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Henry War
26 janvier 2021

Notre jeunesse, Charles Péguy, 1910

Notre jeunesseEn dépit de ma faculté critique à détecter toujours un peu davantage les idiosyncrasies – compétence qui constitue d’ailleurs l’essentiel de l’expertise du critique littéraire –, il m’est encore assez rare de rencontrer une plume aisément reconnaissable entre toutes, notamment par la forme, par la récurrence de certains procédés fixant une personnalité et un ton, et induisant psychologiquement une assomption d’être, une confiance, un orgueil, en-dehors du sujet même d’un extrait ou du livre : celle de Péguy en est indéniablement une. Techniquement, son style se caractérise surtout par une façon assez récurrente d’emphase à degrés d’épanorthoses : pour mieux expliquer, l’auteur cherche le mot, le mot juste, expressif, percutant, le mot mémoriel, il module le mot, circonloque le mot et le répète en y ajoutant par exemple tel adjectif, il revient sur l’adjectif qui n’adjective pas, qui n’est pas assez qualificatif, qui n’est pas assez qualifiant, sans honte de répétitions et de redites, s’enorgueillissant de redire et de répéter mieux, comme composant en écrivant, comme s’il témoignait de la composition qu’il écrivait en écrivant, il atteint bientôt le mot qu’il faut, le mot écrit qui témoigne, on s’approche du mot qu’il faut, de l’expression de la composition qu’il faut pour témoigner juste, on en fait une variété du vrai et du juste, c’est un mot qui est mot-témoin, une singularité qui singularise, le mot adjudant qu’au bout on finit par trouver, le mot qui remonte la chaîne de commandement, le mot final, le traître mot qui dit, qui révèle, qui martèle, le mot qui a reçu un à un tous les laisser-passer de la chaîne de commandement, toutes les autorisations de l’esprit qui arrive lui-même à commander à force de remonter la chaîne de commandement – et ce paragraphe, on s’en doute, depuis « l’auteur cherche », est une tentative de pastiche de ce style que j’ai tâché de décrire à mesure.

Cette figure de la gradation non linéaire, parfois apparemment hésitante, avec pseudo-retours comme autant de rétractations ou plutôt comme des amendements successifs, donne à l’ensemble d’un livre une force vraiment originale, un ton hardi, dégagé des préjugés ordinaires sur l’élaboration préalable d’une œuvre qui serait donnée à lire, et publiée, comme parfaite ou parachevée ; la « rature » est ici signalée sans honte, l’auteur ne craignant pas bien au contraire de se montrer dans le développement même de sa pensée, elle sert la sensation de vivacité par l’impression d’une spontanéité directe et sans affectation, comme dans une conversation où les affects sont exprimés et corrigés à mesure, en confiance, comme la parole qu’on exacerbe ou modère suivant l’effet dont on s’aperçoit à mesure et suivant les libertés qu’on s’est permises, par tel usage, avec la vérité. Ou plutôt qu’une « conversation », comme en une discussion, tant on perçoit la résolution pugnace, l’habitude d’escarmouche, tous les postures et les discours du désespéré, d’un auteur qui semble concevoir la littérature comme une lutte contre les relatifs, contre les opportunistes, les machinaux, les intéressés à des réalités partiales plutôt qu’à la plus objective réalité. On lit un homme querelleur, impavide et qui s’affirme au-delà de l’argument, en première ligne, ferraillant et plastronnant pour former une cible, crâne, conscient et désireux de susciter la controverse, de provoquer l’histoire, personnage fauve au milieu des frigidités, et qui tient à dire son fait, à régler des comptes, à dresser des bilans farouches, éloges et blâmes, qui n’attribue à la littérature de la vertu que quand elle a au moins quelque peu les attributs du sang. Une conception du livre comme utilité foncière, pas comme décoration ni pédantisme. Un ouvrage, à la fin, qui sent la sueur et le feu. Où rien n’est caché de la fébrilité du tireur et du goût âpre de la poudre.

Oui, mais ce style aussi est peut-être un défaut, une bravade trop ostentatoire ainsi qu’un atermoiement, délayant l’irréfragable du propos en pathos persuasif – c’est peut-être au fond le style généreux, abondant et apparemment franc, d’un excellent menteur. Il faut admettre qu’on trouve peu d’idées très neuves dans cet ouvrage : le premier essai inclus dans ce volume, De la raison, est une suite de lapalissades écrites avec autorité et conviction sans véritable apport au champ de la connaissance, sans originalité depuis Voltaire, et qui s’efforce sans grand profit de distinguer des malentendus dans l’emploi de l’argument de la raison, comme : raison d’État, raison par la force, raison d’intellectuels, fausses raisons, religion de la raison, etc. et ça ne vaut guère même d’en parler tant ça semble un exercice de jeune étudiant en philosophie. Le second traite pour l’essentiel de l’affaire Dreyfus et du rôle que les écrivains et partisans des Cahiers de la Quinzaine prirent vaillamment dans ce combat douloureux. Une idée directrice, surtout, sépare les mystiques des politiques, c’est-à-dire les porteurs d’un idéal enraciné, d’une cause foncière, d’un sentiment intrinsèque d’une nécessité juste, mystiques indéfectibles à l’origine des mouvements historiques, et les autres, appelés politiques, qui affadissent et ternissent la pureté des premiers par toutes sortes de tractations finissant par ne plus ressembler aux vœux de la base, par trahir même la volonté spirituelle qui les a portés au titre de représentants – comme l’écrivait implacablement Malcolm X en 1964 : « Lorsque vous avez du café trop noir, c’est-à-dire trop fort, que faites-vous ? Vous y ajouter de la crème, vous l’affaiblissez. Mais si vous y versez trop de crème, vous ne pourrez même plus reconnaître le goût du café. Il était très chaud, il refroidira. Il était fort, il s’affaiblira. Il vous réveillait, il vous endormira. C’est exactement ce qu’ils ont fait de la marche sur Washington. Ils s’y sont ralliés. Ils ne s’y sont pas intégrés, ils l’ont infiltrée. Ils s’y sont ralliés, ils y ont participé, ils s’en sont emparés. Et comme ils s’en emparaient, elle a perdu tout caractère militant. Elle a perdu sa colère, sa chaleur, son refus du compromis, oui, elle a même cessé d’être une marche pour devenir un pique-nique, un cirque. Rien qu’un cirque, avec des clowns et tout le reste. ») Cette idée n’est pas mauvaise, c’est pourtant une idée commune, excessive, antipsychologique, qui suppose que le politique sait qu’il dévoie le mystique, comme si le politique ne se croyait pas le plus souvent fondé à être le mystique qui agit. J’ai discerné aussi quelques intéressants paradoxes dans cette affaire, notamment la façon dont, selon Péguy, la communauté juive n’aurait pas du tout pris initialement la défense de Dreyfus, par souhait de demeurer discrète, ignorée, préservée d’un scandale, et que ce ne serait qu’en dernier lieu et faute de pouvoir échapper à ce combat que, résignée, fataliste, elle se serait rangée à la raison de ce sinistre « prophète » comme à celle de tant d’autres qui lui ont coûté tant d’avanies et de persécutions ; la façon dont l’opinion aurait obstinément attaqué Dreyfus non tant pour des raisons d’antisémitisme ni même par conviction de culpabilité que pour se rallier à l’administration française, par nationalisme en somme, comme on pensait, apparemment et c’est plausible, que les défenseurs de Dreyfus voulaient renverser la structure sociale, établir la honte de la république et instituer une façon d’antipatriotisme anarchiste ; l’hypothèse pertinente selon laquelle la connaissance du Juif – et par extension de toute communauté identifiée – ne se fait toujours que de façon horizontale et partiale, ce qui revient à dire qu’un riche bourgeois ne connaît des Juifs que les bourgeois et riches comme lui, tandis que tant d’autres Juifs ignorés sont pauvres comme ceux que Péguy dit connaître en majorité, parce qu’il était pauvre lui-même ; enfin, le paralogisme selon lequel, par la désignation de Juif qu’on fait à tous ceux qui ont commis une fraude quelconque, on paraît établir comme un vice systématique qui échappe à toutes les autres confessions, alors qu’il suffirait de penser et de dire, comme le propose l’auteur, pour tous ceux qui, ordinairement dans les affaires courantes, sont découverts à prévariquer ou à tricher : « Que ne dirait-on pas de lui s’il était Juif ! », méthode qui, appliquée à tout soupçon ou aperçu de corruption, suffirait à s’apercevoir ainsi qu’à faire comprendre que la plupart des vicieux et des cupides, l’extrême majorité même, n’est pas du tout juive. Découverte également de Bernard Lazare, héros dreyfusard, dont j’ai tout de même le mauvais esprit de soupçonner ce dithyrambe post-mortem affectionnément exagéré, comme à cette pensée excessive, romantique et louche qu’il aurait tiré son cancer de tous les ennuis et inquiétudes que lui aurait communiqué son soutien de l’avant-première heure à Dreyfus. Bien que cette liste d’idées édifiantes constitue déjà une certaine quantité, elle est à peu près exhaustive, en sorte que c’est aussi peu en rapport avec la quantité, où le caractère prime, où l’impétuosité l’emporte, où l’éloquence pugnace occupe tout le terrain, sans que la pensée originale y prenne une place prépondérante. On discerne chez l’auteur, dans un tel déséquilibre, une volonté de se rassurer, de se complaire en brillant, de s’écouter parler ou plutôt de se lire écrire, d’apprécier sa forme et ainsi de se sentir en forme, de compenser le manque de densité mentale par l’apparence vitale ; j’y perçois, au second degré, dans l’intentionnalité recelée, dans le fond réel de l’écrivain, plus qu’une verve spontanée : une attente, un aguet, une expectative, celle du bon mot, de celui qui doit amener l’idée plutôt que l’enjoliver ou la servir, où le style en lequel on place sa foi doit contaminer la pensée ; j’y vois une espérance d’entraînement d’un fond par une forme qui, s’étoffant artificiellement et désirant l’accident comme s’enfle la voile préparée sous un vent aussi espéré qu’imprévu, se complète, par chance provoquée, d’une réflexion capable de surprendre même le pilote, si ce n’est que le tissu est méthodiquement dressé, comme la senteur enfin d’une terre : cela arrive, certes, et c’est un moyen courant d’emprisonner de l’air pour humer l’approche du sol fertile, mais je crois que c’est aussi trop éprouver la patience du lecteur que de lui donner à lire si longtemps le spectacle d’une boursouflure qui n’attrape encore rien ou pas grand-chose ; s’il n’est pas trace de terre dans ces vivantes toiles, à quoi bon fixer du regard telle mâture si ce n’est, contre le ciel parsemé de nuages, pour se croire bouger ? C’est certes déjà beau que du vent captif avec toutes les ondulations singulières de voilure que cela produit, je préfère tout de même un peu davantage que ce mouvement pousse mon bateau ; je veux distinguer, dans ce vent splendide – pardonnez ma façon de prosaïsme –, une énergie utile et qui sert une puissance au lieu d’en constituer toute la substance.

Or, c’est justement selon moi une controverse de suprême intérêt de savoir si le style révèle ou dissimule l’idée et l’esprit, s’il est plutôt une parure nécessaire ou un déguisement superfétatoire, s’il constitue essentiellement une trame ou s’il s’agit d’un simple ornement. Un écrit porte la marque de son auteur, et, certes, tout ce qui tend à l’universel et à l’uniforme se perd dans l’abîme du proverbe et de la généralité : en particulier à notre époque si fautive et défectueuse, tout ce qui évoque à quelqu’un ses ressources mentales ou sa propre expérience, tout ce qui lui paraît d’emblée juste, tout ce qui lui ressemble, tout ce qu’il estime à son niveau de profondeur et auquel il s’intéresse exactement pour cela, m’est extrêmement soupçonnable d’inanité et de racole, de bêtise et de complaisance ; c’est une facilité et un abaissement que le « style » d’un soi-disant auteur qui prétendrait et tâcherait à parler la langue de tout le monde, comme pour rassurer et flatter, comme pour être aimable aux sots que la différence exaspère ou fatigue : le style, c’est la voix nettement différenciée d’un individu, c’est la littérature, parce que c’est l’art et la technique de l’homme qui se présente en tant que sujet, de l’homme en tant que distinction, de l’homme en majesté. J’ai longtemps proclamé du désintérêt pour l’intrigue au profit d’une passion pour la forme, parce qu’un être peut facilement enlever par hasard une bonne histoire avec des péripéties originales, ce n’est en général qu’une question d’assemblage, mais il ne peut, même par chance, tenir dix pages de personnalité s’il n’est environ personne et s’il sait mal son art d’être unique et de le démontrer. Seulement, cela vaut surtout pour la fiction où il ne s’agit pas principalement de représenter des réflexions ; je veux dire que même la mise en contexte, dans un univers imaginaire, d’une idée logique et plausible, est un procédé indirect de la raison, une façon d’allégorie ou d’illustration, on y trouve toujours le désir de plaire par l’illustration plutôt que par la seule vérité d’un raisonnement pur. Le but d’un essai étant le plus souvent de convaincre (disons-le imparfaitement comme cela), la peinture devient accessoire, elle persuade plutôt, et, en l’occurrence, dilue le propos, elle représente un homme là où celui-ci aurait plus intérêt à transmettre clairement une pensée, à se dissimuler sous une pensée plus haute que lui et qui, indirectement, le grandit (plutôt qu’il se contente d’insister formellement sur sa puissance par l’impression d’un certain air, d’une sorte de grandiloquence appuyée). La fiction trouve un cheminement en un lecteur par la faculté imaginative de son esprit, mais l’article y pénètre par sa fonction de vérification constante et de généralisation intellectuelle ; ce n’est pas la même position de réception, par conséquent pas du tout le même art. Être évident ou confus dans une description n’a techniquement presque rien à voir avec l’évidence ou la confusion dans une suite de réflexions : dresser un portrait net, par exemple, n’utilise pas les compétences qui servent à réaliser un développement net. En sorte que, d’une certaine façon qu’on me reprochera peut-être une caricature, il m’importe davantage qu’un philosophe se fasse exactement comprendre plutôt qu’un romancier : le style quelquefois encombre la logique, à vrai dire il sert même souvent pour cela, il est alors une façon de cacher une faille, au même titre que ces paragraphes variés dont j’ai déjà parlé, et, pour revenir à mon sujet, je trouve chez Péguy, dans ses atermoiements caractéristiques, une ruse de la raison, une volonté madrée d’impressionner par la quantité plutôt que de frapper par l’éclair juste. Pour me servir d’une image quelque peu galvaudée : il tourne autour quand je désire, moi, directement le pot ; je n’ai aucune raison de perdre du temps à lire tous les travaux d’approche de ce pot. Le style, alors, doit servir comme une flèche à figurer l’acuité pénétrante de la pensée plutôt qu’à nourrir un peu oiseusement une sensation de beauté : être juste, être même froidement meurtrier comme la pointe acérée d’une lame, frapper et ébranler par un mot ou par une expression irréfragable et seule, atteindre au but par le vrai qui rarement nécessite des moyens contournés sauf pour des esprits alambiqués et déjà spécieux. Péguy est un spectacle, oui, mais il détourne sur lui-même le spectacle de ce qu’il prétend indiquer d’extérieur, et, comme dans une oraison funèbre de Bossuet, on oublie qui est le mort, le sujet et ce qu’on célèbre, l’on ne voit plus que l’auteur. La raison, je crois, peut se départir d’afficher le caractère du propriétaire pour illuminer avec pureté, et le style de l’exactitude remplace alors avantageusement celui du tempérament. C’est à se demander s’il n’y aurait pas, pour dire toutes choses avec exactitude plutôt qu’avec art, un style unique de la vérité, si le pittoresque et la truculence d’un texte ne sont pas précisément le commencement de l’emphase, de l’outrance et du mensonge, en un mot : le commencement de la fiction. Ce serait d’ailleurs en matière de psychologie une étude fort intéressante à mener que de vérifier si l’apanage du menteur n’est pas, justement, une certaine tendance à l’ostensible du style.

Tout ceci n’est pourtant pas pour réduire l’immense mérite de Péguy qui, quoiqu’avec peu d’idées fortes et beaucoup de circonlocutions (mais j’exagère certainement en prétendant qu’il eut l’intention de beaucoup de « nouveautés » dans ce livre qui est avant tout une sorte d’hommage et d’épanchement, une rétrospective à l’attention d’une postérité, la fixation d’un souvenir de nature collective et pour apporter à l’histoire, dont il sent la cristallisation en cours sur cette affaire, une façon de « synthèse reculée » et de pièce « authentique » avant le trépas des derniers témoins), expose plus qu’il ne trahit une individualité qui est assomption et audace, puissance et engagement, qui est l’indépendance farouche qu’on ne rencontre avec admiration qu’en des Darien et des Bloy, tant d’hommes véritables d’une époque qui n’avait pas totalement perdu la mesure de ce en quoi consiste l’identité, la désunion, la distinction, et qui savait encore célébrer, au moins dans une certaine limite, la littérarité à travers l’altérité. On rencontre ainsi des maximes nobles et sévères dans cet ouvrage, d’une universalité… non, d’une vérité plutôt qui éclate et qui perce, dont la condensation de cruauté soulage, dont l’assaut efficace réjouit et rappelle à nos sangs ravivés que nous sommes des êtres durs de combat et envieux du coup féru juste et qui nous fait monter la salive, comme ce cuisant, comme ce vindicatif, comme ce létal (mais peut-être un peu général) – désormais inconvenant et presque illégal : « Ils ne sont pas nos maîtres. Tout le monde n’est pas sous leurs ordres. Ils ne sont pas même leurs propres maîtres. » ; ou mieux, avec combien de pénétration résolue et de véracité surplombante, sans le cynisme qu’on suppose, en dépit de l’imagerie : « Que si nous avons été, une fois de plus, une armée de lions conduite par des ânes, c’est alors que nous sommes demeurés, très exactement, dans la plus pure tradition française. » ; ou encore, cette vérité qui met à mal maints racismes, maints rejets d’office, maintes préventions, même s’il n’est rien dans cette assertion qu’on n’eût pu deviner facilement : « Les antisémites parlent des Juifs. Je préviens que je vais dire une énormité : Les antisémites ne connaissent point les Juifs. Ils en parlent, mais ils ne les connaissent point. Ils en souffrent, évidemment beaucoup, mais ils ne les connaissent point. »

Cette fébrilité chaleureuse, cette humeur féroce, tout cet appareillage de guerre qui sert à réaliser l’antipode du lisse, l’âpreté et la rugosité, cet honneur et cette dignité supérieurs qui, si souvent pris à contresens, sont précisément le contraire de la convention et de la morale, ce souci-repère du distingo, personnel aussi bien que pour les choses extérieures, et que nous avons égaré en édulcoration industrielle rehaussée sous les noms pompeux d’universalité et de bonté, voilà les attributs de la gloire véritable, les marques du prestige intrinsèque, le bon aloi de la puissance et de la vertu profondes, quelque chose comme l’essence de la propreté, être soi, être sans crainte, sans contagion, dire son fait, sans similitudes, univoque, une menace au-delà des menaces, avec sa voix et ses humanités inaltérées, bâties, advenues, exhalées pures, chacune en mots de conquête de la vérité, comme le dernier râle et cependant modulé comme un chant de nature, un chant d’oiseau qui rend l’expression de son corps unique, chaque parole comme le chant du cygne. Certes, il faudrait au surplus que le rossignol ne s’attardât pas à s’écouter jouer, qu’il déployât pour l’avenir non un roucoulement agréable à produire et sempiternel comme un ronronnement envoûtant à soi-même, mais dont l’écho tranchant pût percer le temps, atteindre et déclamer l’inacquis et en investir l’âme humaine : du neuf, de la vérité pure, de la lumière inconnue et qui subjugue, le contenu, la teneur, la substance, une vision juste d’un matériau qui existe, car l’emballement – l’emballage ! – est insuffisant même original, il me faut le joyau au cœur de l’écrin tiède ou propret, pas seulement la brillance : la limpidité : l’eau ; la quantité : le carat…

Mais alors je serais un sommet d’exigence ! Mais j’exigerais des trésors trop chers et où pourtant l’orfèvre a déjà ciselé des formes curieuses et fort distinctes, et d’un façonnage artiste, et d’une empreinte racée ! Quelle insatisfaction exagérée que de ne pas se contenter, en notre époque si terne, si uniforme et grise de ritournelle, de la volubilité virtuose des violons rares et fins, aux teintes chaleureuses, rougeoyants, et sculptés dans des bois précieux ! Eh bien ! soit ! j’exagère ! C’est que j’ai bien le temps, parmi tout ce que la littérature a légué, d’aller quérir des fantômes toujours plus éthérés, toujours plus édifiants, toujours plus aptes à approfondir mon patrimoine humain et à enrichir de savoirs toujours inédits l’appel presque insatiable de mes appétits et de mes manques ; tout ce creux-là, tout ce vide à combler et ce désert fertilisable en moi, m’est impérieux et réclame ! Et pourquoi pas ? de quoi aurais-je honte ? Vouloir croître, c’est aspirer à gagner non seulement en énergie, mais en matière ! il me faut donc, au surplus de diverses forces et chaleurs, quelque chose à brûler ! Faut-il plutôt rester humble et ne jamais désirer grandir, demeurer dans une ombre, craindre la plus éblouissante et contrastante lumière par déférence, par dilection, par inviolabilité pour tout ce qui réchauffe et qui donne le sens de la perspective ? Je dis que Péguy est supérieur en ce qu’il reconnaît le soleil et tâche à reproduire sa trace – c’est un guide aussi que cette persistance rétienne où, l’œil captant un rayonnement et l’imprimant au cerveau, la main la retrace d’un pinceau de haut style cosmique –, mais je dis que la boule qu’il reproduit est tout d’effets de rayons, scintillant comme une étoile, rougeoyant comme le feu, empathique fronde ! que c’est néanmoins largement un beau foyer d’illusion, l’une de ces sources où l’artificier ne se méprend pas sur la nature de ce qu’il fabrique : un prisme d’incandescence, non un véritable incendie, car pour qu’une flamme y impressionne les véraces esprits, il manque le combustible – je veux qu’un mot enflamme mon intelligence. Peut-on aisément admettre que, dans un livre, il y ait autre chose à consumer que du papier, et vouloir qu’un fond de réalité inconnue et édifiante s’y trouve continuellement introduit pour entretenir la fascination du lecteur ? Peut-on imposer que l’admiration d’un livre procédât de ce qu’il ne cessât point de nous apprendre et de nous compléter ? peut-on avoir cette radicalité-là ? C’est ce que je pense, même si c’est en effet d’une suprême exigence, parce que c’est ce que je tâche moi-même à réaliser, en dépit peut-être de mes réussites, malgré mes insuccès ou mes fautes. Et ainsi, c’est comme cette mystique qui se corrompt en politique, formulation qu’on estime le grand mérite de Péguy : ça ne me paraît pas une innovation assez forte si ce n’est, justement, en sa formulation un peu brave et crâne : mais qui donc l’ignorait avant de prétendre l’apprendre de lui sous cet aspect de fière sentence ? Je dénie, moi, aux grands auteurs le droit de se fixer étroitement sous l’angle facile de l’habitude, de se planter une manière, un maniérisme, pour ne plus produire principalement que leurs autorités, avec la couleur dont confortablement on se laisse séduire et hypnotiser et dont on revêt toute sa profondeur ainsi qu’une livrée ; et je dénie aux auteurs le droit, quand ils disent : « Je suis », de prétendre qu’ils valent uniquement parce qu’ils ont la hardiesse de clamer qu’ils sont, en ce que je demande, moi, qu’ils prouvent qu’ils sont plus que par des atours censés environner l’être, fût-ce des atours rares et délicats comme de la parure d’orfèvre, fût-ce des atours de haut goût comme ceux des dandys, fût-ce des styles valeureux d’atours pugnaces et traduisant bien solitude et mépris. Car alors commence-t-on à stagner, puis à croupir, puis à déchoir, et quand par crainte de sortir de soi-même on se contente de rendre son plus typique, défaut par lequel on s’enferme en soi, on se verrouille, on se satisfait, on se gausse – et il n’y a plus que la parure, on n’est bientôt plus rien qu’une intonation stylée, un jour l’atour se répand par terre dedans lequel il n’y a plus personne.

Je deviens, je crois, une sorte de monstre à part en littérature, je crois que je juge tout le monde, et notamment toute œuvre, avec un sens extrêmement perspicace à déceler des moindres vanités, à reconnaître des failles psychologiques minuscules jusqu’au cœur des plus farouches intégrités, jusque dans l’excellence même ; pour autant, je crois que je puis encore me faire comprendre, que je garde plus que jamais la mesure rationnelle d’un critique en progrès. Nous verrons si, à la fin, je suis le seul que je considère intact, inaltéré, immaculé (la gloire, en tous cas, qui ne me viendra jamais ou si tard, ne pourra guère me corrompre !) : pour l’heure, je n’ai toujours pas l’usage de me limiter à ce que je sais faire, ce que, je le devine d’ici, d’aucuns parmi mes « admirateurs » estiment bien peu !

 

À suivre : La faute de l’abbé Mouret, Zola.

 

***

 

« Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire. La monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre. Le monde de ceux qui font le malin. Le monde de ceux qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous. C’est-à-dire : le monde de ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien. Exactement : le monde de ceux qui n’ont pas de mystique. Et qui s’en vantent. » (page 102)

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