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Henry War
23 janvier 2021

Quand écrire sur soi est une diversion

Je n’ignore pas la contrainte de mes Discussions : quand j’écris sur moi, quand j’écris sur le monde, quand j’écris sur le contemporain, je n’écris peut-être pas – c’est ce que penseront certains – une œuvre littéraire. Il semble y avoir de l’atermoiement et de la diversion à ce travail, comme si, ce faisant, je m’abstenais paresseusement de retourner à des réalisations absolument créatives et artistiques – on dirait notamment que depuis que je parle de livres, je n’en fais plus. Dans une certaine mesure, j’en ai conscience, ces articles peuvent paraître des prétextes pour ne pas produire de la littérature, et le mode même de leur rédaction, qui ne nécessite pas toujours de grandes révolutions intellectuelles ni souvent de longues durées, suggère un rapport à l’écrit apparemment moins ambitieux que, par exemple, la composition d’un roman avec tout ce que cela suppose de souci de planification, d’élaboration et de style. J’ai déjà évoqué comme ces dissertations impliquent une étroitesse de rapport non tant à la beauté qu’à la vérité, ce qui, ne réclamant pas moins d’effort, figure un abord avec les mots d’une toute autre sorte que ce que la fiction impose, mais ça ne suffit pas encore tout à fait à m’innocenter, même à mes propres yeux, d’une accusation de relative paresse ou facilité.

Je m’interroge en effet si cette forme ne traduirait pas bel et bien, en fin de compte, une tendance au confort, la poursuite d’une manie d’écrire sans se forcer à la contrainte d’un genre plus exigeant : il est vrai que j’ai largement abandonné mes récits (sauf quelques nouvelles qui démontrent, je crois, que je suis encore capable d’imaginer d’intéressantes situations), bien que j’aie toujours de côté mon ArkOne, déjà entamé il y a des ans, dont le plan est exactement tracé, et qu’il ne me resterait plus qu’à recopier, pour ainsi dire, en laissant filer la trame d’une plume la plus belle et la plus fidèle à l’affection que je porte à ces personnages, comme je le fis pour mes Norsmith. Pourtant, je ne sais si le mal, si la douleur, si la contention dont j’aurais besoin pour réaliser ces imaginations, seraient plus forts que la rigoureuse précision dont j’ai besoin pour écrire ces lignes que je relis sans cesse et retouche – fond et forme – avec une application au moins comparable : c’est qu’il y a certes de l’abandon dans la fiction où certaines images bercent l’esprit qui n’a qu’à se contenter de s’en imprégner et de les retranscrire ; mais l’œuvre philosophique, elle, implique de découvrir une réalité inédite, tandis que le récit induit « seulement » de savoir dépeindre une situation conforme à la vraisemblance – j’ai expliqué aussi cela. Je dirais que, d’une certaine façon, le philosophe ou l’essayiste se doit au contraire de n’être pas tout à fait vraisemblable, parce que son objectif est de faire admettre dans la réalité des vérités insoupçonnées et qui ne sont pas encore perçues ni admises, c’est-à-dire pas encore vraies : il serait peut-être impossible, par exemple, de créer une fiction lisible qui présenterait le contemporain tel qu’il est et que je le dévoile : les gens n’y croiraient pas, on dirait que cet auteur exagère, que son intrigue manque de crédibilité, le lecteur n’ayant pas assez infusé cette conception de son environnement selon laquelle, notamment, il n’y a plus d’individu. Pire : si l’on adhèrerait peut-être à un tel livre, le couvert de la fiction empêcherait sans doute le lecteur de se soucier de cette réalité qu’on lui livre, je veux dire : de s’en soucier comme une réalité ; l’article logiquement l’implique, du moins plus nécessairement dans son rapport au réel tandis qu’une histoire peut facilement ne lui rien signifier de plus qu’une espèce de divertissement lâche, provisoire et vite oublié. Du reste, j’ignore, à bien réfléchir, si, de facto, la fiction réclame plus de difficulté et de peine : cette question m’obsède, et je tiens à la résoudre, parce que je m’inquiète d’une tendance plausible à l’abandon qui pourrait poindre en moi à force d’écrire toujours, disons, « la même chose » ou « de la même façon » – je suis extrêmement vigilant, comme on sait, à ne pas déchoir, et j’ai suffisamment décrié la stagnation des écrivains pour ne pas succomber à pareil travers.

Mais cette question, en définitive, m’importe peu – je suppose néanmoins que sa réponse juste se situe dans une nette distinction des facultés qu’il faut pour écrire dans ces deux genres, facultés incomparables en quelque manière mais dont la mise en perspective en termes d’effort, je crois, démontrerait que l’article admet une exigence créatrice plus importante dès lors qu’il ne s’agit pas seulement de faire admettre une situation vraisemblable mais bien de chercher un nouveau approfondi qui constitue le vrai (la fiction en cela peut, du point de vue de l’écriture, être conçue comme une excuse pour se délasser, tandis que l’essai, tel « déontologique » que je le conçois, doit surtout ne jamais se complaire à la peinture de réalités inutiles… et c’est cela qui est effroyablement difficile : concevoir le vrai, le vrai inconnu, le vrai inexploré et lointain, et dire ce vrai de façon que ça ne semble pas une fabrication littéraire ; c’est comme tâcher de lire dans la toile obscure du présent, du passé et de l’avenir, et s’efforcer d’en rendre compte avec des mots qui n’existent pas encore) – « m’importe peu », en effet, car ma vérité la plus intime sur ce sujet, c’est que je ne puis écrire de fiction tant que je n’ai pas dégagé mon esprit de toutes ces vérités éblouissantes qui l’obstruent et exigent d’en sortir : la réalité me passionne et m’oppresse plus que toute autre chose, et je souhaite, en la décrivant, explorer et partager ce que je découvre, plus intensément, plus impérieusement, plus irrésistiblement que les univers méthodiques, assez futiles en comparaison, de mon imagination. Quand j’aurai (si j’ai un jour !) quelque peu épuisé ce qui se présente régulièrement à moi sous un caractère de passionnante révélation, je prendrai le temps de me livrer au genre du récit qui ne me fait pas peur et où je ferai comprendre par de nouveaux exemples en quoi consiste mon art, bien en pratique. Mais rien qu’hier où j’avais exceptionnellement toute la journée à moi seule, j’ai réalisé les cinq Discussions dernièrement publiées et une critique littéraire, et c’est cette critique justement qui m’a permis de m’interroger sur ma possible « facilité » : ce questionnement, on le voit, me sert de repère ; sans lui peut-être serais-je à pencher ma prose vers l’ennuyeuse complaisance où l’on voit parfois des auteurs pérorer sans intérêt sur les sujets qu’ils connaissent le mieux et qui leur donnent le moins de mal. Je sais dès lors que ce n’est pas mon cas, et je discerne à présent plus nettement les frontières de ce que serait cette diversion où depuis, grâce aux clarifications de ce texte non fictif, je risque moins de me laisser tenter.

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Commentaires
B
« Il est clair que je n’ai pas ma place dans ce monde, parmi ma génération, au sein de cette civilisation. Je vais écrire quelques romans, et puis j’éclaterai comme un feu d’artifice et j’irai chercher la mort quelque part. La pensée de mourir est finalement ce qui me console le mieux de tout »<br /> <br /> <br /> <br /> Jean-René Huguenin, journal
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A
De la chrysalide à son imago ? A n'en point douter, je filerai mon sucre de février.
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H
Tant mieux ! L'Hymne des Géants vous fulgurera !
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A
Un des effets de l'amuïssement à la pesée des mots, encore ébloui, cinglé des flagelles superbes déployées par le Chant des Hommes.
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A
Hors de soi, hors délai, de là plus en exil qu'en refuge, comme en pèlerinage, écrire sur soi tatoue hadj.
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