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Henry War
22 octobre 2023

Le bureau de l'écrivain

Il y a bien du ridicule à visiter la maison d’un auteur comme si ses murs continuaient à transporter l’empreinte ou la fragrance de ce qu’il fut, comme si l’on pouvait le comprendre mieux et s’approprier ses pensées par la connaissance de son environnement, comme si de ces lieux s’exhalait le relent profond et vénérable de l’homme qu’on aspire en les traversant, comme une « fusion » – vieille croyance absurde des places conservant des souvenirs et des humeurs ! C’est un fétichisme qui ne se justifie que par la grandeur qu’on attribue à l’écrivain, dont il faut surtout ne pas douter et qu’il faut croire objective pour entretenir une impression de sérieux et de ferveur, parce qu’on se représente bien combien ce déploiement de curiosité et de symboles, appliqué à tout autre (ou si l’on s’était trompé par exemple de maison), serait absurde (je pense au musée d’Alexandre Dumas à Melun selon Chevalier et Laspalès). On visite ainsi la demeure de Hugo ou de Balzac parce qu’on se les représente pour entités, comme on arpente la grotte de Lourdes parce qu’on se figure qu’elle a abrité l’Esprit sain – autrement ce n’est qu’une demeure ou qu’une grotte pas même très remarquable – ; j’ai visité celle de George Sand à Nohant-Vic, que je ne tiens pourtant pas en grande estime, et au long de ce déplacement guidé, malgré des informations d’intérêt sur les conditions d’existence au XIXe siècle (les us d’alors réveillent un peu l’imagination et résolvent des questionnements pratiques), je n’ai pu m’empêcher de penser que si dans cent cinquante ans on organisait la visite de la chambre-bureau de Henry War (qui fait dix mètres carré et donne sur un dressing), il serait insensé de se livrer, outre les documents dépaysants sur la vie de ce temps, à toutes ces interprétations excessives sur le lit une-place au traversin tranché, sur la table ronde et le bureau rectangulaire, sur l’orientation des deux fenêtres donnant sur la rue du lotissement dont l’un des deux stores était baissé aux neuf-dixième, sur les bibelots qu’on aura conservés parmi quoi une lampe rouge bon marché, des boîtes à crayons vides ou emplis d’accessoires banaux, ainsi que la reconstitution des torchons pliés qui servaient à supporter les avant-bras de « l’ârtiste », sur les documents qu’on aura reproduits traînant sur le bois usé, dont la pile vierge de papiers-notes découpés à la main et les listes des textes en attente de publication, et non seulement cela mais de chercher pour le maximum de ces objets des significations et anecdotes afin d’avoir un mot à en dire, une pensée édifiante et pertinente, de rapporter cela à des œuvres supérieures et spirituelles, d’une dignité poétique et politique, et d’en constituer par adjonction une légende controuvée, comme si ce lit « si propice aux rêves du démiurge et au repos de l’âme » ne m’avait pas servi bien souvent à me masturber, et comme si, sur ce bureau qui est « l’intime compagnon de la création et le seuil de l’esprit », je n’avais pas réglé de stupides factures impersonnelles et acheté des chaussettes par correspondance. Tout cet échafaudage de vénérations est risible, un furieux prétexte à conserver l’image mièvre de l’écrivain-divinité, à ne pas s’en approcher, à le tenir à une distance mythique comme l’idole au piédestal, à ne jamais se sentir, soi lecteur, quelque accès à l’activité pourtant universellement disponible qu’on appelle « écriture » parce qu’elle réclame un effort auquel on se refuse, et non de ce génie inspiré qui ne tombe que sur les très rares Élus, dont on veut s’imprégner au contact de l’exhalaison des murs ! Combien on entretient la superstition acharnée du mystère ! Combien il est agréable de se croire transporté par ce petit fragment brisé de parquet, là, et que peut-être l’Ôteur a brisé en un élan d’impatience ! Combien il est imbécile et irréaliste, largement anti-artistique, de s’amasser par successives dizaines, qui font des centaines et des milliers, en se disant : « Ils sont nombreux : bien des foules passées là confirment et légitiment le culte que je rends à un être d’exception ! » C’est où se situe l’illusion : il n’y a pas d’« être d’exception », c’est seulement la représentation assez théâtrale d’un monde qui a besoin ou envie de se faire des maîtres auxquels s’assimiler et qui, pour ne pas devoir se prosterner à leurs pieds concrets et s’humilier, les cherche en époques reculées auxquelles il attache une dimension grandiose, suivant foncièrement le mode du divertissement où l’on joue à s’émouvoir. Ce ne sont pas des pèlerins, non, ce sont des gens simples, pauvres et piteux, qui ont trouvé sur une liste d’activités locales de quoi se satisfaire et se complaire par la dépense « culturelle » d’une demi-journée ; ils sont désœuvrés, ils sont médiocres et veules, et si l’écrivain auquel ils s’intéressent se donna un jour de la peine et de l’ouvrage, ils lui feraient honte et susciteraient son blâme et son mépris, à s’efforcer de côtoyer la grandeur pour ne pas avoir à travailler à en devenir une.

Ah ! comme il serait drôle de rédiger sous forme d’une nouvelle la visite guidée de ma chambre-bureau selon un futur lointain et fervent, avec tout le respect mystique qu’on voue aux Esprits que la postérité à définitivement couronnés, endroit où j’écrivis mes ArkOne, À partPsychopathologie du Contemporain et presque tous mes articles de critique et de réflexion, mais qui n’est, comme j’imagine chez la plupart des auteurs, qu’une pièce comme une autre, blanche et sans lustre, pas même vraiment pratique pour écrire ! Oui mais un tel récit, comique par bien des aspects, serait futile, j’y perdrais du temps en distraction, c’est pourquoi j’y renonce et retourne à une œuvre dont l’importance, quoi qu’on en pense, ne se compare en rien à l’idée évanescente et impressionnée, et sempiternellement béate, du visiteur.

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