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Henry War
17 septembre 2023

En lavant la vaisselle

S’il existe en l’homme comme je le pense une sensation intime de ses vérités essentielles et qui, naissant à leur abord, les reconnaît presque d’emblée, et si la normalité sociale annihile ces sensations en une sorte d’indifférence « équilibrée » et froide, alors il est nécessaire – au sens d’étroitement logique et obligé – que l’expression de ces vérités, même dans une situation de convenance, induise un vertige qui consiste par contraste en un recentrage du superficiel vers l’intrinsèque, du factice vers le réel, de l’extra vers l’infra. Le trouble de la suggestion sexuelle, la sensation de confusion agréable où l’échelle des désirs semble se rééquilibrer sur l’écoute de ce qu’on est, la focalisation sur l’importance des volontés premières qu’on avait reléguées, naît toujours de l’opposition entre l’insignifiant que la société impose en faisant adopter des rôles éloignés de nous, de nos envies et comme de nos organes, et l’offre soudaine, rappelée, ravivée, d’une réalité intérieure que le corps authentifie immédiatement et dont il « sursaute ». Ainsi l’homme bouleversant induit-il des subversions d’une voix très calme et distinguée, et la femme renversante propose-telle des transgressions avec un naturel qui semble émané de la vie sociale même : une conjonction impossible se réalise en la symbiose de posture et d’intériorité, on ne croirait pas qu’une spontanéité aussi affolante puisse venir des « lois » de poses lointaines et de fonctions désincarnées, et ce décalage est d’autant sensible qu’il réduit la transition progressive habituelle où l’on passe d’une dépossession publique à l’écoute de ses propres profondeurs ; c’est comme l’induction sans préliminaire d’une sexualité ardente où d’un seul coup le fantasme est accessible, comme le rappel subliminal, en couleur instantanée et envahissante, du Besoin que l’intellect conditionné avait méthodiquement oublié, dont il s’était frustré par inconvenance de la tentation même, ou, pour le faire plus nettement sentir, comme lorsque inopinément, par exemple au milieu d’un film intéressant, une personne désirable susurre à votre oreille qu’elle aimerait que vous la baisiez. Alors, l’impréparation de la pensée vraie, de la pensée juste, de la pensée infra, de la pensée-vous, chavire par le retour introspectif, d’une brutalité jouissive, dont on est saisi ; or, l’émoi sexuel procède largement de la subite considération de ce que l’existence sociale oblitère : on s’était interdit de s’écouter, de se comprendre, de se rappeler nous, et voici que vient, disparate, intempestive, sans décision lentement convoquée, une apparition, le fauve pittoresque de ses chairs tues et censurées, mises à nu, débondées. C’est alors l’envahissement, la bouffée, la remontée, le réinvestissement de soi-même, irrésistible comme le plaisir, légitime comme la stimulation, consubstantiel, une déparalysie et une reconquête, le commutateur d’un mode bienséant et figé de l’être vers celui de la volonté et des passions, en enfin délicieuses et complices retrouvailles. C’est ce rappel-à-soi, mais bien exacerbé, qu’on sent régulièrement au terme d’une réunion en s’apercevant qu’on a très faim ou besoin d’uriner : on perçoit alors que les deux domaines – le travail d’une présentation orale et les sensations de sa physiologie – sont incompatibles, au point qu’il a fallu s’aliéner le sens incontestablement réel pour des relations d’une consistance douteuse et superflue : on s’est comprimé le vivant dans l’intérêt de ce qu’on doit vivre, on s’est contraint l’être à l’avantage du paraître, jusqu’à presque cesser d’exister et disparaître. Or, c’est tout juste ce qui m’intéresse, le mécanisme dont la tradition peut anéantir le fondement, tout en procédant de ce fondement, quoique supprimant le lien explicite qu’elle remplace par des symboles, ou en le remoulant, ou le niant – et plus vraisemblablement les trois ensemble. Qu’on examine en mon exemple si les modalités rituelles d’une réunion, par exemple les circonstances du discours qu’on a rendu ou le fait de devoir être assis pour l’entendre, ne furent pas établies, quoique invisiblement, la généalogie étant lointaine et indiscernable, sur la réalité du corps et les pulsions : par exemple, chacun admet qu’une longue conférence doit se présenter sans demeurer debout, et sa durée même dépend des contraintes physiologiques des assistants ; oui, mais l’intitulé de ce séminaire ne le reconnaît pas ; et c’est même bien davantage dans le contenu de la réunion qu’en ses formalités que je veux induire l’analogie : par exemple, la voix du conférencier emprunte, détourne ou contredit celle de la jouissance, le sujet même qu’il développe est, au fond et sans qu’il s’agisse d’interprétation délirante, la réinterprétation, la sublimation ou l’évitement des envies et des plaisirs corporels humains, et ainsi, en discernant objectivement ce qui se rapporte à ce noyau ardent de volontés personnelles, on finirait pas entendre à quoi a véritablement servi l’assemblée et la démonstration. Ainsi, je veux montrer combien le conditionnement que font subir les normes sociales sont elles-mêmes dérivées, mais travesties, de sensations beaucoup plus pures qu’il s’est agi d’accompagner ou d’aliéner, surtout d’atténuer dans l’oubli de leur authenticité et de leur spontanéité, comme pour contrecarrer leur puissance instinctive et les transposer à l’intellect disciplinable et contrôlable : pour simplifier, quand on annonce la pause d’une réunion, jamais l’organisateur ne dit : « Vous pouvez soulager vos entrailles », mais : « Prenez quelques minutes pour vous dégourdir », et il transpose ainsi des nécessités fondamentales vers des désirs plus secondaires, comme les dissimulant, au point qu’on ne serait pas étonné qu’au lieu d’en référer à la « vulgaire » envie de pisser, il convoque absurdement l’idée éthérée d’une recharge de faculté spirituelle, d’une étape de récupération mentale, d’une pause d’assimilation méditative, ce qui pourrait se traduire, sans que cela étonne, par : « Profitez d’un moment pour reprendre vos esprits » !

C’est bien ce retour au vrai, matérialisé par le choc, qu’une littérature d’authenticité et de plénitude, renouant avec l’intérieur de l’être, doit, pour en finir avec l’affectation et revenir à l’affect, parvenir à créer. Or, on a tant dévié de la considération du soi, et depuis si longtemps, qu’il ne devrait pas être difficile de ressusciter sa révélation sensuelle, au point même qu’une littérature qui n’a jamais réalisé cet effet doit se tenir fort éloignée, et certainement par principe moral, du moindre indice de ce qu’il y a d’essentiel et profond en l’homme – c’est une littérature de l’évitement du vrai, une littérature sociable, comme l’immense majorité de la poésie qui ne sait plus parler de rien qui fasse vibrer le corps plutôt que « l’esprit ». La disparité d’un texte s’adressant à soi, produisant le heurt essoufflé et la reconnaissance du plaisir (stupeur, vertige, abandon et délicieuse langueur), contre l’abondance de textes censés s’adresser à l’intelligence et qui, comme je le démontre critique après critique en commentant les « hauts » ouvrages de la philosophie, ne réfèrent qu’à des concepts arbitraires et à des dérives spécieuses, devrait aisément permettre à un poète « sensualiste » d’imposer sa marque – expression qui s’entend pour lui autant en termes d’effet produits que de distinction professionnelle. L’envoûtement immédiat que procure l’impression d’émanation, contrastant si fort avec toute la bouquinerie convenable sans saveur ni référence au vrai que des sensations puissent révéler, sera l’indice d’une atteinte d’un fait humain primordial sur lequel on pourra échafauder des corollaires de vérité ; or, qu’on voie comme le choc est chez nous contraire au lecteur et à la lecture même, et se conçoit comme le signal par lequel on fuit une représentation, celui de la grossièreté, celui du lieu où il faut surtout ne pas se commettre, celui par lequel on juge superficiel ce qui n’aspire qu’à heurter les gens ! Quel contresens fâcheux, démontrant comme tout ce que nous lisons est mu par une stratégie de ne pas s’écouter : ce devient tout à coup trop trivial si l’auteur touche à ce qui fait l’essence aqueuse et tiède de l’homme – on croirait plonger ses doigts dans un sexe ! « Mais un livre n’est pas un vagin ! Personne ne désire qu’un livre soit vraiment une opération à cœur ouvert ! C’est trop dégoûtant ! Un livre n’est-il pas un objet qu’on prend chez un libraire affable, qu’on tire d’un rayonnage rangé, qu’on achète poliment à la caisse, qui est le fruit d’une fabrication et d’une transaction socialisées, et qu’on emporte pour en discuter après avec des amis dans un salon de thé autour d’une tasse de café ? » Qu’importe le vrai, à ces conditions : le vrai n’est jamais convenable, n’est jamais sujet de conversation, jamais livre pornographique n’obtint le Goncourt ! (Et qu’on voie comme même l’érotisme de masse en littérature n’exprime presque rien des élans intérieurs : ce n’est que sexualité « de tête ».) Mais le traumatisme seul, au titre du sursaut impulsif qui s’élève en nous quand on voit au débotté, d’une personne belle, une partie sexy, est toujours le témoignage indéniable d’une réalité intérieure, au point qu’on peut affirmer, je pense, que tout ce qui n’imprime pas sa marque vive en nous, que tout ce qui ne heurte pas nos consensus policés, que tout ce dont on ne rêve ni ne cauchemarde, est irréel et de l’ordre de l’abstraction, que ça ne nous veut rien dire et qu’alors c’est justement cela qu’on cherche (« on » le Contemporain craintif et frigide) : non un rapport à soi, mais une distance à soi, plus confortable. Pourquoi tel soldat est-il hanté par sa bataille et pas un autre : parce qu’il l’a enfin vécue comme il ne l’avait pas sue, parce qu’il s’était fait de la guerre une idée sociale et virtuelle, parce qu’à présent il en a découvert la vérité tandis que l’autre sans la vivre l’avait, par l’imagination, déjà intériorisée et ainsi expérimentée. Le chamboulement est précisément le signe de l’expérience, objective ou subjective, par lequel le réel fait irruption en soi, le réel imprévu qui est tout ce que la réalité a de réel plutôt que le préjugé qui lui préexiste et qui n’a pas besoin de se constater (il se contente de sa réalité), sans le filtre de conceptions atténuatrices ou dissimulatrices : on n’évolue et ne se dépasse que par l’Inquiétude lorsque la réalité surgit, éclate, perce, submerge et oblige à changer. En somme, et malgré la dureté de l’expression : on ne comprend toujours que par l’effet d’un viol, et tout ce qui n’a pas la sensualité d’une violence ne réalise pas d’empreinte et demeure étranger ; que ce soit faux ou vrai, ce reste irréel, abstrait, vaguéal, de l’ordre de l’idée. Et ce qui s’assemble en cohérence selon cette modalité d’esprit où il ne s’agit bientôt que de trouver absolument des auteurs qui s’accordent avec cet air inoffensif et qui le complètent en corollaires anodins, fondant et perpétuant le « bon-sens » qui n’est que perversion du confortable, conditionnant toute une sélection automatique de propos et d’œuvres qui ont la mine correspondante de cette innocuité, et hiérarchisant selon cette volonté les accès et les critiques, se reconnaissant et s’associant pour former une mentalité du « coup d’œil », consiste en l’élaboration exacte de l’Inauthentique – presque toute la littérature n’est que cela. C’est pourquoi tous les mots « corrects » sont des artifices, ce dont un écrivain d’anti-préjugé et de contre-proverbe comme moi s’aperçoit en lutte désespérée : pour les circonvenir et trahir, il faut longtemps exposer en les utilisant des situations qui les subvertissent et qui leur rendent, de force, la possibilité de présenter des choses parlant au corps : c’est pourquoi la pornographie écrite, quand elle use d’un vocabulaire soutenu et non seulement de pensées sociales, est si lente à réaliser l’excitation du lecteur, une excitation plus que superficielle et intellectuelle, plus que cette excitation qui « se permet » d’être excitée ; c’est presque une gageure de réussir à éveiller les sens avec des outils lexicaux si faits pour anéantir la sensation. Susciter la décomplexion, désinhiber, réaliser l’Éveil par associations de mots presque impossibles et donnant directement dans l’Envie, c’est, à ce que je sens, justement le rôle supérieur – non le rôle (assez des rôles !) et non supérieur (foin de ces connotations !) : la fonction souterraine du poète.

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