Consolation du mauvais sort

On peut se sentir atterré, défait, révolté, découragé, au dernier degré de la tension et de la rancune, du fait de tout ce qui arrive à l’homme présent, les privations variées qui lui sont imposées, les préludes d’une pernicieuse variété de dictature faite d’une morale imbécile et pleutre, la mésestime et l’immense stupidité de ses dirigeants, l’absence générale de philosophie et de profondeur qui l’environne et qui pleut sur lui en salissures moites et collantes : certes, on peut. Et le moment d’après, comme c’est étrange ! vous voilà libre, épanoui, délié et content, vous vous surprenez même à appeler de vos vœux la pleine sanction de cette décadence, vous aspirez à l’aggravation, vous contribuez à la réalisation d’un déclin plus net, d’une explosion plus incontestable, d’une très manifeste déchéance, en abondant, comme malgré vos premières tendances, dans le sens de ces turpitudes et de ces iniquités pour que l’époque pâtisse davantage de ses propres effets. Pourquoi ? Que s’est-il passé en votre esprit, dans l’intervalle ? Comment en êtes-vous arrivé là, en si peu de temps ? Voilà : vous vous êtes arrêté pour examiner l’homme d’aujourd’hui, et vous avez trouvé que ce qu’il subit, c’est exactement ce qu’il désire et mérite. Une grande joie dérisoire alors est née en vous de cet aperçu formidable et sagace, et vous a tout consolé, dégagé de responsabilité et enfin rendu à votre liberté : il faut que cette engeance souffre, il faut que rejaillisse sur elle sa vilenie, il faut précipiter son mal. En revanche, lui être généreux comme vous vous y efforciez jusqu’alors, la dispenser de sombrer dans la plus lourde abjection par la représentation de sa veulerie, vous venez soudain de comprendre que c’est faire qu’elle se maintienne et se perpétue telle qu’elle est ; non, elle a besoin plutôt de l’accident qu’elle tend à provoquer : accompagnons-la ! aidons-la à s’effondrer ! accélérons son pas jusqu’au gouffre puisque c’est son souhait d’aller dans cette direction ! Si votre conscience y répugne, à défaut de la soutenir il suffit de la regarder, de loin, avec un grand recul, obtenir ce qui lui complaît, cette extrémité-là : nous ne jugeons même pas qu’elle pourra, alors, se satisfaire d’une pareille atrocité qu’elle n’aura pas prévue.

Et quelle suprême satisfaction, en définitive – la satisfaction d’un dieu ! –, de vérifier que telle société atteint, dans un sens ou dans l’autre et sans plus de résistance, ce qu’elle a tant cherché ! C’est quelque chose comme le haut degré de la sagesse de contempler avec bonheur, en témoin désintéressé de la grandeur de son contemporain, l’accomplissement de la justice.