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Henry War
24 décembre 2023

Effet délétère du bas style

Il est toujours de quelque urgence de quitter un livre trop facilement écrit et qui étourdit d’insignifiance. Je crois en effet que le contact de sa matière indigente et lâche n’est pas sans effet, qu’elle influence et abrutit de façon qui pourrait être beaucoup plus préjudiciable qu’on ne suppose. La vitesse imbécile avec laquelle le lecteur enchaîne les paragraphes et tourne les pages, l’espèce d’hypnose qui le saisit où il faut reconnaître l’absence de résistance de son esprit captif et ravi, l’abandon du jugement individuel similaire aux conséquences des écrans quand ils sont pratiqués en réflexes accapareurs et sans discernement, caractérisent un renoncement à la volonté et à l’effort et contribuent à l’habitude de négliger les sens de l’art et du devoir. Même un écrivain comme moi, dans cet alentissement des facultés de concentration, se sent aspiré par l’inconsistance du bas style, se représente peu à peu en sourdine l’intrigue comme un ensemble de données floues qu’il faut surtout ne pas examiner, conçoit la notion de distinction littéraire avec moins d’acuité tant les mots se confondent et leur contraste se relativise, et, à défaut d’une rigueur centripète, entraîné à ce piège de l’apersonnalité, il égare un moment ses repères dans l’insidieux et pernicieux divertissement, et, par mégarde, pourrait bien prendre exemple sur ce trop sympathique manque de tenue, considérant le mol enivrement qui l’y attire et fascine pour le signe insoupçonné d’une sorte de littérature. Il faut pour s’en extraire une force intérieure, le souci intrinsèque de ne pas perdre son temps, le recul régulier du critique attentif qui conserve le soin incorruptible de l’Extraction, faute de quoi, à s’enfermer dans le bouquin, on finit par y fonder une espèce de référence, un classement comme secondaire des genres où on se persuade que ce n’est pas tout à fait un gâchis, et toutes ces compromissions abaissent l’envie de s’élever par impartialité et par excellence. On pourrait ainsi par imprégnation se mettre à considérer cette façon une nouvelle norme, compter plus ou moins consciemment ce livre dans la moyenne diminuée de la valeur de tout ce qu’on a déjà lu, reconnaître de nouvelles qualités à ces éléments ajoutés tardivement à un répertoire qui jusqu’alors ne tolérait nulle concession, et enfin gâter sa hauteur sous l’induction du désespoir de ne pouvoir tenir l’Exigence sans admettre la nullité de presque tout ouvrage contemporain – en somme, il « faut » y trouver une qualité. Rien n’est plus terrible pour son intégrité que de songer, après des centaines de pages futiles : « Ce n’était peut-être pas si mauvais après tout ? Je dois bien chercher s’il n’y a pas quelque chose là-dedans à sauver. » Il advient alors ce qui tend à se produire au rapport de fréquentations ineptes : l’esprit parasité par ces formes essaie de s’adapter à l’état général qu’il veut estimer normal et même un peu efficace, il perd de sa capacité à penser en-dehors de ces aspects de proverbe et d’entente, il dévie ses principes insensiblement hors de son idiosyncrasie qui faisait ses travail et propreté, et il en vient à supporter ce qu’il n’aime point et qu’il finira par apprécier. Voilà pourquoi il faut fuir tôt la compagnie des livres médiocres comme des personnes médiocres : à s’accoutumer au piètre, on commence par accepter le défaut, on subit l’impératif d’une acceptation de sa banalité qui entre en soi et fripe comme la peau des doigts après un bain long, et la compassion inondant, on en admet l’innocence et l’innocuité, bientôt on s’y adapte et s’y plie, et c’est soi-même qui sombre par imitation et indolence dans la conformité de langages et de rites où l’identité noble d’un homme ferme a disparu, surmontée par le précepte de l’empathie et par l’injonction de la grégarité. Le livre est devenu divertissement comme un autre où tout est bien parce qu’il « plaît aux gens » et qu’il ne « nuit à personne ». Or, voici mon commandement magistral, peut-être le plus important, et de première nécessité non seulement dans la littérature mais dans l’existence : au-delà d’une saine vérification, d’une curiosité à strict dessein d’esthète et de juge, n’insistez pas pour poursuivre un livre qui risque fort d’être nivelant et aliénant, même si l’on pense que ce sera vite terminé ; car le livre sape en soi. Songez seulement à l’alternative : le temps qu’on se force à terminer celui-ci en songerie distraite, on aurait pu en lire un bon, un vrai ouvrage de littérature, un livre qui aurait complété, de sorte qu’à chaque mauvais livre ainsi opiniâtrement achevé ce sont des heures d’assoupissement mental perdu à une activité supérieure où l’on eût pu discerner des mérites et distinguer des gloires. Sur chaque livre ainsi ! chaque livre ! oh ! chaque livre !...

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