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Henry War
29 décembre 2023

Le temps comme convention

Je crois n’avoir rien lu de vraiment pertinent sur le sujet du temps. Ceux qui en ont parlé et dont j’ai parcouru les articles, philosophes ou scientifiques, n’ont fait qu’ergoter doctement sur une notion qu’ils ont rendue complexe et verbeuse, justifiant leur réputation de savants et comme pour dissimuler leur inanité en termes difficultueux (« Nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à ne pas être », etc). C’est peut-être justement à cela qu’on reconnaît un thème vide, un non-sens, une ampoule artificielle, un pur montage sans réalité : en comparant les manières de disserter par exemple du temps, du néant, de l’être ou de Dieu, on révélerait que les auteurs s’attachent à des concepts encastrés de définitions théoriques plutôt qu’à des vérités entendables. On n’a pas, que je sache, exprimé un propos pratique sur le temps, on s’est contenté de suppositions métaphysiques ou d’alignements de calculs abscons où la réalité ne se détache point et qui ne sont pas même contestables, on a enregistré des thèses pour se garantir une place dans un manuel sur des thèmes « nobles » qu’il faut avoir empruntés, on a tenu là-dessus des conférences, on s’est plu à des polysémies, on est passé astucieusement d’une acception du mot à une autre sans en marquer la transition – procédé impressionnant –, le lecteur ordinaire fut joué, croyant virevolter sans comprendre, le tournis évoquant un vertige des profondeurs parce qu’il confond le virtuose et le vrai. Contraire d’un pragmatisme : ne pas vérifier, se réduire à une cohérence d’échafaudages, partir d’hypothèses infalsifiables dont on déduit les corollaires également incontestables ne répondant à aucun besoin que de babiller avec brio. De sorte qu’on n’est même pas sûr, après les avoir lus, que ces auteurs ont compris eux-mêmes ce dont ils se vantent : ils parlent pour parer ; n’importe, ils ont l’air intelligents, et c’est presque prodigieux de constater combien ils ont discuté sans s’être fait entendre. Et même, on ne les résume point.

C’est un exercice à part entière, ce style alambiqué et abstrus, ce procédé systématique de feinte où l’on prétend éclairer avec des obscurités, dissimulant son indécision en bizarreries scientifiques ou spirituelles qu’on peut néanmoins régulièrement authentifier ou qui semblent signifier : c’est l’un des principaux exercices de l’histoire de la philosophie, à savoir développer des postulats inutiles vers des conséquences que personne n’a intérêt à savoir. Je devrais m’y essayer, une fois en manière de supercherie, et j’appellerais cela « ma contribution boomer » : on y retrouverait non seulement la technique des cents dernières années pour emporter le respect des universitariens complicationnistes, mais la méthode majoritaire d’environ vingt siècles de savantasseries ; en somme : Trinitarien ou antitrinitarien ? L’homme, maître de la nature ? étant ou dasein ? être dans le temps ou pour le temps ? etc.

Or, le temps, j’en suis venu à m’interroger s’il n’est pas que convention dont on élabore et exacerbe les sophistications en poseurs ou en négligences. Dans quelle mesure n’est-il pas qu’une commodité lexicale pour différencier, notamment par la conjugaison, ce qu’on a fait et ce qu’on fera ? c’est ce que je me demande. Et si le temps n’était rien au juste, rien qu’une idée impressionnante et creuse, comme maintes fabrications mentales ne servant qu’à construire des explications fausses ? Pourquoi parler du temps comme dimension ? À quoi bon se figurer que l’homme subjectif, toujours au présent, ne fait que traverser un temps qui devient aussitôt passé, autant de passés majoritaires qui s’amalgament à l’infini, comme dans une nouvelle de Stephen King, « Les Langoliers » ? Cela m’évoque la théorie des humeurs qu’on utilisa dès l’Antiquité pour justifier les maladies et qui semblait peut-être alors aussi naturelle que de dire « le temps » comme nous faisons, ou l’invention-supercherie du complexe d’Œdipe dont on fit un fond de compréhension absurde et universel jusqu’à s’en servir dans la conversation courante comme une réalité évidente du psychisme humain. « Le temps » : qu’est-ce que ça veut dire ? on ne se sert jamais du mot pour la même idée, c’est pour cela qu’à chaque demande d’explication il est si facile de se faufiler entre des acceptions sans rapport : c’est aussi malhonnête que finaud. Or, il me semble qu’à bien regarder, toute réflexion qu’on établit sur l’importance du temps est liée à une autre pensée principale qui ferait mieux de le remplacer parce que sa mention rendrait la discussion bien plus précise – par exemple la vieillesse, l’ennui, le divertissement, la santé, la vitesse, le manque, le rendement…–, situation chaque fois distincte et pour laquelle le temps-même est assez vain et ne veut rien dire. D’ailleurs, qu’une action se fasse au présent, au passé ou au futur, ne change rien à l’action, à sa valeur et à la nécessité d’agir, autrement dit c’est la même action ; dans un univers « essentiel », la considération du temps n’est d’aucun intérêt, le fait humain n’est point altéré par sa situation temporelle, il n’est que perçu sous un angle partial, celui par exemple de la nostalgie ou de l’appréhension, et qu’est-ce que tout ceci a à voir avec le fait ? Conception que j’ai du mal à faire entendre sans doute : c’est qu’en toute notion délicate je tiens d’abord à établir son importance ; or, je ne vois pas de domaine de la vie où le temps-comme-notion soit d’une moindre nécessité : j’entends l’heure, la vitesse, la fin, etc.,  autant de réalités liées au temps mais qui n’en sont pas et me dispensent par conséquent d’y méditer en vain, comme une table est sans doute liée à l’univers sans qu’il me paraisse utile, s’agissant de la considérer, de pousser ma réflexion sur l’idée de Cosmos et de Dieu. Certes, les modalités de l’action dépendent de l’époque où elle se produit, mais ce n’est pas tant le temps qui intéresse alors que l’histoire humaine ; certes, les conséquences de l’action diffèrent selon le moment où elle se situe, mais alors la considération concerne moins le temps que la causalité ainsi que la succession. J’ose même écrire que l’histoire et la causalité peuvent sans mal se concevoir sans recours au temps, que la notion de temps n’y est que locution inutile : on ne se sert guère de la pensée de la durée pour rattraper une balle au vol, et en général on lit un ouvrage sur les guerres sans beaucoup réfléchir en termes comptables aux écarts entre les événements ; le temps, l’idée du temps, me paraît adventice à toutes préoccupations réelles, plutôt qu’essentielle comme le prétendit peut-être un Kant, parce que ce n’est pas le temps qui préoccupe mais une réalité que par simplification lexicale on associe au « temps ». Le temps est une trop vaste abstraction pour vouloir dire quelque chose dont on ait besoin ; « J’ai besoin de temps » dit-on parfois — Sans doute, mais dis-moi plutôt de quoi tu as vraiment besoin. », et l’on obtient bientôt une réponse plus exacte et plus judicieuse. Je sais que les idées de lumière, de célérité et de distance sont nécessaires en physique pour se représenter justement le monde, mais je n’ai pas besoin d’y adjoindre le mot « temps » : qu’un photon parcoure un espace à 300 000 kilomètres par seconde m’informe sur l’âge de ce qui éclaire ce que je vois, mais où devrais-je y placer le temps ? Autrement, c’est se gaspiller à disserter sur un lexème qui n’est possiblement qu’une économie verbale très imprécise, au même titre que de commencer par définir « l’âme » ou le « ça » sans jamais avoir à s’en servir. « En combien de temps ferai-je ceci ? » se demande-t-on, mais ce ne signifie rien d’autre en vérité que le désir d’accomplir une certaine action avant une autre prévue à tel terme ; n’importe le temps, c’est par exemple plutôt : « Puis-je m’organiser de façon à être plus efficace ? » Je n’ignore pas non plus qu’un poète élégiaque regrettera les années passées et voudra revenir « en arrière du temps », mais ne vaut-il pas mieux considérer sa folie ou sa bêtise que d’aller rédiger un traité sur la réversibilité plausible ou non du temps ? Je trouve que, comme toute réputation, on s’inflige des bornes à admettre la notion de temps au prétexte de sa banalité. C’est d’ailleurs plutôt, en littérature, un thème couru sur la mémoire et la sensibilité, un topos ou lieu commun (« Plus ne suis ce que j’ai été / Et plus ne saurai jamais l’être », etc.) appartenant au domaine de la psychiatrie en une psychopathologie répandue et ordinaire, trop humaine et peut-être paralysante, erreur intégrée, imprégnation de paradigme, à l’origine peut-être d’une idée fausse et d’une stagnation des facultés humaines qu’elle embarrasse, obsession alambiquée qui détourne d’une appréhension plus juste et saine de la réalité, ainsi que certaines expressions fréquentes, de la nature même des proverbes, insidieux et captieux, atténuant par usure notre conscience du vrai : « Le soleil se couche », « Je suis amoureux », « J’ai besoin de me divertir », etc…

Qu’on m’informe par exemple, peut-être comme Kant (je n’ai lu de lui que des textes d’une abstraction mortelle), que le temps est un mode de la pensée humaine, que nul ne saurait penser hors du temps, qu’il y a un phénomène structurant dans sa représentation mentale, ce ne signifie pas encore qu’il ne s’agisse d’une stupide convention au même titre que l’impression de la distance, de l’existence ou de la morale, sans rien établir de leur réalité objective ; or, que me chaut de savoir ce que je crois déjà savoir sans argument supplémentaire, sinon le plaisir de la confirmation, si l’on ne me fournit pas de critères pour dépasser mes préjugés ?! Je songeais par exemple l’autre jour avec un certain intérêt à la façon dont on fixait des rendez-vous quand on ne disposait pas d’horloge, et je ne parvins pas à concevoir au juste la solution de l’énigme, si ce n’est qu’avant le siècle des montres on disposait déjà d’une certaine conception du temps en rapport avec l’état du ciel et des coutumes qui ponctuaient la journée, ce qui constituait une conception probablement assez différente de la nôtre : et ainsi, l’universalité qu’on suppose de la conception du temps est toute ou partiellement relative. Alors pourquoi faire d’un tel sujet un fondement universel, sinon pour pérorer et se présenter en sage circonscripteur de l’humanité ? On sait combien en général ce qu’on juge d’emblée inhérent et sensible, comme le temps et le proverbe, sont des outils surtout pratiques pour raccourcir la penséeTempsest un terme, un vocable, un usage : ses sens sont nombreux et son emploi équivoque, on le conserve justement parce qu’il s’adapte à quantité de situations qu’on veut exprimer sans avoir à y apporter une nuance ni même une définition. C’est ainsi qu’on reconnaît un mot qui ne veut rien dire : on le prononce partout, chacun croit le connaître sans y songer, en sorte qu’il est agréable et rassurant dans les échanges, c’est un terme socialisant, mais comme on ne l’utilise que pour cette forme, en réalité il est insignifiant, du moins sans profondeur. C’est le bonjour qui sert à communiquer vite et à partager une idée grossière et uniforme, et je n’y vois aucun mal, mais un homme qui disserterait comme nos philosophes historiques sur « bonjour » ne m’inspirerait pas la pensée d’un individu raisonnable et profond. Oh ! voyez, j’allais écrire, pour critiquer ce philosophe : « Que de temps perdu ! », mais ce n’était bien que pour me faire comprendre du vulgaire, car je voulais dire exactement « Que d’intelligence vaine ! » ou « Que de péroraisons confuses ! ». C’est bien la démonstration qu’on tend d’emblée à se servir du temps pour n’exprimer que des pensées approximatives.

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