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Henry War
5 septembre 2023

Les détectives sauvages, Roberto Bolaño, 1998

Les détectives sauvages

Roberto Bolaño eut une idée originale : raconter comme Arturo Belano et son ami Ulises Lima, jeunes fondateurs beatniks d’un mouvement poétique vite abandonné et oublié, appelé réal-viscéralisme, marquèrent une multitude de personnages dont les témoignages rassemblés permettent de retracer leur itinéraire, leur mentalité et de reconstituer leur biographie à plusieurs voix, composée ainsi de subjectivités souvent égocentriques et parfois contradictoires. Ces deux hommes, enquêtant eux-mêmes sur l’existence d’une poète qui a presque disparu des mémoires, sont certainement les « détectives sauvages » du titre – et toute leur « sauvagerie » tient de leur mode de vie nomade et sans objectif net –, et cependant ils sont, du point de vue du lecteur, ceux sur qui reposent l’investigation principale, la recherche du sens de leur périple chaotique et apparemment insensée, la quête d’un certain ordre caché, peut-être d’une portée supérieure – un symbole ? – en cet erratisme apparent. Cet enchevêtrement un peu inutilement intellectuel des narrations, où s’intercalent d’autres « disparitions », semble surtout fait à la Borges pour la pâture des critiques et amateurs de « pistes de lecture » : un auteur capable d’écrire, comme la quatrième de couverture le rapporte : « Mon roman comporte autant de lectures qu’il contient de voix. Il peut se lire comme une agonie. Mais aussi comme un jeu. » révèle ostensiblement, pour le philologue habile, combien son travail relève d’une mise en scène de spiritualité et d’une relative imposture (pour plus d’explication, lire l’article : « L’Aleph, Jorge Borges, ou Induction de l’Indécidable littéraire »). L’artiste sincère et véritable se mesure à la fiabilité de ses propres critères qu’il est apte à expliciter pour se les être beaucoup expliqués à lui-même, et il ne se contente pas de dire indéfiniment, pour complaire à tous : « Chacun peut trouver en mon œuvre ce qu’il veut », au même titre que s’il l’avait écrite sans intention particulière, un peu par hasard et sous un grand nombre d’inspirations inconscientes et floues, comme s’il n’existait pas une vérité de son projet initial qu’un lecteur plus perspicace pouvait déceler, et sur laquelle l’un et l’autre étaient en mesure de s’accorder franchement. Rien de plus lâche qu’un écrivain qui, pour satisfaire le plus grand nombre, refuse de donner tort à quiconque et qui, tel le prestidigitateur insincère qui ne veut pas décevoir, se contente d’insinuer face aux questions et aux remarques que toutes les interprétations sont possibles et également bonnes.

            Évidemment, dans Les détectives sauvages, on comprend vite que l’auteur parle de lui, qu’il retrace une partie de son existence, comme la geste d’un homme incompris et inconnu, et si profond qu’on ne peut le démêler que par petits progrès, en une identification Bolaño-Belano dont, je m’en doute, la fidélité est relative et que des vérifications invalideront en partie, parce qu’il est d’usage, à se lancer dans des mystifications littéraires, de composer ainsi en multipliant et brouillant les pistes, comme Borges avec duperie. Tout l’esprit de falsification figure en ces trucages perpétuels, jamais systématiques, ce dont se nourrissent les universitaires qui adorent qu’on leur laisse la liberté de dé-lire un texte, de l’interpréter et d’en pérorer comme ils veulent, au mépris de toute méthode philologiquement sérieuse. Ces beatniks évoquent inévitablement Jack Kerouac, mais l’enthousiasme de celui-ci conduisait une humeur exaltée, une puissance insolente, qu’on ne retrouve pas ici avec une pareille force ou fraîcheur – néanmoins je ne garde qu’un maigre souvenir de Sur la route : c’est, à ma mémoire, une de ces œuvres transportant une vision d’exister plus délurée que spirituelle, au fond immature et guère artiste, une pulsion sans discernement (Charles Bukowski est d’une même absence de sélection, anéantissante et tendant vers l’écriture automatique, ainsi que par Hunter Thomson, et leur rédaction transpire les toxiques d’une façon censée caractériser une existence vraiment « cool » mais, si l’on y réfléchit, pas très profonde). Par ailleurs, en variant les narrateurs dans la partie longue (après les 189 premières pages), on ne retrouve pas dans ce roman la dimension mystique qu’explique mieux une focalisation interne maintenue, et l’on doit s’accommoder, jusqu’à la page 436 où j’ai cessé ma lecture (le roman en compte 848) d’entrevoir ces voyageurs incohérents en une sorte de mystère perpétuel encombré de stupides (mais là volontairement stupides) digressions des locuteurs qui n’arrivent presque jamais à s’en tenir aux faits, comme si on les interrogeait sur leur vie vaniteuse plutôt que sur les deux poètes qui lient leurs témoignages.

L’idée – l’argument du récit – n’est pas mauvaise, si ce n’est que l’absence manifeste de planification rend le roman long et clairsemé : le style plat, factuel, sans détail (si l’on excepte les interminables énumérations de noms propres dont l’auteur, on ne sait pourquoi, se fait une spécialité : aspire-t-il à s’en établir une érudition patente, ou s’agit-il pour lui d’une prestation de poésie par effet de pures sonorités ? – c’est encore la posture de Borges, ces « références », et de Milan Kundera, et de David Lodge), fondé de narration, donnent l’impression paradoxale d’une poursuite à vive allure dans une existence oisive et oiseuse où rien d’important n’a lieu, façon d’excitation compulsive au cœur de l’ennui et du néant. Il ne se passe à peu près rien, ce qui a lieu est sans psychologie, sans beauté particulière même au figuré, c’est presque du point de vue externe, même si des êtres racontent, sans beaucoup d’affects ni de vraisemblance. On ne sait pas pourquoi ils racontent, on ne sait pas où ils racontent (sur quel support, par exemple), on ne sait pas ce qu’ils trouvent d’intéressant à raconter. Le roman fait une vie avec rien, monte une vie d’artifice, une agitation frénétique qui ressemble aux spasmes des presque-morts mais sans saveur cordiale. Il n’y a rien à raconter : récit qui peut se définir quasi scientifiquement comme sans justifications. C’est beaucoup de pages, et c’est pour beaucoup, j’en jurerais, de la page. Bolaño ne choisit guère ce qu’il raconte, ne pratique pas la sélection : il se laisse emporter, ajoute des morceaux superflus parce que, certainement, ce morceau est « d’un intérêt arbitraire comme la vie même », et il conserve et restitue tout comme s’il était payé à la ligne, avec aussi probablement un certain dégoût de la révision qui lui inspire un sacrifice difficile. L’unité de péripétie de ce livre est la centaine de pages, je veux dire qu’il faut lire un siècle de papier pour avoir progressé dans l’intrigue, que c’est là le rythme du récit. Et pourquoi pas ? chaque roman dispose de sa propre notion du temps – il y aurait là de quoi écrire des études intéressantes du point de vue de la technique et de la psychologie –, et La montagne magique (dont je garde un souvenir mortel) ne progresse pas comme Acide sulfurique (dont je garde un souvenir encore plus mortel) : c’est un choix indépendant de la qualité littéraire et qui ne saurait porter en soi ni blâme ni éloge ; seulement, entretemps, à la précipitation des jours où le système des résumés sans substance anéantit la puissance, n’ayant rien à admirer d’une écriture sans rehausse c’est-à-dire sans beauté, souvent sans pittoresque ni personnalité (mon premier exemple, en fin de critique, fait exception à cette monotonie), comme si l’écrivain débutait et cherchait à atténuer son professionnalisme dans quelque banalité triviale des actions inutiles mais qui plaisent, et l’intrigue ne relatant que des rencontres banales aux conversations ébauchés presque sans scène (ce qui est parfois relaté avec exactitude semble fait pour exaspérer le lecteur : souvenir d’un passage où le narrateur n’ose rentrer chez lui de nuit parce qu’il a perdu ses chaussures chez son amie, où il s’inquiète longtemps de cet égarement qui va l’obliger à errer à tâtons dans la maison et à y rester dormir, et où, le jour venu, il regagne la rue sans indiquer qu’il a récupéré ses chaussures ni où ni comment), comme l’ensemble se compose ainsi d’une multitude de faits grossièrement dépeints, quoique faciles à comprendre et plaisants si l’on n’a pour exigence que le déroulement d’une histoire, le lecteur indulgent se laisse au mieux étourdir, dans l’espérance d’une véritable péripétie ou dans le souhait d’une énième scène de sexe (elles vont se raréfiant, ne servent indéniablement qu’à racoler), mais s’il se réserve la possibilité de ne pas achever un livre (ce qui n’arrive aujourd’hui qu’à condition que le texte pose difficulté, ce qui n’est pas le cas ici), et s’il admet de son devoir d’abandonner l’intrigue dès lors qu’il ne trouve aucun intérêt personnel auquel se raccrocher, alors il ne voit dans Les détectives sauvages pas la matière ou la qualité pour se contraindre à terminer. Je veux dire qu’on peut tout à fait se moquer de ces deux poètes qui, après tout, semblent trop médiocres pour susciter l’attention, qui ne font rien que côtoyer par chance quelques nymphomanes, et qui évoquent le comportement hésitant des adolescents dont on sait beaucoup et dont on n’apprend rien. Faute de littérarité, je suis parvenu à la même sensation que j’eus par exemple en lisant Le bûcher des vanités de Tom Wolfe où je n’étais maintenu que par une curiosité générale à l’égard d’êtres de papier mais sans y voir un lien quelconque et significatif – une originalité, une réflexion, un style, de quoi se porter au-delà de sa propre capacité… – avec ma réalité, avec ma pensée, avec mes sentiments, pour me compléter, au même titre, je suppose, qu’on s’ennuierait à regarder un film sans art, sans action et dont on ne connaîtrait pas les personnages qui ne susciteraient pas d’affection : ce devient tout au plus un passe-temps, une activité passive, un désœuvrement irréfléchi, une monotonie aliénante, c’est-à-dire un divertissement contemporain ; et un moment de recul me fit considérer tout à coup, comme un réveil lucide, que mes heures me sont tout de même précieuses pour en perdre à ne faire que me représenter une histoire qui ne me communique rien et ne m’enseigne pas même l’art de l’écriture, et où je ne tiendrais que pour le suspense de savoir la fin… fin que de toute façon, je le devine statistiquement, je n’aurais pas devinée et qui ne contiendra aucune révélation pertinente et susceptible d’infléchir mon jugement de l’œuvre trop bavarde et molle.

Autre défaut, mais peut-être exacerbé par la traduction : tous les narrateurs s’expriment à peu près de la même manière, sans distinction de tonalité ni de présentation du texte, usant de tournures orales un peu négligées, inutilement prolixes en style de parataxes interminables, aux psychologies rudimentaires, et avec une forme d’insensibilité négligente et de rudesse bizarre, comme revenus sans atteinte des difficultés les plus certaines, attachés exclusivement aux faits et aux successions comme s’il était universel de raconter des événements de son existence en n’insistant sur rien, en ne mettant en relief aucun sentiment, mais d’une façon qui interroge sur la raison d’être de ces synthèses rédigées en manque patent de paragraphes (sur le modèle de Kerouac, sans doute). Comment, pourquoi, dans quel dessein, peut-on dresser de tels rapports spontanément et d’une seule traite en ayant si peu d’intentions à communiquer ? cela passe la vraisemblance et signale, au moindre recul, l’artifice d’une telle composition. Ce n’est pas du réalisme, il n’y a rien d’infra, ni ce qui est exposé ni ce qu’on pourrait déduire de supposés « masques » n’indique bien autre chose que des êtres tout d’extérieur et vides, et s’il fallait s’en tenir à l’idée que Bolaño avait ainsi voulureprésenter des êtres tels qu’il se les figure et les juge, on doit convenir qu’ou bien il n’est guère observateur de l’intériorité individuelle car, comme je le décris avec méticulosité, le Contemporain en son irresponsabilité est envahie pour le moins d’une complexité de détours et de prétextes, ou bien il sait que l’humanité ne compte pas un individu, mais même ainsi conçue la thèse manquerait cruellement d’indications et de marques explicitées, au point que, faut de caractérisation, l’auteur raterait sa démonstration. Décidément, on ignore pourquoi on lit, et l’on ignore pourquoi l’auteur a écrit : se mettre en scène en forme de légende, peut-être ? Mais l’intérêt de la légende quand il n’y a rien à relever ? Car enfin, ce n’est pas limpide comme Don Quichotte

Cette réflexion m’a donné à songer à une autre superficialité afférente et intrinsèque : le cas d’un auteur qui, tenant à démontrer que son existence n’a pas été vaine, indique comme il a traversé l’existence d’autres personnes en y laissant non une empreinte, car bien des narrateurs n’ont que peu d’affinité avec Belano et Lima, et celui de la première partie ne les connaît à peu près que de réputation, mais un souvenir. C’est peut-être la situation mentale de quelqu’un qui, pour justifier l’inanité d’une existence dont il doit fabriquer l’étrangeté ou une destination après coup, s’imaginant qu’elle peut avoir présenté pour certains un caractère d’énigme, exprime qu’il a réalisé des traces dans l’esprit des autres, que des mémoires ont retenu sa forme, comme une ombre dont l’apparence a circulé et est censée avoir laissé en un sillage l’impression de mystère sans clé et d’interrogations sans réponse : beaucoup de roman mal finis, par exemple de Conrad pourtant adulé pour cela, sont formés de cette inconsistance qu’on doit faire passer ou supposer une ouverture merveilleusement propre à traduire l’indécidabilité des motifs humains ; comme on ne sait pas la raison interne d’un personnage, on admet que c’est parce qu’elle est profonde et insondable, niant l’hypothèse probable, à savoir que l’auteur n’en a point trouvé, illusion de sagesse indémêlable entretenue par une manière de lire et de critiquer toute française : quand un écrivain ne dit pas, pour le critique universitaire, c’est qu’il n’en pense pas moins(autrement il ne serait pas un grand écrivain, c’est « logique »). Mais la possibilité de ne pas dire ce qu’on est parce qu’on n’est rien ou de ne pas dire ce qu’il y a en soi parce qu’il n’y a rien plutôt que d’imaginer des choses surhumaines et tues, est exclue d’emblée de la pensée de qui tient à tenir des conférences théoriques et à extrapoler en exploits verbeux. Ici, on ignore concrètement en quoi Belano et Lima vaudraient mieux que des hippies ordinaires, sans destination et jouisseurs, et aucun d’eux, malgré les préventions favorables qu’on peut leur accorder, ne semble mu par des convictions ou des forces considérables, psychologiques, sentimentales ; il n’y a que par le mirage d’une convergence des témoignages que le récit fait croire qu’un secret reste à découvrir, parce qu’enfin, comment imaginer un auteur écrivant pour rien une intrigue où des personnages sont réunis pour parler d’un même sujet dont il n’y a rien à voir ? – machination philosophique, vantardise de l’inconnu, désinvolture d’imagination faible, que j’ai décrites dans mon article sur Borges (c’est assez le même esprit). Pour appliquer ma réflexion à une situation pratique et qu’on peut reconnaître : c’est le jeu des personnes qui, voyageant souvent, paraissent quêter « quelque chose », se donnent des mines de profondeur, et possiblement ne voyagent que pour avoir donné à autrui l’impression d’une quête, arborant ces mines de mystère, répétant à tous qu’ils sont sur le départ d’un autre voyage, mais n’ayant foncièrement rien à apprendre, n’ayant pas manifestement appris grand-chose de leurs pérégrinations de pose, une pose si ancrée en eux qu’elle est devenue, plus qu’un mode de vie, un paradigme ontologique, la quête perpétuelle de la mine de celui-qui-a-voyagé, de celui qui quête, de celui qui ne peut pas se fixer, un faux mal-être, un malheur affecté, l’air « baroudeur » ou « trimardeur ». Cette posture existentielle est plus commune qu’on ne le pense : la mine de l’homme d’expérience, celui qui se tait, celui qui n’en pense pas moins, celui qui a vécu partout des « aventures » (lesquelles ? on n’en sait jamais rien, on est toujours réduit à devoir deviner). On doit concevoir que rien que cette image intériorisée de soi-même, suffisamment entretenue, peut persuader de sa propre grandeur, de sa fuite, de sa souffrance, de son mérite parmi des étrangers sédentaires et si « conventionnels » : c’est typiquement pourquoi tant de gens aiment partir en voyage sans s’empêcher de le signaler autour d’eux mais sans expliquer ce qu’ils ont tiré de leurs déplacements – ils ne paraissent pas particulièrement augmentés, leur conversation demeure plate comme avant, leurs apports sont toujours inénarrables, on ne comprend rien à ce qu’ils sont supposés avoir appris, ils jouent les mystiques, quelquefois, mais mal, ils semblent avoir désappris une certaine sagesse ne serait-ce par leur incapacité à dire ce qu’ils font.

L’ouvrage gagne un peu en profondeur, je trouve, quand on mesure combien personne ou presque ne parle de Belano et de Lima, chacun ne s’intéressant qu’à soi, ne déblatérant que des inutilités de l’ego et de l’image : lu sous cet angle, le récit devient une dénonciation de tous ceux qui, parce qu’on les interroge, se prennent pour des auteurs, tirent l’attention à eux, mais la première partie alors (et sans doute la dernière que je n’ai pas lue) ne sert plus à grand-chose, au point qu’on peut douter que l’auteur ait délibérément organisé son texte selon cette lecture (j’ai l’impression que cette partie fut nécessaire à l’auteur pour trouver enfin l’idée et la forme de son livre, et qu’il a eu des scrupules à la retirer, la conservant et s’en arrangeant par goût des spontanéités publiées). C’est même généralement, si on lit bien, le récit sur des poètes qu’à nul moment on n’est en mesure de juger par un seul poème, en quoi le roman est plutôt un travail sur la perception du poète, pleine de vanité en l’esprit de gens qui ne voient qu’au décorum et au statut selon un prosaïsme consternant : chacun n’a manifestement d’intérêt pour Belano que depuis sa petite célébrité. Ainsi, si je m’abandonnais à des péroraisons que je désapprouve mais qui plairaient come base d’interprétation aux universitaires français en attente d’un travail de thèse, je dirais que c’est le récit de personnages qui n’ont jamais existé par ce qu’ils font et qui tâchent à se créer une figure par ce qu’ils disent : ils se cherchent des rapports au monde sans trouver en quoi ils ont agi sur le monde. Mais ça suffit, Bolaño ne me paraît pas écrire avec une intelligence telle que ces conjectures puissent être appelées autrement ; tout au mieux a-t-il ébauché ces pistes pour qu’on s’y aventure et qu’on les propose, de manière qu’après les avoir écoutées, il pût dire : « Mon roman comporte autant de lectures que etc. »

C’est malgré tout peut-être un des livres qu’il me fallait en ce moment pour interroger mon obscurité, redoutable et persistante : étant par hasard en « saison » poétique, il m’incite à réfléchir, mais d’une autre façon, plus dense et féconde, à la fatalité indifférente de mon manque de succès auprès du Contemporain. Je ne veux pas, moi, me rassurer d’avoir laissé un souvenir par un passage de silhouette ou l’écho d’une voix ; je me moque de cette consolation, quoique sans tenir non plus à l’éternel inconnu. Je fais mon œuvre, et travaille, pour moi : de quoi d’autre me soucierais-je ? Je nuirais à mon progrès si je veillais à celui des autres, je n’avancerais pas autant s’il me fallait chercher des accès dans la notoriété et dans la sympathie ; je n’ai l’orgueil de compter pour personne. Ces presque 900 pages pour garantir l’existence de qui se soucie de s’établir et de se prouver, mais qui n’avait pour devoir simple et profond que de se légitimer par un « faire », constituent une prose ennuyeuse, inessentielle et stérile, particulièrement dans la forme apoétique où elles sont écrites. On n’a pas besoin d’être détective et de mener enquête pour consister : il n’y a simplement rien à voir, et il n’existe pas d’observateur ; c’est si criant de vide qu’il faut l’insistance de près d’un millier de pages pour matérialiser ce que nul n’a aperçu et dont on ignore par quelle qualité on pourrait appeler cela : poète. Je suis et disparaîtrai comme tout homme qui a vraiment existé : incognito, c’est-à-dire a contrario de ceux qui ont été ressemblants et qui, pour cette vertu seule, ont laissé aux évanescences analogues quelque agréable, parce que réconfortant, souvenir.

 

Post-Scriptum : après lecture brève d’une synthèse sur la vie de Bolaño, il semble bien que l’auteur se soit mis à la rédaction d’un roman surtout dans un intérêt alimentaire et sous la sollicitation insistante d’éditeurs, constatant que la poésie ne lui offrait pas d’assurer le confort de sa famille. J’ai rencontré dans ma lecture un peu de ce pis-aller, dont une amertume pourrait avoir justifié la façon de canular littéraire. J’ajoute : un homme qui se trouve dans la nécessité presque vitale de vendre quantité d’ouvrages dispose à la fois d’une raison et d’une excuse pour dire : « Mon roman comporte autant de lectures que etc. » ; oui, mais c’est alors un homme qui, sans avoir cessé d’être écrivain, ne peut plus prétendre à l’artiste.

 

À suivre : Poèmes de l’amour et de la mort, Lebey

 

 

***

 

« Je lui ai donc dit : monsieur Belano, voyons cette anthologie que vous avez faite. Il a dit : je l’ai déjà donnée à Vargas Pardo. On part du mauvais pied, ai-je pensé.

J’ai pris le téléphone et j’ai demandé à ma secrétaire de faire venir Vargas Pardo à mon bureau. Pendant quelques secondes aucun de nous deux n’a parlé. Carajo, si Vargas Pardo tardait encore à se pointer, le jeune poète allait s’endormir. Ça d’accord, il n’avait pas l’air d’un pédé. Pour passer le temps, je lui ai expliqué que des livres de poésie, on le sait bien, on en publie beaucoup, mais on en vend peu. Oui, a-t-il dit, on en publie beaucoup. Mon Dieu, il avait l’air d’un zombi. Pendant quelques instants je me suis demandé s’il n’était pas drogué, mais comment le savoir ? Bon, lui ai-je dit, et ç’a été difficile de faire votre anthologie de poésia latino-américaine ? Non, a-t-il dit, ce sont des amis. Quel culot. Alors donc, ai-je dit, il n’y aura pas de problèmes de droits d’auteur, vous avez toutes les autorisations. Il a ri. C’est-à-dire, permettez-moi de vous expliquer, il a tordu la bouche ou a courbé les lèvres ou a montré des dents jaunâtres et a émis un son. Je jure que son rire m’a donné la chair de poule. Comment le décrire ? Comme un rire qui sortirait d’outre-tombe ? Comme ces rires que l’on entend parfois quand on marche dans le couloir désert d’un hôpital ? Quelque chose comme ça. Et après, après le rire, on aurait dit que nous allions replonger dans le silence, ce genre de silence gênant entre des personnes qui viennent de faire connaissance, ou entre un éditeur et un zombi, en l’occurrence c’est la même chose, mais moi la dernière chose que je désirais c’était de me voir ris de nouveau dans ce silence, et donc j’ai continué à parler, j’ai parlé de son pays d’origine, le Chili, de ma revue où il avait publié quelques comptes rendus littéraires, de la difficulté qu’on avait parfois à se débarrasser d’un stock de bouquins de poésie. Et Vargas Pardo qui n’arrivait pas (il devait être pendu au téléphone à jacasser avec un autre poète !). Alors, juste à ce moment, j’ai eu une sorte d’illumination. Ou de pressentiment. J’ai su que ce serait mieux de ne pas publier cette anthologie. J’ai su que ce serait mieux de ne pas publier ce poète. Que Vargas Pardo et ses idées géniales aillent se faire voir chez les Grecs. S’il y avait   d’autres maisons d’édition intéressées, eh bien qu’elles le publient elles, pas moi, j’ai su, pendant cette seconde de lucidité, que publier un livre de ce type allait m’attirer la poisse, qu’avoir ce type assis devant moi dans mon bureau, qui me regardait avec ces yeux vides, sur le point de s’endormir, allait m’attirer la poisse, que la poisse était probablement en train de planer au-dessus du toit de mes éditions comme un corbeau puant ou comme un avion d’Aerolinas Mexicanas destiné à s’écraser contre le bâtiment où se trouvaient mes bureaux.

Et tout à coup est apparu Vargas Pardo brandissant le manuscrit des poètes latino-américains. » (pages 282-284)

 

« RAFAEL BARRIOS, CAFÉ QUITO, RUE BUCARELLI, MEXICO, MAI 1977. Ce que nous avons fait, nous, les réal-viscéralistes, quand Ulises Lima et Arturo Belano sont partis : de l’écriture automatique, des cadavres exquis, des performances d’une seule personne et sans spectateur, des contraintes, de l’écriture à deux mains, à trois mains, de l’écriture masturbatoire (avec la main droite on écrit, avec la gauche on se masturbe, ou le contraire si tu es gaucher), des madrigaux, des poèmes-romans, des sonnets dont le dernier mot est toujours le même, des messages de seulement trois mots sur les murs (« Marre de tout », « Laura, mon amour », etc.), des journaux intimes démesurés, de la mail-poetry, du projective verse, de la poésie conversationnelle, de l’antipoésie, de la poésie concrète brésilienne (écrite en portugais de dictionnaire), des poèmes en prose policiers (on raconte avec une économie extrême une histoire policière, la dernière phrase l’élucide ou pas), des paraboles, des fables, du théâtre de l’absurde, du pop art, des haïkus, des épigrammes (en réalité des imitations ou des variations de Catulle, presque toutes de Moctezuma Rodríguez), de la poésie désespérées (des balades de l’Ouest, de la poésie géorgienne, de la poésie de l’expérience, de la poésie beat, des apocryphes de bpNichol, de John Giorno, de John Cage (Une année dès lundi), de Ted Berrigan, du frère Antoninus, d’Armand Schwerner (The Tablets), de la poésie lettriste, des calligrammes, de la poésie électrique (Bulteau, Messagier), de la poésie sanguinaire (trois morts, minimum), de la poésie pornographique (variantes hétérosexuelle, homosexuelle et bisexuelle, indépendamment de l’inclination particulière du poète), des poèmes apocryphes des nadaistes colombiens, des horazériens du Pérou, des cataleptiques d’Uruguay, des tzantzicos d’Équateur, des cannibales brésiliens, du théâtre nô prolétarien… Nous avons même publié une revue… Nous nous sommes remués… Nous nous sommes remués… Nous avons fait tout ce que nous avons pu… Mais rien de bien n’en est sorti. » (pages 291-292)

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