichais dans ma chambre des posters, moi qui avais en ce temps, dans cet esprit de différenciation personnelle, un goût pour l’ostentatoire des expressions inusitées. Mais, tout en marquant mon absorption pour des sujets précis échappant de préférence à la compétence de mon entourage – façon de n’y avoir aucune concurrence et de poser plus facilement sans être pris en défaut (c’est une stratégie répandue même chez l’adulte) –, j’étais irrésolu foncièrement sur le choix d’un avenir, je ne savais même pas comment on pouvait se risquer sur un futur définitif, j’avais trop de superficialités en tête pour oser de réelles décisions, une crainte énorme me saisissait à la perspective d’une parole performative. Tout ceci n’était que jeux et affectations, volontés de répondre à des attentes, comme mes rédactions travaillées. Je manquais trop de pragmatisme pour me figurer un métier, moi qui craignais de téléphoner à un coiffeur, moi que tout action inhabituelle et que tout univers étranger effrayait ; j’étais par trop un être d’idée ou d’idéal, d’« idéité » si l’on permet ce mot, littéraire en cela c’est-à-dire fondé de romantisme mièvre, fuyant dans la préhistoire, dans le surnaturel et dans les assassins tout rapport au monde, souffreteux des illusions morales et hautes, des douleurs nobles que je prenais des livres, comme Mme Bovary vagabondant ses pensées vers ce qui n’est pas et ne se figera pas – être fuyant tout engagement. J’avais peu de réflexions, moins encore de réflexions propres, et, me sentant indigne de valeur, me sachant vide, j’en empruntais fort au domaine de l’irréel, je tirais l’inspiration du vrai d’une poignée d’ouvrages où je me fondais, incarnant des personnages plus vigoureux que moi, absorbant des vertus au lieu de les instruire, me figurant homme hardi parmi des forces à conquérir. Les histoires les plus stéréotypées me donnaient de l’émotion, j’aimais me rendre triste ou héroïque en lisant Vasconcelos, tout ce « théâtre »-là, propre ou figuré, me donnant l’engouement mâle et la sensation de contenu – j’étais pourtant timoré, sûr de mon inconsistance et peu apte à inventer. L’écriture alors ne me donnait pas tant l’impression de créer que de vivredes scènes où j’aurais aimé me trouver et prouver, avec une aisance due à mon absence presque totale d’improvisation, mon tout petit peu de vertus, comme le rôle qu’on déroule, toujours le même et répété à la lettre. En terminale, j’écrivis in extremis, pour un travail de baccalauréat, une nouvelle sur un homme qui devient un robot : j’y passais du temps, comme un professionnel, mais toujours plutôt « comme » que « en » (professionnel), d’ailleurs tard : je crois que je posais sur moi-même un regard de complaisance qui était une façon de posture – écrire longtemps sur un ordinateur me donnait une contenance d’écrivain, je m’y adonnais sans tout à fait cesser de me regarder travailler, c’était encore pour moitié un jeu d’acteur accompli jusqu’à la qualité de la fiction. La philosophie m’inspira aussi de la curiosité, à la fois parce que sa quête absolue de vérité m’apparaissait une hauteur parmi tant de turpitudes concrètes, parce que ses moyens relevaient plutôt de la théorie que de la pratique, et peut-être en partie parce que c’était crâne et que son étude communiquait vite une dimension de hauteur très « jeune garçon ». Et j’appréciais Descartes, et bien personnellement, dont je n’apercevais pas les erreurs, trop pressé d’admirer des esprits que je voulais rejoindre, pour regarder à autre chose qu’à la radicalité et à la stupéfaction ; je l’apprenais et le ressortais pour impressionner. Les Méditations métaphysiques me subjugua, ce qui ne s’était jamais produit ; un certain étalage de pensée suffit à me faire reconnaître un maître, et sa renommée m’enthousiasmait – je crois que j’aurais aimé même Sartre, à l’époque. L’idée d’une référence indiquée par beaucoup de professeurs marquait ma mentalité ; j’étais admiratif de ce qu’il fallait admirer, probablement de l’admiration même.

Or, comme j’étais méthodique, et notamment comme j’avais développé, il y avait assez longtemps, suite à de fréquents déménagements, une science psychologique convenable, je sus analyser des textes avec une rigueur efficace qui n’exigeait pas de moi des efforts importants et qui fit bonne impression à mes professeurs. Mais je dois expliquer ceci davantage car c’est peut-être le seul élément de différence factuel susceptible d’expliquer en mon caractère une certaine quoique relative « anormalité » – les encore faibles singularités que ces circonstances objectives ont logiquement impliquées sont possiblement à l’origine de la plupart de mes distinctions (on voit à la tournure prudente de ma phrase comme je prends mes précautions, n’étant sûr de rien et me gardant de faire à partir de circonstances légères des intersections cardinales) :

 

***

 

Pour des raisons liées à la profession de mon père, je connus quatre écoles primaires, ce qui n’est pas commun : ce ne me fut point un traumatisme, rien de climatérique, ce ne me paraît même pas un accident, car j’étais à l’âge où la normalité ne veut rien dire, où l’on s’acclimate à tout, où rien n’est établi malgré la stabilité qu’on affectionne ; seulement je m’aperçus, surtout entre mes classes de CE2 et de CM1, que les exigences des écoles différaient de beaucoup, et que j’avais grande nécessité, pour ne pas décevoir mes parents en devenant subitement un élève en difficulté, de mesurer posément la mentalité de mes instituteurs pour bien répondre à leurs demandes et anticiper quel effort je devais rendre. Cette souplesse mentale se fit naturellement, il ne s’agit pas de supérieure faculté innée ni d’un quelconque prodige intellectuel : simplement, il dépendait de mon application à comprendre mon environnement que je n’en fusse pas dépassé et puni, c’est-à-dire que ma « survie » – pour autant qu’on puisse appeler d’un terme si fort le fait de n’être pas inquiété pour de mauvais résultats (mais pour un enfant du confort, la situation d’une admonestation est une honte humiliante et insécure) – venait de ma rapidité à déduire les règles de mon récent milieu. Au surplus, en la perspective d’un certain avantage d’amour propre – on sait que la sociabilité est cruciale chez les enfants –, je devais également trouver le moyen de m’adapter à la pensée de mes camarades, pensée qui se distingua parfois beaucoup d’une place à l’autre, comme ces égrégores inconscients où l’on évolue en symbiose avec autrui sans le savoir. Je conçus aussi certainement de ce peu de circonstances inhabituelles – rien que des déménagements rapprochés – quelque disposition à la solitude, du moins à me contenter d’un faible nombre d’amis : c’est que j’arrivais toujours trop tard, il fallait me résigner à ce que tout fût déjà « installé » avant que j’arrivasse, et reformer une large compagnie m’eût été un travail trop éprouvant dans cette somme de paramètres à circonscrire, de sorte que je ne fus plus jamais disposé à rechercher de vastes popularités, mais plutôt à trouver des petits groupes déjà prêts à m’accepter. Il importe peu qu’on juge ceci bien ou mal, je n’ai pas l’intention de faire apprécier mon parcours (d’autant que, ne me reconnaissant plus en cet enfant que je fus, les sympathies qu’on lui accorderait tomberait à côté de moi), mais j’explique juste comme il advint que je développai ma faculté à vouloir, dans une mesure pratique, anticiper mon environnement et me mettre à la place des autres, à faire l’effort d’entendre les conditions d’une personne ou d’un groupe pour y réussir ou du moins pour ne pas en être rejeté. Or, je crois que c’est ce qui fit la plupart de mes bons résultats scolaires : à force j’anticipais avec exactitude, et je n’étais pas comme beaucoup d’autres perpétuellement étonné des sujets ni des résultats qui « tombaient » aux évaluations ; en grande part, tout ceci m’était prévu, je mesurais surtout à la moyenne des cohortes le niveau de difficulté requis (c’est ainsi par pure stratégie que je résistai en classe de quatrième à la proposition d’intégrer une classe meilleure : dans la mienne, je pouvais sans crainte m’attendre à une réussite facile). Par ailleurs, comme la psychologie ne me faisait guère défaut, je pouvais sans peine me fondre dans la pensée d’un auteur et en inférer ses volontés, encore que grossièrement mais déjà mieux que la plupart de mes camarades. Je ne vante pas ici un talent alors encore piètre, mais je relève cette faculté acquise après en avoir compris la cause simple, et, pour ne pas pécher par excès de modestie, il me faut remarquer que la considération d’un professeur en tant que personne, fût-ce pour envisager le moyen de le circonvenir, est un attribut assez rare chez l’adolescent qui ne considère souvent que le statutde l’enseignant sans présumer son humanité. Ce petit esprit de distance chez moi fut peut-être à l’origine de l’aperçu qu’un professeur n’était pas particulièrement sage puisqu’il s’agissait de l’incarner brièvement, et par extrapolation d’en distinguer des failles qui pourraient m’être utiles : j’en déduisis bientôt qu’aucune autorité, qu’aucun professionnel, qu’aucune durée d’expérience, n’est irréprochable, que nul ne peut se targuer de plus que de sa personne pour gage de supériorité, et je fus, certes, régulièrement outré par la quantité d’injustice ou de bêtise dont pouvait témoigner, soudain et à l’improviste, un enseignant énervé ou pris en faute. Et certes, je crois que je n’en ai pas admiré un seul, bien que j’en aie apprécié plusieurs : ils furent toujours pour moi des intimes étrangers, des faussaires que j’avais circonscrits, des imposteurs ; je les soupçonnais toujours en loin d’une certaine fraude. J’en tirais aussi l’impression, si ma mémoire est bonne, que les savoirs qu’on me transmettait à l’école ne renvoyaient en rien à l’intelligence individuelle, parce que pour exiger si peu, selon ma façon de me mettre à la place des professeurs, je trouvais qu’il fallait qu’on fût assez dénué de recul et de grandeur, et, devinant ce qu’on attendait de réponses aux devoirs auxquels les élèves ne manquaient pas de se conformer avec une soumise obligeance, je ne pouvais m’illusionner non plus sur la monotonie de mes camarades. Ils me demandaient d’ailleurs souvent des explications, et, grâce à ma psychologie, je parvenais à leur enseigner efficacement des leçons où ils « bloquaient » eux-mêmes, mais leurs difficultés me paraissaient basses, ils m’atterraient toujours un peu, et j’avais du mal à comprendre comment on pouvait avoir l’esprit si gauche. J’étais toutefois content de les aider, surtout parce que je me sentais valorisé par les succès de mes explications.

De ces observations, je tirai tôt deux pratiques scolaires. La première consistait à tricher quand il y avait une évaluation-par-cœur, ce qui me permettait d’y joindre une multiplicité de compétences particulières : travail de synthèse pour rédiger la plus minuscule fiche de résumé possible à glisser dans ma trousse, organisation et minutie graphique pour l’écrire simplement et avec netteté (à force de reprises, j’en arrivais souvent à la connaître par cœur, ce qui est bien un comble pour un tel appareil), psychologie pour m’en servir avec subtilité quand le moment venait, et le petit peu de piment d’interdit que cet effort demandait et qui exaltait mon sens du romantisme ; c’était le moyen de me soulager d’une pression liée au péril d’un échec tout en entérinant l’absurdité de ces travaux. Ma seconde pratique était de proposer si possible, pour tout écrit réclamant de vraies ressources individuelles, une position distincte des autres dont les rédactions standardisées m’auraient procuré de l’ennui et un sentiment de disparition ; je me singularisais, mais dans la limite du tolérable – quelquefois à l’extrême limite comme lorsqu’en quatrième on me proposa en français d’argumenter sur la guerre et que je rendis une réflexion en faveur de la guerre : la professeure, moralement vexée, avait évalué ma copie à 8/20, ce dont me firent part mes camarades en l’ayant aperçue sur le bureau (ce dont alors je m’inquiétais), puis, prise par je ne sais quel regret, elle ajouta la barre d’un « 1 » devant ce huit avant de rendre ma composition, ce qu’elle justifia hautement par ce qu’elle « n’évaluait cette fois que la forme et non le sens » – : je produisais des travaux longs, soignés, assez faits pour déparer et indiquer, selon l’ordre que j’estimai de mes camarades, une relative impression d’originalité. (Souvenir qui me revient post-scriptum, que j’intercale ici à propos, de trois écrits de faculté : un placard anonyme affiché à l’administration pour indiquer le mal que je pensais de la linguistique, un commentaire composé où je commençais par exprimer qu’il n’était pas permis de détester les classiques, et une dissertation dont le sujet m’était si ennuyeux que je le présentai comme un dialogue.) C’était pour joindre en un seul geste deux effets indirects de mes déménagements : la volonté d’être signalé tôt pour mes dispositions en me faisant vite « bien voir » des autorités, et le dégoût pour toutes les espèces de conformations veules que m’avait appris à mépriser une faculté psychologique que le besoin d’adaptation avait induit.

C’est ainsi que l’intérêt que je fus contraint de prendre tôt à évaluer mon environnement fut cause en moi d’une tendance à l’analyse psychologique et d’une relativité de mon estime à l’égard des adultes, plus généralement de ceux que par défaut on prend pour autorités. Pourtant, quoique loin d’être excentrique, je gardais une aversion vague contre les formes de rouages et de similitudes, n’accordant guère de valeur a priori à mon entourage, négligeant les personnes sauf celles dont je dépendais, vivant un sentiment assez omniprésent d’obligations perpétuelles et stupides – à l’école en tous cas –, et même si stupides que je me faisais devoir d’y exceller pour montrer la légitimité de mon dédain. Une négligence volontaire pour les conventions me faisait par exemple m’habiller toujours en noir, parce que je méprisais la préoccupation des vêtements, au point que je variais peu mes habits selon la saison et le temps qu’il faisait, et que j’avais souvent froid. Je me fabriquais déjà des excuses, j’étais un « raisonneur », je savais être impertinent pour mon âge. En vérité, comme j’avais dû me pourvoir en recul et étais instruit de ce qui constitue les rudiments de l’esprit, une facilité du sens théorique et rhétorique s’opposait en moi avec une difficulté de pratiquer des actions, et tout ce qu’il y avait à faire me paraissait un acte à accomplir, difficile à surmonter, tandis qu’argumenter au contraire m’était accessible et fluide. Je m’étais armé, au cours de ma courte « carrière », de l’atout valorisant d’un certain à-propos et d’une espèce de jovialité pseudo-innocente qui m’attiraient la faveur des adultes, mais j’avais dénué ces avantages, pour m’y être sans doute concentré trop exclusivement, de tout rapport aux réalités prosaïques ; en somme, j’étais très aimablement intelligent, touchant et sachant plaire, mais ne savais pas où je vivais, me révoltais contre le fait d’apprendre à nager, et ne nouai mes lacets qu’à l’âge de onze ans (je conserve une grande difficulté à retenir des noms propres qui ne sont pour moi d’aucune signification, et depuis quinze ans que je traverse deux villages pour me rendre au travail, c’est difficilement que je puis réciter tous deux comme ils se nomment.) Ce paradoxe omniprésent de la soif d’exister par l’intérieur et de la terreur de vivre extérieurement, est sans nul doute ce qui me fit apprécier les auteurs qui, par l’expression énergique de leur volonté, me faisaient intellectuellement l’effet d’exceptions – je me souviens de mon attrait pour la verve de Rostand et pour la radicalité de Descartes –, et les plus convenus et verbeux m’indifféraient dans la mesure où ils répétaient ou formalisaient les banalités d’un monde que je comprenais pour médiocre. D’ailleurs, lire n’était heureusement pas une action : c’était même une de ces occupations valorisées par le monde et qui n’impliquait nullement une condamnation morale du fait de sa passivité – c’était à peu près la seule chose qu’on pouvait « faire » sans agir et qui cependant suscitait du respect. Ma lâcheté se plaisait à ce rapport à l’être qui ne m’obligeait pas à exprimer mon corps ou ma voix, ma présence, une confrontation. On pouvait m’aimer d’être seul et me regarder comme si j’étais artiste. Lire me singularisait sans me contraindre à un risque. Je parlais en priorité de mes lectures à ceux qui n’avaient pas lu mes livres ou dont je savais qu’ils étaient moins bons que moi à en parler. Ce n’était pourtant pas seulement par épate, par pose ou par crânerie : j’étais fier de m’astreindre à ce régime. Quand on n’est rien et qu’on se sait tel, la moindre singularité, même superficielle, vous donne du contentement : j’avais pour consolation d’être un apprenti-intellectuel, et je m’en méprisais moins de ne pas savoir être en société. C’est assez logique : j’avais à une époque trop changé de société pour m’y fier, il ne me restait que des univers de mots et d’idées ; je n’avais trouvé à m’insérer que par attitudes et par traits, ce qui est moins risqué que par hardiesses physiques. L’image suffit parfois, et peut-être toujours, à ceux pour qui l’épiderme vaut déjà mieux que leur absence de profondeur. Je me rassurais ainsi : j’avais une image, j’existais en humeur à travers l’impression des autres. Du reste, je ne pouvais que tirer quelque chose de la littérature : on découvre toujours en lisant, même quand on lit mal. Dans ce rond de fausseté générale, il y avait tout de même de la place pour une évolution et même pour un progrès.

 Mon petit peu de différence psychologique, ma curiosité nécessaire à entendre le non-dit – nécessaire parce que relative à une sorte de sélection naturelle pour vivre –, m’avait donné du goût pour le pittoresque et la truculence, pour l’iconoclasme et le nouveau, tous les attributs ostensibles qui caractérisent extérieurement des « esprits forts » et qui donnent de la vitalité et de la présence à des tempéraments et à des esprits, vitalité dont je me sentais dépourvu et dont le manque me morfondait en secret : j’admirais des « types », aussi bien des grandiloquences que des impassibilités. L’air de grandeur me plaisait presque davantage que la grandeur même, et, quelquefois, des hommes véritablement grands arboraient aussi cet air, alors l’admiration par hasard tombait juste. Mais je ne tâchais pas encore à mesurer la vérité des ouvrages, seules me fascinaient l’intention et la virtuosité, tant de signes sensibles qu’on peut aisément comparer entre eux sans culture ni individualité. Mon examen n’était fondé que sur un petit nombre de critères d’impression générale, sur l’ambition plutôt que l’exactitude – Hugo correspondait à ces puissances manifestes dont je ne sus que tard mesurer le vide sinon la supercherie. À cette époque, j’eusse aimé Prudhomme et Musset, et je n’aurais pas compris le négligeable de leurs complaisances, leur racole, leur démagogie, la moralité de leur rassurante bourgeoisie. Si alors j’avais écrit, j’aurais sans doute poussé mes efforts vers ce caractère de généreux orgueil, vers cet universalisme des volontés officiellement nobles, et vers le trait de ces emphases aux valeurs reconnaissables et partagées, et je crois que ce m’eût été possible pour ce qu’il n’est pas utile de détenir une réalité pour en parler avec couleurs. Un certain ton de griseur uniforme du monde un peu percé par mon regard nivelant – pas beaucoup, ni philosophiquement – me faisait espérer des émois puissants que je prenais avec espoir pour plus authentiques. C’est la bêtise naïve de la jeunesse, quand on dispose de peu de connaissances, de disposer le monde à l’aune du peu qu’on sait ; or, on n’enseigne toujours que la morale c’est-à-dire le sentimentalisme, et j’avais été comme chacun (dé)formé à cette école du mièvre et du vaguéal. Je trouvais donc une grande vertu à ce partage : transmettre une émotion, peu importe laquelle pour peu qu’elle fût reconnue. J’y aimais notamment qu’un écrivain imprimât une marque sur son lecteur, y compris pour ne faire que surligner une marque préexistante, me sachant peu capable d’exercer une influence sur un monde qui me frustrait et m’effrayait : cela m’offrait une perspective, peut-être. Le livre, apparemment, permettait cela : lu, il rehaussait les vigueurs de la vie ordinaire si monotone ; écrit, il me permettrait d’y exercer une empreinte sans avoir à vraiment marcher nulle part. Je lisais alors avec la méthode de quelqu’un d’à la fois féru de l’image du bibliophile (je crois que je sentis tôt la bonne impression que je faisais à lire) et d’absolument sincère qui ne veut rien affecter, ni pour autrui ni pour lui-même, des exhaustivités dont il se paiera en fierté, ou qui, pour le dire encore mieux, tient à affecter à fond au point de se confondre en tous détails avec l’authentique. Ainsi, la compréhension scrupuleuse que j’exigeais des livres n’était pas exempte de la technique avec laquelle j’essayais de comprendre les êtres dont mon possible malheur dépendait : c’était une extension de la psychologie grâce à laquelle j’avais triomphé de certaines difficultés en m’adaptant – le livre renfermait sans doute de pareils secrets, il pouvait être un allié et un mentor. La lecture arrivait à produire sur moi, à ce niveau d’attention et d’importance, un effet profond, au moins par intervalles, que peu d’occasions de mon existence, notamment sociale puisque je n’avais guère d’amis et me savais quelque peu supérieur à eux, parvenaient à réaliser avec une telle intensité. Je quêtais cet effet, cet impressionnement que j’essayais de communiquer avec des trucs d’auteurs. Cela me donnait de la couleur et donnait du contraste à la vie, même badigeonnée grossièrement, ce qu’en actes je ne pouvais réaliser. Mais les goûts des enfants sont toujours médiocres parce que composés d’un faible nombre de paramètres et de critères ; je n’étais pas particulièrement bas, j’avais seulement comme les autres trop le désir d’accéder à une petite conséquence par des moyens aisés. Jeune, on cherche inévitablement des stratagèmes pour paraître moins vide qu’on est logiquement à son âge : c’est naturel, je pense, toute la difficulté consistant à ne pas gardes ces trucs après l’enfance, au risque de devenir un adulte-imposteur.

On perçoit peu à peu comme cela, le peu de particularités issues de déménagements, est lié à la constitution d’un certain rapport au livre, mais on doit concevoir que ce point d’origine, en admettant que je n’aie pas malencontreusement trop extrapolé, n’est en rien comparable aux événements ponctuels ou captivants dont on aime typiquement à se représenter le début d’une passion décisive ; et c’est sans dire encore que je n’étais pas passionné de littérature, que je ne nourrissais pas un engouement, mais que mon intérêt relevait plutôt d’une légère obsession, de la manie sans affection, de la volonté orgueilleuse de remplir une bibliothèque pour m’en sentir renforcé et rehaussé, au point qu’il était commun que je lusse jusqu’au bout et très obstinément un livre qui ne me communiquait aucun plaisir en songeant à la satisfaction que j’aurais de le placer – et légitimement puisque je l’aurais bel et bien parachevé c’est-à-dire fini sans exception au mot près, que je n’aurais pas triché – dans ma collection, alphabétiquement, parmi les autres, pour y adjoindre sa masse. Or, le franc et loyal prosaïsme de ma présente généalogie est plus juste et moins mièvre, en général, que les récits d’impressionnantes commotions qu’on prétend avoir reçues pour déterminer en un hasard unique toute la continuité d’un appétit et de l’œuvre d’une carrière. Le réalisme de la vérité m’oblige à ne pas requérir les fredaines d’une charmante relation de trouble fondateur – ce que je pourrais faire cependant, si je voulais me laisser guider par la mode des autres et par les imageries communes : ce me serait bien plus aisé, j’évacuerais la question. Et l’on peut même remarquer qu’à ce point de mon existence je ne parle nullement d’amour de lire, de jouissance ou d’extase, d’effets extraordinaires ; je relate déjà un sentiment qui se situe dans l’ordre du devoir et de l’expectative : or, ceci est fort éloigné, sans que ce soit intentionnel de ma part, des motifs de la plupart des artistes qui prétendent avoir trouvé, un jour presque miraculeux, en l’exercice de leur art futur quelque volupté bouleversante. Et certes, je m’enorgueillis de ne pas verser dans ces humeurs ; pourquoi ? Parce qu’il m’appert que le plus grand nombre des béatitudes qu’on rencontre étant jeune sont des naïvetés stupides, erronées, issues d’une réflexion encore insuffisante ou bardées de prétextes à se faire valoir pour des faits immérités – toutes formes de vantardise. Un enfant a rarement de nobles raisons de travailler (l’adulte aussi, mais est-ce ma faute si l’adulte contemporain est resté un enfant ignoble ?) : il le fait pour autrui ou pour s’arroger une valeur à publier, mais, par exemple, il n’agit jamais uniquement pour lui, pour se compléter, dans le secret d’une chambre et à l’abri d’une société, dans le sentiment intérieur de son propre orgueil ; son intérêt d’une valeur se situe toujours dans sa démonstration pour autrui. Or, l’entretien des motivations de l’enfance, telles qu’avancées par le professionnel et exposées comme un persistant enthousiasme, qu’il croit censé induire la permanence d’une « fraîcheur », semble au contraire une conservation de ces vices puérils et une stagnation mentale, un immobilisme fait de nostalgie imbécile, comme si un conducteur de train indiquait que le bonheur de son métier consistait toujours dans le fait de jouer sur un circuit miniature ou si un cosmonaute signalait que son goût se situait encore en sa fascination pour un dessin-animé ayant lieu dans l’espace. Il ne peut perdurer, selon moi, de similitudes fortes ou même principales entre l’origine juvénile de l’intérêt pour une profession, qui est surtout intérêt de relation à autrui c’est-à-dire de jeu, de pavane ou d’épate, et les raisons pratiques de l’exercer en adulte, en songeant au service qu’on (se) rend selon une certaine conception de peine et de mérite, en quoi consiste le sens de tout travail sain et personnel, philosophiquement fécond, qui n’est pas qu’un moyen d’argent, sans impliquer un esprit arrêté en des facilités et dépendances gamines, dont il se vante au lieu de les cacher. Une telle spontanéité à déclarer avec insouciance des causes ridicules est même probablement pire que la cause initiale, car c’est se satisfaire de ces origines médiocres, plutôt honteuses et qui n’ont pas changé, et non seulement n’avoir pas de vergogne à être resté un enfant, mais en tirer une fierté dont on aime bavarder. En somme et pour revenir à l’écriture, comment peut-on se satisfaire de ce que, par exemples, à douze ans on obtint des résultats d’une lettre bien tournée qu’on envoya à une amoureuse, ou de ce qu’on fit à treize ans une pièce à succès pour un repas de famille dont on se fit applaudir ? Quoi ? se faire aimer ou applaudir, comme motifs dignes et sérieux de se lancer dans le métier des arts et d’y garder sa motivation ? Est-ce là ce qu’il faudrait d’abord arborer au lieu d’indiquer plutôt ses raisons matures ? Si mes déménagements et leur rapport ténu, progressif, infime et cohérent avec la construction d’une mentalité adolescente n’a rien d’aussi tapageur et publicitaire qu’une puissante figuration d’émotion brutale sur un cœur ou une âme atteinte, ma version me paraît moins bête, moins faite pour plaire, moins invraisemblable et fictive, et soulève aussi la pensée d’une progression : c’est que jusqu’à ce moment, je n’ai pas l’intention péremptoire d’écrire, que ce n’est qu’idée rêvée et passagère comme j’en eus beaucoup d’autres à l’époque. Je ne me débarrasse pas de l’inspection d’une justification en convoquant des clichés : autrement, chacun sent bien qu’il en ferait autant de tous les métiers qu’il n’exerce pas, comme si, par exemple, n’ayant jamais été inspecteur de police, je m’imaginais, si je l’avais été, une cause émouvante dans le souvenir d’une occasion où je confondis un mensonge, ou comme si, pour n’être pas mathématicien mais me figurant l’être, je me rappelais l’intense plaisir que j’eus une fois à avoir résolu un problème difficile : ces excuses auraient l’air également valables, nous les avons bel et bien vécues, et, à ce que je crois, elles ne seraient pas moins alléguées par un homme en quête d’une raison immédiate. Car enfin, ces situations qui se sont produites, il suffit de s’en imposer la mémoire pour arguer de l’origine de n’importe quelle orientation personnelle comme si elle avait été le fruit authentique d’une sensation d’enfance vive : il est aisé de se prétendre marqué après coup, le choc est plus qu’on ne croit souvenir facile à reconstituer et à fabriquer, beaucoup ignorent comment on peut l’induire par suggestion. Or, on recherche toujours par cliché, c’est-à-dire par convenance et par imitation, telles causes, des événements de l’ordre de l’affection, par réflexe et conditionnement, chaque fois qu’on réclame de nous une généalogie. On ne sait même point autre chose, on ne voit pas de quoi il pourrait s’agir sinon, faute de ce processus on ignorerait comment faire pour quérir une motivation, on n’a jamais ni l’intention ferme ni les moyens intellectuels de quêter psychopathologiquement une subtilité meilleure ; on se précipite sur ce procédé banal comme s’il était évident et juste, sans investigation poussée, parce qu’il est plus commode de le recopier ainsi que tous les proverbes déjà admis : c’est donc un « émoi » qui nous a jeté sur la piste de notre avenir – mais que c’est mièvre et irréfléchi ! Tout homme, incapable de se connaître, se résout à s’expliquer selon des copies et par dictons ; on ne cherche pas qui l’on est, on se contente à être semblable : pourquoi penser au-delà ? C’est bien suffisant pour se sentir expliqué.

 

***

 

Mes études de Lettres à l’université ne furent pas tant dues à une grande appétence pour la littérature qu’à une double crainte : celle de devoir, faute de prétexte pour différer mon entrée dans la vie active, agir concrètement sur un monde qui m’angoissait affreusement, et celle de me donner du travail en tout domaine que je maîtrisais moins et où j’aurais eu plus de risque d’échouer. Je me rappelle cependant avoir timidement demandé à mon père s’il consentirait à me laisser écrire un an à la maison, le temps de faire mes preuves et de vérifier si je pouvais devenir quelqu’un par ma plume avant de poursuivre mes études : pourtant, je lui adressai ma requête avec si peu d’insistance que je ne crois pas qu’il se souvienne même de l’avoir refusée. Je mesurais alors combien mon désir était anormal et ne pouvait aboutir, et je consentis à sa suggestion d’écrire plus tard, simultanément à l’exercice d’une profession. Ce paraissait de bon sens, et comme je dépendais entièrement des moyens d’une famille à laquelle je n’osais imposer une étrangeté, j’abolis ou plutôt différai cette velléité irréaliste. J’intégrai donc la faculté, sans être mécontent, et moins effrayé peut-être par l’idée de mon échec dans un cursus évident que dans une voie marginale : je m’imaginais mal, à vrai dire, supporter le regard des autres dans la sorte de sacerdoce excentrique où je me serais provisoirement enfermé.

– Ceci dit, j’ai souvent songé qu’entre 2002 où je quittai le lycée et la fin de mes études supérieures, le monde éditorial a sensiblement changé : c’est qu’au tout début de cette période, de jeunes auteurs parvenaient encore à accéder à la publication sur l’unique fondement de leurs manuscrits ; ce devint presque impossible ensuite. J’ai peut-être ainsi manqué la seule occasion d’être considéré pour mes textes ; mais, ceci étant conjecturé, je ne saurais fermement en tirer motif d’injustice : après tout, probablement n’eussé-je pas obtenu davantage de succès, c’est du moins ce que nul ne peut déclarer avec fiabilité, avec la science statistique qui guide la plupart de mes conceptions, et il faut se résoudre, dans l’incertitude totale, à ne pas supporter le fardeau aliénant des rancunes. –

Avec la conscience d’être meilleur en une matière naît souvent le goût d’y exceller : je tins – surtout pour me savoir fiable et m’éloigner l’angoisse de la défaite – à rendre des analyses particulièrement subtiles en dépit de mon immaturité, et je parvins à impressionner quelques-uns de mes professeurs, façon de me rassurer d’être à ma place à la faculté et, une fois encore, de ne rien risquer en ce milieu d’étudiants. Je gagnai vite mes routines fastidieuses, mais tout en demeurant décalé par rapport à mes camarades, trop habitué de solitude pour m’être rompu aux usages des sociabilités potaches et des inanités de faux artistes. Je ne méprisais vraiment personne, je n’avais seulement pas pris coutume des fêtes et des détentes, on ne m’y invitait pas ; j’étais déjà un peu au-delà de pouvoir m’y complaire c’est-à-dire de réussir à ne pas me rendre compte de mon ineptie si je m’y livrais ; il est un délai où, faute d’avoir su se comporter sans réfléchir, le moment est passé et toute action vile de la sorte vous trouve une anomalie ou une culpabilité –, mais je crois qu’alors j’aurais aimé pouvoir me distraire au point de m’oublier, comme ils étaient nombreux à faire dans leurs cercles de bons-vivants. Je conservais le désir de briller mais, sans ami pour m’exposer, je décidai de lire beaucoup dans l’intention, comme je l’ai expliqué, de remplir une bibliothèque d’ouvrages que j’aurais vraiment lus, plutôt que de m’enrichir du meilleur de la littérature, et je commençai à acheter un à un tous les livres de mon père que j’avais naguère achevés, sans les relire, de façon à les placer sur mes rayonnages, non tant pour les faire voir que pour me les montrer, comme une somme d’esprits matérialisés pour suppléer le mien – j’étais au moins cela, j’étais tout ce que j’avais scrupuleusement lu. Je lisais de manière frénétique, des heures durant sans forcément de plaisir, mais avec une honnêteté maniaque je lisais tout le livre, de l’introduction aux dossiers, de la page une à la dernière, pour ne pas m’être imposteur. Peu de personnes sans doute lurent avec autant d’imbécillité opiniâtre voire d’indifférence tant de livres dont chaque mot fut pesé avec une rigueur très vétilleuse ; il y avait assurément beaucoup de mécanisme obtus dans cette résolution. Cette méthode absolue, que j’ai gardée, m’interdisait de lire un seul mot sans l’avoir consciemment intériorisé, c’est-à-dire que pour que je me crusse digne de classer un ouvrage, il fallait que je n’en eusse pas sauté un terme, pas ignoré une ligne, d’où une double contrainte : 

- Celle de reprendre chaque phrase que je n’avais pas attentivement lue, a contrario de ce qui arrive couramment dans la fatigue ou le désintérêt d’une lecture ordinaire, par lassitude ou négligence, lorsqu’on ne croit rien rater d’essentiel au saut d’une ligne. Mais ma vigilance, progressivement rompue à la contention de lecteur fastidieux, s’accoutuma à percevoir aussitôt le moindre relâchement, toute compromission à ce principe de grande ponctualité d’attention, ou la culpabilité poignait aussitôt. Et j’en suis toujours là que je préfère relire une phrase que je crois avoir entendue plutôt qu’en demeurer à l’impression de croire seulement l’avoir entendue.

- Celle d’alimenter des fiches de vocabulaire des termes méconnus, puis la fiche pleine, d’en vérifier les définitions au dictionnaire, et, pour ne rien oublier et m’imposer l’apprentissage par un devoir pénible et que je répugne à renouveler, de créer et d’abonder un lexique personnel de tous ces vocables. L’usage m’est resté, et ce lexique, dont je me sers assez quotidiennement tant pour lire que pour écrire, présente aujourd’hui 122 pages numériques d’une écriture serrée, que je complète souvent, comme je l’ai encore fait il y a moins d’une heure.

Cette minutie de lecture tout à fait studieuse, très inhabituelle ou incompréhensible au Contemporain qui s’empressera généralement de la réprouver – car, dit-on, « un livre doit être une détente » –, marqua durablement mon appréhension du livre comme travail actif au lieu du divertissement secondaire qu’il constitue en majorité à notre époque. Je n’eus dès lors jamais plus la considération de mon plaisir immédiat en littérature, et je ne lus que pour m’efforcer et m’améliorer, dans une perspective de défi systématique, loin des amusements vains de foules. Je devais pénétrer au cœur de l’auteur pour m’approprier son ouvrage et m’en compléter sans feinte : le souhait que mes rayonnages fussent entièrement occupés de livres qui feraient « partie de moi » m’obligeait à cette assiduité scrupuleuse. Mon insuffisance consciente réclamait une complémentation exacte, et il ne m’appartenait déjà plus, tant je lisais professionnellement pour et par étude, de revenir bientôt à l’insouciance normale des dilettantes désœuvrés qui font d’un livre un passe-temps anodin.

Néanmoins, une telle pratique n’est peut-être pas d’une absurdité si grande qu’on peut supposer ; il y avait une façon de vertu, de conscience, à cet usage ; voici comme je l’explique :

Une mentalité d’adolescent ou d’adulte non fait (ce qui revient presque toujours à celle d’un adulte tout court) ne dispose d’aucun caractère assez net, d’aucune expérience assez ferme ni d’aucune raison assez solide pour justifier ses préférences ; ce qu’il croit capable d’expliquer consiste en opérations de comparaisons fort restreintes, se fonde d’une intuition qu’il tient pour prépondérante, et s’affiche en aplomb plus ou moins brut ou composé, mais sans le soutènement d’une patience et d’un savoir véritables : c’est l’amour-propre qui pousse la plupart des jeunes gens à se vanter de cette quantité médiocre comme s’ils avaient su l’essentiel avant le superflu – car ils ne peuvent sans se mépriser admettre leur défaillance catégorique. Un lecteur débutant dispose d’une faible variété de directions pour élire ses ouvrages, et l’intérêt qu’il ressent pour certains n’est que relatif à la somme encore maigre qu’il a lue ; il s’est enquis d’encore trop peu de livres pour les évaluer avec absoluité, il doit bien le reconnaître même si cet aveu lui coûte, alors comment risquerait-il l’assertion selon laquelle tel livre est effectivement meilleur après une telle pauvreté de vécu ? Il faut, pendant un certain temps, qu’il en avale plus ou moins par hasard, par curiosité et au gré des recommandations officielles ou amicales, selon ce qu’on lui signale, sans esprit de suite, sans se faire une opinion qu’il puisse considérer comme irréfragable et étayée : s’il est honnête, il admettra qu’il est environ à son premier livre, ou, pour le dire moins fort, qu’il en est à son premier groupe de livres. C’est un être qui dévore sans digestion,  et qui, s’il prétend à la critique d’art et non au divertissement banal, doit admettre qu’encore il ne sait pas choisir ; tout ceci ne lui sert pour l’instant que de base nutritive qui lui servira ensuite à comparer les aliments entre eux, mais il est mal sensibilisé à l’appréciation de ces saveurs, de sorte que peu importe que ces nourritures soient bonnes ou mauvaises, il lui suffit d’en retenir les particularités, de s’en former une collection analogique, dans l’attente d’en apprécier mieux l’éventail et de se déterminer pour des arguments profonds en faveur et défaveur de certaines : c’est l’époque de la vie d’un lecteur où l’on organise ses sources avant de pouvoir les discuter – un livre n’est alors qu’un art relatif, et le jugement accueille mal des idées objectives et dures sur la littérature. C’est pourquoi, pour revenir à mon attitude d’alors, je trouve qu’il y avait ainsi de la logique et une certaine humilité – bien qu’inconscientes sans doute car j’étais loin de me vanter de mes modalités de lire – en cette structuration par l’aléatoire de mes lectures et dans cette assimilation erratique de mon intellection. J’avais le plus grand besoin, pour mon esprit critique, d’avaler en quantité un peu n’importe quoi avec une concentration extrême, et c’est ce qui fournissait à mon organisme les bases d’une constitution. J’étais en tous cas conscient – de cela je me souviens – de n’être à peu près rien en l’échelle des êtres et de ne pas mériter grand-chose – je me souviens surtout de ma douloureuse conscience de ne pas mériter quelqu’un –, et je crois que ce sentiment, né d’une solitude déjà bien installée où il m’était devenu impossible de faire disparaître ma pensée en l’action d’un groupe, me forçait à chercher de quoi me remplir d’idées et me donner de l’exercice, de quoi me savoir, enfin, vraiment meilleur en un domaine. Mes bonnes compétences en cours ne me suffisaient pas car j’avais plutôt de l’incompréhension et même de la surprise à trouver mes camarades si mauvais, médiocrité où il m’était évident que ce n’était pas tant leurs capacités qui étaient en cause, mais leur volonté – ils travaillaient mal, trop tard, après beaucoup de paresse et de débauches que leurs amitiés imposaient et dont ils avaient l’habitude ; en somme, ils n’étaient mauvais que par manque d’implication, et par amateurisme, par accaparements, et je n’étais bon que relativement à eux – major de promotion en ce sens ne veut rien dire. Leur défaut d’effort, depuis ma chambre solitaire où passaient les heures sans compagnie, me faisait l’impression d’indignité étonnante, en tous cas d’un contraste criant : je n’avais rien, moi, ou plutôt personne pour me divertir – pas d’Internet, un forfait de téléphone minuscule, et ma télévision était d’un modèle si petit que je devais m’allonger au pied du lit pour la regarder. Il y avait dans mon cas une nécessité de travailler afin de ne pas devenir dépressif, c’était bien une question de santé mentale ; le travail m’était à moi une forme de distraction, les promenades me lassaient vite, le sport aussi : j’ignorais comment nombre de camarades pouvaient sécher les cours, les cours constituant pour moi une variété indispensable en mon quotidien morne, une échappatoire à ma cellule blanche mansardée sans visiteur, et longeant la voie de TGV, et qui me communiquait parfois, comme je l’ai écrit ailleurs, une sensation vertigineuse d’anéantissement, d’inutilité flagrante et terrible, de nullité irrationnelle. L’envie me venait par vagues impérieuses d’exister, et un tel remplissage issu de livres était déjà quelque chose qui entrait en moi, qui me nourrissait, qui m’occupait l’esprit, dans l’intérêt non d’un plaisir mais d’une croissance. Lire cependant exaspère, comme tout hobby silencieux mené avec assiduité trop forte : le corps s’ankylose, y ressent naturellement de la bizarrerie, et l’on a besoin d’un minimum de changement, y compris lorsqu’une même activité suppose des nuances et des émois comme lire – c’est toujours deux yeux qui fixent une page, la conscience s’en inquiète, la vitalité même. Il n’est pas surprenant qu’à bout de patience, quelquefois fébrile en ma réclusion, dans des agacements de nerf, par l’espèce d’abrutissement et de lassitude où nous conduisent les actions passives même les moins vaines, malgré un peu de divertissement où l’ennui de ma vacuité me reprenait à cause de ma solitude profonde, je me sentis le souhait de diversifier ma littérarité par l’écriture.

Ce furent des nouvelles d’abord, sans idées composées, même plutôt des fragments de nouvelles, une seule pensée conductrice, impressions traduites en fictions, élans et perplexités, vigueurs dont j’affublai mes personnages, vies par procuration, héroïsme, énigme, singularité : quand on ne sait pas écrire, on travaille toujours sans planification et pour le seul objectif de se mettre à l’ouvrage, par épanchement, par foi en l’inspiration, par tentatives cordiales. On a cette impatience, quand on est désœuvré et que le temps improductif se répand avec désespérance, ce fourmillement d’intentions, comme un vœu immédiat de s’éprouver et s’adonner, on exprime des phrases qui sont tout de suite gentilles et emphatiques, on va directement au pathétique, on se rend droit au poème, au choc ou à la larme, parce qu’on ne dispose que d’une vision brève qu’on n’a pas préparée, dont l’élaboration évoque l’ennui et la froideur, qu’on ne retoucherait qu’avec la même réticence manipulée d’un maquillage ; et comme on impute à ce genre la vertu de débuter au cœur, puisque c’est une de ses propriétés typiques de ne pas faire long feu, on y trouve l’opportunité de ne rien composer et de partir obnubilé par la scène qu’on vise, et tout le reste est mal arrangé, impromptu, bancal et bâclé avec des rehauts étranges et inconstants où le beau n’est pas homogène, même si l’on se surprend à des figures accessoires, paragraphes qu’on prolonge sans anticipation par complaisance et nouveauté, comme une confession improvisée, tandis que souvent on ne rédige pas ces digressions aux moments où il serait judicieux d’un peu atermoyeravec des superfluités significatives et plaisantes. C’est surtout l’inédit de s’enfoncer dans son propre imaginaire qui captive et enfonce dans le récit ; une verte impulsion meut des déséquilibres de narration, de description et de méditation, sans le recul suffisant à s’apercevoir qu’on piétine et se flatte. D’ailleurs, le bon philologue perçoit vite cet amateurisme du dilettante transpercé et dispersé, car ces récits, tendant à aller droit à ce qui plaît à l’auteur, comme un irrésistible grattement d’émotion, n’ont qu’une infimité à dépeindre, souvent avortée par défaut de réflexion : la croûte est arrachée sans beaucoup de chair à voir en-dessous, et le voyage, faute de corps, s’arrête tôt, tout au mieux devine-t-on l’écrivain à flair mais qui n’a pas de méthode ou de travail – le reste n’est qu’effusion assez fortuite, souvent même le principal constitue-t-il le fortuit, et le récit ne signifie que : « J’ai eu besoin d’écrire sans savoir quoi » (j’ai commenté une revue de nouvelles qui n’était remplie presque que de ces désirs-d’écrire malgré leurs à-peu-près-rien-à-dire). L’apprenti devine grouiller en lui un monde de relative cohérence et dont les réactions un peu indépendantes le surprennent, même si cet univers n’est encore largement qu’une copie d’autres textes auxquels il rend hommage, même si ce bavardage d’irréel n’a rien de neuf et de nécessaire hormis la réalisation d’une purge, l’étude d’un style et le sentiment d’une construction, car les phénomènes y procèdent d’à peine mieux que d’un hasard, l’intrigue se développe par elle-même hors de contrôle, ce qui est « contenu » se voit tristement comme forcé, et c’est l’emballement des situations qui dirige le récit, les idées prochaines viennent sans examen, comme en ces « expériences naturalistes » où les faits sont supposés se dérouler par la puissance d’une fatalité logique inhérente à la seule fiction – ce serait une stricte vraisemblance interne qui guide les décisions d’auteur. Seulement, quand les effets qu’on ambitionnait sont temporairement épuisés, vient la tâche pesante de lier ces morceaux d’inspiration avec une substance intelligente qui ne procure par un tel défoulement d’imagination, devoir harassant d’organisation qui, tardif et pourtant indispensable pour poursuivre le rêve, tend à frustrer du plaisir qu’on prétendait exclusivement prendre à écrire, de ce lancement de soi dans la sphère de l’Ailleurs, de l’abandon fictionnel, et l’on se lasse de l’impasse qui obligerait à venir à des conceptions générales et distanciées : comme ce récit ne naquit pas sous l’étoile du « projet », il faut l’arrêter après l’élan curieux d’un essor où cependant un transport a saisi. On ne voulait pas anticiper, on ne souhaitait que bouillonner, et reprendre le texte commencé sous les visions reviendrait, continué sous analyses, à en écrire un entièrement différent. On déclare forfait, et l’on quitte.

La technique gagnera de ces demi-échecs si on les garde à l’esprit et si l’on parvient à en déduire les causes, ce qui nécessite au moins une mémoire, une insistance et une volonté de perfectionnement. En effet, chez l’être avide d’une œuvre, une sorte de déception demeure à la pensée que, si la pièce est belle, on ne l’a tout de même pas finie, on n’a pu en faire un résultat, la tisser en un canevas complet, et c’est toujours dommage de ne proposer qu’un lambeau. Une volonté peut enjoindre, une prochaine fois, à constituer un ouvrage complet qu’on puisse mieux faire valoir, proposer un travail de relative perfection, et se sentir indiquer le commencement d’un curriculum. Ces essais manquent de substance et il est même ennuyeux de les consulter si l’on voulait mesurer une progression : on n’a toujours pas produit un récit mais seulement une partie de récit, et cela ne ressemble pas à un achèvement, cela évoque ces esquisses de peintres qui ne les destinaient pas aux spectateurs et qu’ils ne regardaient plus une fois jetés ; cela à vrai dire ne se lit même pas – d’où frustration et déception, pour le temps qu’on y a passé. On n’a toujours rien à montrer d’honorable à quelqu’un, en sorte qu’après avoir terminé, on n’a encore pas commencé : il vaudrait mieux que ce soit tout à fait mauvais mais au moins imprimable.

C’est qu’en effet, à cette enfance de « l’art », on tient particulièrement à communiquer, c’est-à-dire à transmettre. Et je ne crois pas que ce soit tant par fierté que par la sensation d’une espèce de rentabilité utile, parce qu’un texte jamais lu fait à soi l’impression d’un gâchis : on a écrit quelque chose, cela nous plaît en quelque chose, il faut que cela serve ; qu’est-ce donc au juste, se dit-on, qu’un texte que personne ne lit, sauf son auteur ? On aspire à partager tel effet qu’on a su se produire à soi-même, à vérifier que ce partage est efficace et « prend » bien « à l’extérieur ». Chez moi alors, addition d’une autre cause : volonté de faire plaisir, d’être moins seul, de me valoriser par la preuve que je ne faisais pas rien et ne passais pas mes jours à l’ennui et à la vanité. Excitation excessive, maladive, des démonstrations de vertu : désir de se publier à travers ses textes, de les arborer pour preuves d’un trésor intérieur, d’un secret, sans considérer qu’on les impose aux autres et qu’on contraint son entourage à des politesses qui lui coûtent, façon d’exposer sa fébrilité perceptible et malsaine. Car les autres s’en fichent, et cela les gêne, sauf peut-être l’amant qui se plait à vous croire artiste, personne ne sait lire de toute façon. Ils font tous des encouragements plats, sans véritable critique, sans approfondir, qu’ils estiment leur « générosité », leur bonne action. Mais ça ne vaut rien : il faudrait des pairs d’artistes dans une société d’étudiants appliqués, et l’on sollicite du quidam particulièrement qui achète de la marchandise industrielle, faute de trouver des lecteurs ou même par crainte d’aller les trouver. On sort content quand même des compliments qu’on reçoit comme s’ils étaient fondés, et l’on ignore perpétuellement, jusqu’à l’oubli, les commentaires où le partage n’a pas fonctionné : on décide qu’après tout chacun a le droit de ne pas s’intéresser à son art, et l’on poursuit son petit recensement des gens peu concernés et très prompts à expédier un message-de-bien. L’amateur, le mauvais, l’inconséquent, en littérature, est celui qui, après avoir écrit un texte, tient surtout à susciter les réactions du plus large public possible qui est aussi le moins compétent. Souvent, cela contribue à des textes pauvres, mal relus, faciles, parce que l’auteur se dépêche d’atteindre à son résultat principal consistant en la sociabilité des avis par l’échange – statistiquement, plus un auteur propose ainsi d’extraits, plus il a de chance qu’un lecteur enthousiaste le félicite et lui communique l’envie de poursuivre : ainsi, le texte en vient à compter beaucoup moins que les appréciations qui, généralement expédiées par désir de retour ou bonne conscience, ne servent à rien, étant formulées avec une généralité inconsistante et pouvant s’appliquer à n’importe quel texte ; et c’est en quoi Internet a abîmé la production littéraire, car chacun se précipite à fournir un essai amateur pour lequel d’autres amateurs disent du bien. Et tout ceci s’entretient dans une superficialité pleine de positivité étale et nivelée qui, satisfaisant ses acteurs, peut durer des décennies sans émulation ni progrès, sauf peut-être dans la popularité c’est-à-dire la racole : un texte médiocre mais sincère, et un commentaire piètre mais plaisant. Chacun en tire une parfaite conscience, et nul ne cherche à s’améliorer, tout étant déjà très très bien. Attitude de sympathies humaines et d’encouragements répandus ; c’est humain et répandu ergo c’est évanescent et sans art : on s’adapte aux goûts démocratiques en un souci d’égalité et de tolérance. L’art ne s’inscrit décidément pas dans le domaine des volontés humaines, trop humaines : il faut échapper à ces communautés-là pour espérer pencher vers l’art.

Je n’avais guère d’amis à qui présenter mes textes, et j’y renoncai en bonne part, sentant que j’importunais sans rien obtenir de constructif, malgré les courtoisies, même si j’avais encore tendance à saisir avec trop d’agrément fébrile l’occasion d’une personne curieuse ou polie qui demandait un exemple de mes productions, à qui j’en apportais plusieurs – ce vice de la volonté de plaire mit du temps à disparaître. Je m’isolais donc dans mes travaux écrits que je réalisais sans engagement, quand j’avais envie et lorsque je saturais de lectures, guidé toujours non par quelque joie transcendante mais par la crainte d’inutilité foncière et par l’absence d’initiative alternative, sans une femme notamment pour me distraire et concentrer mes vœux. L’idée de poser mon esprit une ou deux heures avant de glisser mes doigts sur le clavier pour bien planifier une intrigue m’eût paru insupportable : ce n’était que défoulement et qu’extériorisation, il ne s’agissait pas de composer pour un concours ou de rivaliser avec une matière propre, je n’avais aucune idée des moyens d’accéder à des compétitions ; et d’ailleurs, je pensais mon inspiration juste, et rien que cette spontanéité me poussait – je n’avais là non plus pas de concurrence qui peut-être m’eût démoralisé. Ambitionnais-je la publication ou quelque résultat professionnel ? Non pas, je ne faisais que me désennuyer sans grand désir de perfectionnement. J’étais plus ou moins satisfait de ces pièces, néanmoins je n’en étais pas fier. Il n’y avait rien là-dedans d’une passion folle et sauvage, d’une littérarité intrinsèque et fervente, d’une force transcendante et divine, qui m’enjoignait à exposer mes sensations et mes raisons : je n’avais rien d’autre à faire, voilà tout, et, à vrai dire, je ne savais rien faire d’autre ; c’était tout mon impact sur le monde : des textes que je me faisais à moi-même, et il est peut-être logique en définitive qu’un homme – n’en déplaise à Pascal – ne puisse rester tout à fait tranquille à ne rien faire dans sa chambre.

Mais alors, même cette activité me laissait parfois de l’agacement : c’est que je n’avais pas toujours envie d’inventer des histoires, exercice un peu difficile et qui, dans l’innocence où je m’y livrais, réclamait des lumières spontanées, visions qui ne pouvaient être ponctuelles. Je manquais de foisonnement imaginatif, mes rêves et cauchemars ne m’en fournissaient pas à la demande, cependant j’avais l’intention ferme d’écrire quelque chose, ce m’était une nécessité vitale, j’implosais à ne rien faire. Ce fut donc l’époque ordinaire de l’existence où j’entamai un journal intime, c’est-à-dire un écrit tapé où je pourrais épancher mes pauvretés intérieures, mes mièvreries pleurnichardes, mes embryons de pensées, mes linéaments d’état d’âme que j’avais plus abondantes que mes intrigues fictives, et que je serais encore parfois tenté de faire lire à autrui : le journal d’un jeune être qui ne vit rien du jour – pas un journal donc –, intime au point d’être public à l’occasion – donc pas intime non plus.

Ma lucidité fut d’intituler ce texte : « Je ne sais pas. », preuve que je n’étais pas dupe de mon vide.

Si on a lu mon article sur le journal intime de Jean de Tinan, on n’ignore plus ce que je pense de pareilles entreprises, y compris de la mienne. Celle-ci ne dura heureusement qu’un an environ, et j’ai supprimé ce texte depuis. Si l’on pouvait encore le lire, on y trouverait l’ancêtre de mes articles actuels, mais immature, avec sentimentalités pauvres entrecoupées de réflexions assez creuses (d’aucuns diront que c’est bien toujours la même chose ! je les laisse décidément à leurs petites médisances valorisantes, car n’ayant aucun effet sur moi – j’en comprends trop le processus – elles ne me coûtent rien), où germe parfois un inédit de la pensée, plus cruel et dégagé de préjugés, plus intègre et plus franc, osé comme authenticité brave, où la méditation signale la perplexité plutôt qu’une réponse. Mes lumières étaient rares, intermittentes, souvent chanceuses et voilées par des intentions : il est rare d’avoir une opinion juste lorsqu’on ne vit rien : l’expérience ici arrive si tard ! J’étais un enfant qui se découvre un esprit et la façon de s’en servir, qui s’initie très lentement à la réalité, qui s’y essaye avec trop de prudence, qui ne daigne pas généraliser, encore perclus des rhumatismes qu’on appelle la morale. Je n’entendais pas grand-chose à ce que je vivais, mais j’avais l’honnêteté de le reconnaître. Je cherchais à m’expliquer, à comprendre ma relative anormalité que je devinais avec quelque affliction – je n’avais, à cause d’elle, personne à moi – : ce travail n’était pas vain en ce qu’il relevait d’une construction de méthode fondamentale, mais involontaire alors, pour approfondir le jugement, à savoir développer par écrit sa pensée plutôt que la laisser vagabonder sans support, volatile comme un gaz et condamnée à une superficialité de sensation. Pourtant, j’avançais peu, j’étais insoucieux de mener des investigations poussées : tout cela était par trop impulsif, il y régnait beaucoup de défoulement et d’injustice, je n’ambitionnais guère de vérité et j’avais quelquefois un peu honte de me relire. Tout ce que j’y exprimais haut et de manière vérace me paraissait ostentatoire et inquiétant : je crois que je n’en étais pas toujours convaincu. Mais le journal était un rudiment de certains examens développés au-delà de l’immédiateté, contenant des audaces et assauts de dureté qui ne consistaient pas uniquement en stupides épanchements de rage : il me restait toujours quelque substance de ces envolées ou de ces raisonnements. Je nourrissais surtout, à cette époque, le désir d’être aimé par une certaine jeune femme qui avait résolu qu’elle ne m’aimerait pas mais dont j’étais malgré tout le partenaire presque exclusif : la situation, aussi pleine d’espérance qu’emplie de peines, me poussait à des considérations sur la psychologie, non seulement pour m’exalter et pour me plaindre de mon traitement (quoique aussi pour cela), mais pour essayer de la circonvenir (j’étais amoureux transi comme ces enfants sérieux qu’on n’a jamais aimés). Je crois qu’il y eut dans ce journal des pages d’une dureté parfaitement exacte et dont la relecture me laissait l’impression bizarre de n’y déceler aucune expression d’excès ou de partialité : elles produisaient en moi un irréfragable effarement, comme s’il eût mieux fallu que j’eusse tort, comme si je n’eusse fait que me venger en les écrivant, comme si quelque persistante illusion m’empêchât de voir par où j’avais été injuste. Et sans doute la forme n’était-elle pas dénuée de littérature : à défaut de créativité nette et de scientificité franche, on y trouvait les tout premiers traits d’un esprit qui, hésitant et intempestif, se distingue par des suggestions amorales : à force de mûrir des réflexions hors d’influence, je m’attirais inévitablement des considérations différentes et créatives. Mais l’enfermement de ma modalité littéraire, surtout ce rapport subjectif à la réalité et cette évolution très ralentie par ce que j’avais besoin de croire pour me savoir légitime, finit par m’exaspérer, parce que je sentais comme cela me servait et comme j’avais intérêt à y croire, notamment quand je m’aperçus comme Tinan – quoique plus vite et moins profondément – que mes chimères sur ladite femme n’étaient qu’enfermement et stagnation, et que le mieux pour me préserver des faussetés était de me débarrasser du texte (et de la fille) dont les erreurs trop entretenues me faisaient honte et pouvaient m’inciter à y rester ressemblant (souvenir d’une lettre de refus d’amour, mais bien antérieure, doucereuse, qu’une lycéenne que j’aimai me donna, et que je détruisis presque aussitôt : j’avais trop peur qu’elle m’accaparât, parce que j’étais capable de la relire sans cesse). J’ai toujours eu le vœu de rompre définitivement avec ce qui m’a une fois déçu : c’est parce que je suis long à décevoir, et qu’il me faut bien des abus avant que je me rende compte du mal. Je compris que l’exercice d’art, en somme, s’était avéré un échec, car il avait été surtout prétexte à confirmer des désirs au moyen de sophismes et de spéciosités. Je décidai que la période devait passer ; ça ne valait rien ; c’était enfantin et inaccompli comme le reste : je n’avais toujours pas prouvé que je pouvais être, avec cela. Et j’eus même, pour tout dire, peur de certaines cruautés que j’y avais mentionnées, et que, vraies, je préférai supprimer par souhait de me persuader du contraire : on ne retrouverait jamais ces phrases éclatantes, mordantes et qui pouvaient blesser quelqu’un.

C’est vers ce temps-là que j’obtins mon concours et ma première affectation sans avoir jamais décidé que je serais écrivain ni faire d’éclatantes raisons qu’on m’appelât un jour artiste ou savant. Mais je voulais tenter résolument une chose : vérifier qu’un manuscrit de moi pût être choisi par un éditeur. J’en proposai un premier, sous l’instance d’autrui, qui résultait enfin d’une planification méthodique, court roman intitulé Le Briquet d’Adam, qui m’insatisfaisait. Mais c’était une œuvre, patiemment construite, une pièce complète à inscrire à mon tableau, un essai au sens d’étude, récit faible d’intrigue, assez déséquilibré, sûrement invraisemblable – j’ai toujours manqué en mes récits, sciemment ou non, à dépeindre la réalité. Je n’eus alors de ces envois guère d’illusion, mais, comme on prétendait que c’était bien, j’envoyai tout de même, parce que ça ne me coûtait à peu près rien, et vaguement curieux du succès imprévu que ce livre pouvait recevoir. Les réponses furent toutes négatives, mais c’est ce qui me confirma plutôt que me désappointa – le texte était déficient comme je le devinais – ; je reçus pourtant une réponse manuscrite et plus qu’aimable d’Éva Chanet, des éditions Actes Sud : elle m’incitait à récrire le récit en changeant le point de vue du narrateur pour gagner en « virtuosité ». Or, j’avais déjà décidé que ce roman était médiocre, et cette offre de reprise ne me transmettait nulle envie où j’aurais pu pousser une belle application. Je refusai donc, par désir de produire enfin une œuvre supérieure dont je n’aurais pas gardé, comme celle-ci, un vague dégoût avec la sensation d’une maigre tentative ou d’un rafistolage. Ainsi m’engageai-je logiquement à un résultat poussé, à un travail absolu, à un flaubertisme incontestable. Je ne devais plus rien contester à mon œuvre si j’escomptais soumettre une épreuve indubitable. Éva Chanet verrait comme j’avais eu raison de différer sa proposition.

Et je m’attelai à La Fortune des Norsmith.

Ce fut une expérience véritablement professionnelle que la rédaction de ce roman : dès le début, une résolution de six à sept heures d’écriture par jour lors de mes premiers congés, construction très planifiée, obstination de grand labeur, beaucoup d’exigence de style – besogne lourde, de longue haleine, angoisse dure, brutale, un éreintement de chaque mot. L’impression de travail sans ouverture m’importait particulièrement : c’est par elle qu’on sort du dilettante et qu’on échappe à l’écriture-plaisir qui ne vaut que pour le hobby. Pour la première fois, j’écrivais pour l’art, sans désir de partage, pour moi. Je me rappelle l’ambition de faire bien mieux que la teneur des best-sellers auxquels je mesurais mon récit en cours de croissance : c’était enfin de la littérature, certes, et c’était bel et bien supérieur, pourtant ce projet ne résultait que de l’envie de bâtir une œuvre de mon temps libre puisque je m’en sentais capable. Un devoir occupait mes pensées, nul plaisir de la littérature, ni même la perspective d’une célébrité que je n’entrevoyais qu’avec gêne (après tout, qu’aurais-je à dire du roman ?) Je n’avais que la beauté et l’exactitude pour cibles, fixé du défi plutôt que du vœu d’une publication, il était temps surtout pour ce que j’avais du temps, mais il ne s’agissait point de donner plaisir à quelqu’un, au même titre que je n’avais jamais reçu force bonheur de mes livres. C’était surtout en moi une grande volonté de dépassement, une compétition intérieure de facultés prolongées, le harassement d’implacable méthode que je voulais maintenir jusqu’à l’accomplissement. Pour avoir manqué de peu d’être édité, comme je le croyais alors, je supposais logiquement que ce roman, manifestement plus magnifique, ferait florès et recevrait une multitude de propositions : je ne doutais nullement que des professionnels sauraient distinguer, même contre l’avis des foules, sa supériorité patente, et, même admise pour supériorité relative (parce que je trouvais les autres consternants), qu’elle détonerait d’ambition morale et de fluidité esthétique. Oui, mais : voulais-je devenir écrivain ? Je l’ignore, la question ne m’avait pas effleuré en ces termes, et même sans doute y aurais-je répondu par la négative puisque, si tôt après avoir acquis par ailleurs mes droits à travailler, il eût été anticipé et pour le moins instable de renoncer à mon indépendance chèrement gagnée. Je voulais surtout me prouver que j’en étais capable, que je valais, après un travail assidu, non même un succès mais le droit de prétendre à l’édition, comme une sorte de certification à l’issue de mes études de Lettres ; seulement, l’épreuve, ce lourd et vétilleux marathon d’écriture, cet enfoncement opaque d’hallucination stressante et lourde en un monde fantasmagorique, cette préoccupation incommunicable d’intrigue, de personnages, de style et de dilemmes artistes, ne me fit, pas plus que les suivants, l’impression de bonheur : rien dans le processus d’écriture ne m’était facile ou agréable, rien ne m’y communiquait du plaisir – un collègue écrivain et primé, Christophe Dufossé, se consterna de ce manque et me conseilla d’arrêter –, et je n’étais satisfait, à l’issue d’une journée d’écriture, qu’à l’idée d’un devoir ponctuellement rendu, sous réserve que j’avais écrit sans distraction et que mes pages ne nécessitaient a priori pas de retouches importantes – tout au plus pouvais-je dire que j’étais content d’avoirécrit, c’est-à-dire content rétrospectivement, mais l’écriture au présent m’était, et m’est d’ailleurs toujours, un calvaire odieux, le contraire d’un plaisir, présentant toutes les caractéristiques du travail, au point que mon métier m’a toujours été beaucoup plus agréable. Mais je sentais en cours de rédaction que l’essai était cette fois fructueux, qu’à la fin on pourrait appeler ce texte une œuvre, que je n’en regretterais rien, pas du moins avant longtemps, avant d’avoir changé, et que je présenterais ce fruit à des professionnels sans une réticence ni un soupçon. J’avais atteint le rythme appesanti et difficultueux d’une écriture ciselée, non pas compliquée ni pédante mais dont chaque terme trouvait, à force d’hésitations, de délibérations et de solutions, sa justification définitive, peu à peu, avec une lenteur minutieuse et exaspérante. Je n’aimais pas faire cela, non, cependant le résultat était indéniablement supérieur à tout ce qu’on pouvait lire de contemporain, et bon : je m’en rendais compte à mesure, toutes les fois que je reprenais mon texte où je m’étais arrêté la veille, et jamais je n’eus, chaque matin, après avoir relu les paragraphes antérieurs à dessin de les poursuivre en continuité de style, aussi peur de défigurer les pages auxquelles j’étais déjà parvenu. Il s’agissait de plus en plus, à mesure que le volume s’accroissait et devenait un livre profond, de ne pas le gâcher, au même titre que la première parole d’une pièce de théâtre, si elle est bien dite, pousse les comédiens à ne pas déparer et à garder le ton juste. Et je trouvais dans cette peine méthodique une habitude, sa difficulté me faisait une respectabilité, je sentais que c’était bien cela que dans la vie il fallait faire pour croître, j’aurais de moins en moins songé à d’autres activités passives, à des gâchis de créativité, à ignorer de tels potentiels, à l’inutilité d’une végétation où j’avais principalement vécu : j’avais acquis un rythme et une progression, c’est-à-dire que le vrai travail intègre et spontané était né en moi en comparaison de quoi tout était petit et raté. Et je songeais à mon avenir certain de publié non comme une joie mais comme une curiosité : j’avais certes encore un peu le goût des éloges, et comment ne m’en serais-je pas senti méritant selon une telle besogne ? Pourtant, mon art profond naquit du désœuvrement : je ne savais rien faire d’autre, il fallut que je m’efforçasse à faire comme l’artisan au terme de son initiation, un chef d’œuvre, pour couronner mes compétences, pour prouver un aboutissement, pour me conférer une dignité au lieu de la bête normalité du professionnel banal qui ne va jamais plus loin que l’obligation. C’était sans plaisir, je n’étais pas désireux d’une carrière d’artiste : je ne voulais que vérifier que mes facultés pouvaient m’en laisser le choix, comme on fabrique l’embranchement de route pour voir, comme on crée l’opportunité en attendant de prendre une décision. En tout homme réside une volonté d’élire un futur sans se laisser porter par un destin commun. Je m’offrais non un métier mais une alternative. Je n’avais pas particulièrement envie de me diriger vers l’art, mais peut-être en aurais-je le goût, à tenter des voies. Je ne faisais que mon devoir parce qu’aucun ami, réel ou virtuel, ne pouvait défouler mes velléités de partage – j’étais revenu de cette illusion. J’écrivais seul, sans rien montrer. J’allais, par mon irréfutable efficacité, forcer l’approbation des spécialistes, fussent-ils en désaccord avec mes vues : c’était d’un ordre critique et scientifique, tout à fait objectif, comme un concours dont le lauréat, même s’il déplaît, ne peut qu’être premier. Je ne m’admirais pas, mais il fallait reconnaître qu’en son genre ce travail était sans faille : il triompherait par défaut d’une résistance possible, de manière indubitable et mathématique. Je me moquais bien de tout autre effet, notamment sur un public vaste dont je ne pouvais ni ne voulais imaginer les éloges : rien ne m’importait davantage que cet irrésistible taraudage d’un milieu de professionnels. J’allais au-devant de ma fortune : je la provoquais. Je m’ouvrais des pistes. Ce livre défricherait comme une machette des sentiers à explorer. J’étais sûr d’avancer, mais incertain d’apprécier ce que je découvrirais. Et j’avais sans doute encore quelque velléité de prestige : écrivain ! quel nom pour étendard de cette aventure !

Je découvris Nietzsche vers le milieu de ma composition : il m’inspira la forme d’orgueil démesurée, monstrueuse, de la seconde partie du livre, qui le fait passer d’un récit sentimental à une terrible épopée monumentale. Il m’est encore difficile d’évaluer, après la lecture d’Ecce homo, le sentiment que je tirai de n’avoir jamais lu un livre avant lui, et que la réalité d’un tel ouvrage, dont la franchise paraît au débutant une dérision et le bilan d’une étrangère révolution, était invraisemblable et même impossible. Je ne puis pourtant dire que j’y pris « plaisir », que j’en fus « transporté », qu’il m’en vint un « désir d’imitation », que je m’en sentis une « dette envers la littérature », mais je sus dès lors qu’il était encore envisageable de réaliser une œuvre inscrite hors de la moralité des redites et quêtant le Vrai. Le tapage de Nietzsche s’accompagnait cette fois d’une science pointilleuse, irréfutable, d’une redoutable et puissante vrille, mais en-dehors de toutes les pédanteries universitaires et d’école : aucun de ces mots n’était inutile, tous portaient comme des coups de poing directs, imparables, traversants, sans dissimulation. C’est de là sans doute que me parvint non seulement le désir du choc mais l’intuition de sa nécessité, en la réflexion embryonnaire qu’un texte qui ne heurte pas, comme ceux que j’avais longtemps soigneusement déchiffrés et avec ennui, se contente de confirmer celui qui le lit – naissance de l’absolu besoin de repérer, d’un critère sûr, ce qui produit le doute et le mécontentement, ce qui dérange, ce qui bouleverse, ce qui en somme ne s’écrit pas. Ainsi l’amoral me parut-il, mais pas par provocation, la logique de la véritable littérature : j’avais lu tant de livres inoffensifs et anodins ! tant d’anti-livres ! tant d’occasions manquées pour de vrais livres !

On sait – je l’ai déjà expliqué et c’est un peu en-dehors de mes considérations présentes – quel désabusement advint de La Fortune des Norsmith : ce roman, parce qu’il était au-delà – au-delà en tout, dois-je dire : en longueur, en ambition, en éthique et en esthétique – de celui que des éditeurs avaient peut-être hésité à prendre, n’eut absolument aucune chance de réussir. C’était de l’art : il n’était donc en mesure de satisfaire que des critiques d’art qui n’existent plus. Étant à peu près parfait, il ne pouvait largement plaire : il comptait les caractéristiques du chef d’œuvre dont les foules distraites ne veulent pas, réclamant de se donner de l’effort, manière de lire qui a presque disparu. Il y manquait indubitablement de divertissement : déjà, un lecteur et moi ne participions pas de la même action en lisant tous deux – je me figurais encore naïvement qu’il n’existait qu’un lecteur qui attendait de vraies œuvres et se contentait des médiocrités à la mode, faute de mieux ; je me souvenais avoir pensé et même dit : « J’envoie à six éditeurs, je ne doute pas qu’au moins trois m’accepteront, et peut-être pourrais-je faire un peu jouer cette concurrence pour négocier mes droits d’auteur ; alors, pourquoi ne pas faire un joli emballage de chaque manuscrit ? » Or, je n’obtins que refus, sans explication, souvent même hors délai – presque aussitôt ou bien plus d’un an après, et mes premières incompréhensions se changèrent non en aigreur comme d’aucuns prétendirent, mais en lucidité : je compris et pardonnai à demi aux éditeurs de publier, selon la loi du marché, de si mauvais livres ; sans rancune, je discernai ma faute, l’espérance vaine, l’idéal déconnecté, et accédai enfin à certaines lumières plutôt que m’atermoyer sur une défaite, et j’y arrivai d’autant plus facilement que mon chemin, après ce qu’enfin on pouvait à bon droit appeler une expérience, était aidé par l’insouci, contribué par Nietzsche, d’être intempestif. Une lueur me transperça que je voulus clarifier en l’écrivant : ma solitude me parut logique et non le résultat d’une insuffisance ; un vaste réseau de cohérence commença à se matérialiser en mon esprit, et j’en profitai peu à peu pour me réformer, pour dissoudre en moi les dernières volontés d’agréer, et pour assumer une à une les sentences les moins acceptables et les plus vraies ; je consentais à n’être plus un Contemporain mais un art. L’éclaircissement ne se fit pas du jour au lendemain : entretemps, après des essais infructueux pour placer mon roman chez des éditeurs, je décidai de l’offrir au réseau Wattpad, mais sans plus croire à son succès, nourrissant seulement le désir de rencontrer au moins quelques lecteurs et, à travers ce texte, de me faire apprécier, en démarche plus commerciale. Mais j’abandonnai même graduellement ce souci, considérant que les internautes étaient veules et vils, que je me galvaudais, que le peu de mes compromis sociables me faisaient étranger et que je flagornais, et que mon obséquiosité et ma sympathie m’étaient une trahison, alors je devins, après quelques années, tout à fait débarrassé de l’intention de plaire – Internet ne me sert plus qu’égoïstement pour y chercher des grandeurs sans besoin de faire reconnaître la mienne. Par degrés progressifs, je rédigeai et publiai, avec de moins en moins le souhait d’être publié et en m’augmentant d’une légitimité d’être toujours plus incontestable et sereine, d’une profondeur encore plus épanouie, les exactes et positivistes critiques de notre siècle qui repositionnaient chaque fois mon centre d’existence et me libéraient des attaches de la compromission et des hypocrisies ; or, pourquoi cet acharnement à triompher de la fausseté, des proverbes, de la bassesse, selon un système presque insistant et maniaque ? C’est tout simple : je n’avais pas le bonheur d’être lu, personne de mon entourage ne partageait mes pensées, ne trouvait ma production belle, ne la comprenait ni ne la jugeait, et pas même ma famille qui s’en désintéressait, par conséquent j’étais mon seul lecteur, et la satisfaction que j’éprouvais à écrire consistait à me lire pour me sentir évoluer ; je n’avais, en un mot, personne à qui complaire ou à préserver, amitié qui se situe au cœur de toute conservation. Voilà comme j’appris à mesurer la performance de mon écriture à l’aune de mon propre dépassement ; et avec le principe du choc comme étalon de l’utilité d’un texte, je tâchai de me communiquer à moi-même des vérités troublantes et indéniables, des réalités lues nulle part, en songeant qu’aucun auteur ne les avait peut-être jamais traduites et relatées – cette idée d’être le pionnier me troubla fort quand elle me vint et j’en fis un objectif à part entière. Je tirai de plusieurs succès la conscience de la nécessité de mes textes, et en arrivai à de moins en moins lire, mais mu encore par les mêmes scrupules de lire avec une minutie extrême, de commenter jusqu’à épuisement les œuvres où j’avais fixé ma perspicacité pour démontrer que j’en avais extrait et exprimé la substance (c’est en ce sens que je parle d’épuisement : pas moi que j’épuise, mais les livres). J’écrivis ce qu’au moins je pouvais m’apprendre sans quêter sempiternellement des traces de vérité parmi des œuvres si souvent décevantes et vaines – j’en suis à ne lire plus que très peu, à ne presque plus lire parce que j’écris énormément et accorde toute priorité à la vérité inédite que je sais où me trouver à défaut presque systématique de la rencontrer ailleurs. Il me sembla que chaque parcelle d’éclairage que j’apportai à la réalité valait mieux, fût-elle restreinte ou circonscrite, que les maniérismes approbateurs de tant de « patrimoines » célébrés, et je trouvai progressivement une sensation de noblesse solitaire à rédiger des pensées fortes, pures de parure, lentement établies et relatives au monde, plutôt que les décorations aimables qui font l’immense majorité de ce qui s’écrit, se lit et qui plaît. Pourtant je n’étais pas « artiste », non, jamais il ne me vint l’ambition de l’être, et c’est parce que je réfutai de telles déclarations d’intentions ridicules et racoleuses que j’en devins un et l’un des meilleurs : n’ayant pas connu le succès, je ne développai jamais le goût des autres, la dépendance aux opinions majoritaires, je ne voulus jamais entretenir de fans, je ne dépendis jamais de la demande, c’est pourquoi mes textes sont restés essentiels, et profonds, et divers, et je sais trop à présent combien la réussite est un abaissement pour y trouver un jour de l’intérêt – le moindre triomphe m’est devenu, je l’assure, un signal d’alarme. La cruelle neutralité de mon échec éditorial, j’entends par là tout ce qui fit sa réalité fatale pas même susceptible de blâme, renforça d’évidence mon aptitude à n’avoir nul souci de lecteur et, au surplus, à ne pas m’associer à sa mentalité, notamment pour juger le réel et le vrai avec plus d’objective indifférence.

Et voilà : cette relation arrive à son terme, elle est tout, bien tout ; l’art et la science les meilleurs ne sont autres que le parcours sans rehauts d’un homme qui accède à une conscience dont la supériorité gêne – il n’y a d’artistes et de scientifiques qu’en individus que les peuples ont dénigrés ou méprisés, même sans qu’il en fut de la volontés des auteurs de se faire haïr. Je ne décèle en mon origine pas autre chose, rien notamment d’inné ou de grand, nul service qu’on m’ait rendu et même aucune disposition, aucun talent, aucun génie, rien que du labeur et de la vergogne : je suis artiste comme on est savant, par démonstrations successives, strictement et à force de théorèmes. Il n’a suffi qu’à la solitude – probablement initiée par des déménagements : comme c’est minuscule ! – de creuser en moi les différences propres à me singulariser et à me rendre à l’authenticité, ainsi qu’à quelques oppositions prévisibles pour m’obliger à la preuve : pour paraphraser Nietzsche, hors du monde bête et banal j’ai fini par devenir ce que j’étais, et je suis dans l’indifférence et le mépris des autres, et, je le jure, à l’exclusion même d’autrui, sans y penser, sans considérer que je dois m’en départir. Il n’a fallu que ce modeste terreau pour que je cultive un style et une force, mais je ne vaux rien de plus que cela, je n’ai pas plus de mérite, j’ai seulement échappé à des influences de déclin, par chance plutôt que par vœu – je l’ai écrit : le travail, ce travail difficultueux et vital, ne m’est venu que par logique, par survie, pour exister. Je ne vois aucune raison de dramatiser l’acte d’écrire qui, comme par hasard, ne devient magie que lorsqu’il se change en métier et sert à motiver des recettes – les mensonges naissent de l’intérêt de communiquer. Je ne crois pas aux grands revirements et aux puissances spectaculaires, non seulement parce que la vie contemporaine comporte peu d’événements mais parce que les événements les plus durs se relativisent considérablement et qu’on n’en tire guère de leçons. La mythologie des inspirations sacrées et des déclencheurs saisissants est toujours en quelque chose une proposition commerciale : style et force ne sont que des distinctions qui s’acquièrent par séparation du semblable contemporain ; l’artiste est par définition celui qui s’échappe de la communauté qui, presque toujours, se désintéresse d’art ; il n’existe pas encore une équation où la singularité résulte du groupe, en sorte que la seule façon de devenir artiste ou savant est de s’épargner la fréquentation du monde. Ceci me fut favorisé par une contingence initiale – ces déménagements tout bêtes –, et puis parce que j’ai voulu être fier de quelque chose, je me suis lancé, en mon domaine exclusif de compétence, en l’excellence : ce n’est pas de quoi faire de moi un être admirable, et l’on ne félicite pas celui qui, pour se donner des opportunités, a préparé son entretien d’embauche. Mon exception, pourtant réelle – je ne la nie pas –, procéda d’un dégoût et d’un travail : dégoût des autres et travail du vrai. Foncièrement égoïste, je ne me suis intéressé qu’à moi, et je n’en conserve toujours nul regret – je suis toujours officiellement abject et immonde, et je m’en moque. Je ne plais à personne, et je ne me plais pas, ne me sachant aucun génie que ce travail très assidu et sincère, mais, du moins, je ne me méprise pas – je ne me méprise que quand je perds une occasion de travail.

Que pourrais-je dire de plus ? Tout ce que je pourrais ajouter à ce portrait en actes d’un écrivain et savant réfèrerait à des traits de personnalité controuvés et douteux qui donneraient trop lieu à conjectures : bien qu’il soit vrai qu’aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours senti un certain intérêt pour la bonté, la vérité et les choses de l’esprit, ça ne veut rien dire, c’est maigrement tangible, et vient de quelque part où je ne puis sonder. Ma généalogie principale, je pense, repose sur ce que j’ai rapporté dans cet article, et c’est certainement une exaspération pour les lecteurs de fiction, c’est-à-dire pour qui aspirent au « rêve bleu » et qu’importunent les faits tout nets. Mais – ne l’ai-je pas déjà tant de fois indiqué ? – je ne suis pas un écrivain pour lecteurs, moins encore pour lecteurs contemporains : je suis mon lecteur principal, fondamental juge de mon effort, et je ne défère à aucun autre l’autorité de me corriger, parce que je n’admire encore personne, malgré mes recherches. Et c’est tout justement en quoi – il faut finalement le comprendre – je suis artiste et savant.

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Commentaires
J
Henry,<br /> <br /> Je viens de finir la lecture de votre article et il m‘a captivé.<br /> <br /> Ce commentaire juste pour vous envoyer depuis la côte, quelques signaux lumineux dont la fréquence, sans vouloir figurer du Morse, veut vous prouver qu’un cœur bat en vous lisant. Quand vous dites : « Je ne plais à personne », vous avez tort car vous êtes un de ceux, rares et précieux, qui m’avivent et qui m’inspirent. Depuis votre île que vous présumez invisible, loin, là-bas, sachez que c’est avec un ressenti de proximité unique que votre pensée se diffuse en moi. Quand celle de nos « Contemporains » virerait plutôt au poison, la vôtre semblerait retourner du sérum de vérité.
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