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Henry War
5 juin 2021

Triste espoir

Qu’on sache que j’écris sans espoir : je ne suis bâti que d’illusions conscientes. Je sais fort bien que plus de cent ans ont passé sans qu’un moindre événement ait pu décider l’homme à devenir meilleur : j’ignore s’il est pire, il me paraît déchu, même pas scandaleusement piètre, les deux grandes guerres mondiales du siècle passé et particulièrement la seconde m’incitent à penser qu’il a abdiqué la volonté de donner une direction à sa civilisation, il est une banalité qui ne m’étonne presque plus, je le considère comme une pièce d’un décor plutôt terne où les yeux n’ont d’autre choix que de se poser continuellement – sa vilénie même ne m’apparaît qu’à force de rapporter sa réalité basse à son haut potentiel, ainsi est-il grossier par contraste imaginaire. Comme les règles élémentaires de la probabilité même empirique enseignent à ne pas aspirer à ce qui ne se produit jamais ou n’advient que rarement, j’en suis au point où un succès littéraire, qui me serait pourtant une surprise, ne m’émouvrait pas parce qu’il obéirait à des lois connues qui d’aucune façon ne pourraient me faire admirer l’homme présent. Je ne fais qu’indiquer une direction, jetant ma voix dans les vides et les déserts, un peu semblable à Chateaubriand qui ne se pencha sur ses vertes années que pour revivre en esprit, dit-il, les meilleurs moments de son existence : j’écris comme Moïse les pages d’un avenir qui ne se réalisera pas de mon vivant, mais c’est toujours agréable et d’une plaisante ambition d’imaginer les moyens d’accès et la belle teneur de la « Terre promise ». Surtout, il y a des projets qui ne naissent qu’après des représentations : je me suis fixé ce rôle – ma part humaine – de permettre par mes écrits qu’on conçoive des sociétés alternatives d’hommes admirables en perpétuelle émulation, mais quant à la réalisation de ce rêve, je sais bien que mes efforts n’y suffiront pas – est-ce que Nietzsche y est parvenu ? est-ce que Muray a pu infléchir quelque chose, lui qu’on a si peu lu ? est-ce que les dénonciations qu’on lit sur Internet sont capables de modifier la trajectoire humaine ? J’ai déjà écrit que pour bouleverser nos tendances veules, ce ne sont que des événements tangibles, variétés de catastrophes, conséquences de décadence, qui peuvent produire des révolutions bien fondamentales, mais aussi c’est le caractère de notre société contemporaine de tendre à atténuer ces cataclysmes, en les ralentissant ou en les résorbant au lieu de les précipiter. Autrement, bien sûr, il faudrait forcer un rêve, imposer une vision, obliger aux vertus et commander le progrès, et ceci ne se peut plus puisque ce serait induire un effort ; or, les peuples n’entretiennent plus d’idéal depuis qu’ils ont compris que l’idéal nuit au confort auquel ils tiennent par-dessus tout. Quant à moi, la seule imagination d’hommes et de femmes de beauté et d’esprit supérieurs, éparpillés et regroupés par hasard sur une place, suffit à me transporter d’un élan magnifique, à me ravir hors du monde, à me figurer ailleurs qu’en tous lieux de ce globe. Ce sont peut-être, si simples soient-elles, la pensée la plus grandiose et la vision la plus inspirante que j’ai conçues, les plus propices à induire l’enthousiasme et l’envoûtement de nature à conférer de l’initiative à des nations de gens qui seraient encore dotés d’une certaine volonté : se figurer une société, même circonscrite, non plus où l’on se sentirait obligé d’estimer ses « semblables » qui en fait ne nous ressemblent en rien, mais où sincèrement on ressentirait de l’admiration pour des êtres auxquels nous tâcherions de ressembler, de rivaliser, de ne point, du moins, déparer. Si souvent, il est vrai, au cœur de cet étrange fantasme j’entrevois des toges grecques ou j’aperçois des corps juifs, je ne parviens pas au-delà à transfigurer le monde réel pour le projeter vers cet idéal auquel ne manque pourtant que le désir individuel de grandeur, et, pareil à Clark Smith, je ne puis fonder mes extrapolations que sur un univers presque entièrement inédit – c’est la preuve, au fond, que je ne crois guère en leur réalisation. La fatalité de cette impossible ne me rend pourtant pas triste, bien que je ne sache comment je m’en console : je crois que l’indolence du monde doit vraisemblablement basculer tôt ou tard ou dans l’ineptie complète ou la révolution née d’une extrême commotion, et chacune de ces perspectives traduit un état d’achèvement que je souhaite advenir quoi qu’il en coûte, parce que, misanthrope tel que je suis et tel que l’examen des hommes m’a rendu, je ne tiens pas à ce que l’humanité se perpétue dans l’état d’insignifiance déshonorante ou elle est déjà bien avancée, et j’aime autant qu’elle s’effondre sous l’effet de sa paresseuse bêtise ou qu’elle se divise dans l’effort tranchant de discriminer la sottise, plutôt qu’elle demeure telle que je la constate, végétative et croupie, conventionnelle et excusée. Ce que je dis là vaut autant pour mes amis que pour mes enfants : je ne vois rien de beaucoup plus mauvais que ce qui se réalise ou plutôt que ce qui dégénère dans la veulerie humaine, et je préfère encore que toute la société rencontre la maladie, la violence et la mort, y compris la société de ceux que j’aime – peut-être même particulièrement la société de ceux justement auxquels je tiens – plutôt que de lui imaginer la déliquescence progressive et infinie qu’on peut logiquement augurer à force d’évaluer l’abêtissement des générations : un sursaut est toujours douloureux, du moins est-ce un Réveil, et, d’ailleurs, ce que la facilité et le confort ont « apporté » à l’humanité depuis la disparition de l’individu jusqu’à l’uniformisation de la crétinerie n’est pas propre à faire généreusement escompter une poursuite ou une continuation. Comprendra-t-on, après ces mots terribles, que c’est au bien de l’humanité que j’aspire c’est-à-dire à sa survie, puisque je préfère qu’elle ne disparaisse point encore dans la désagrégation et l’abâtardissement de ses mérites : qui peut prétendre qu’il subsiste de l’homme en l’homme, que l’humanité n’a pas été supplantée par une autre espèce contente et inférieure qui n’est plus l’humanité ? Beaucoup continuent de se raccrocher à des proverbes, parce qu’il « faut aimer » décidément cet à présent Innommable qui avait naguère une forme et un contenu, mais c’est un aveuglement de la solidarité que de ne pas cesser de rallier ce qui est devenu haïssable et vil ; la cohésion par principe avec ce restant de l’homme est un automatisme et une irréflexion : à quoi donc se sentir encore soudé à ça ? Ma vision est moins laide que de se croire engagé pour toujours à soutenir des bêtes au prétexte qu’elles ont un corps similaire au sien : ces bêtes, moi, je leur donnerai plutôt à voir la dignité qu’on éprouve à se tenir droit, ou, si elles refusent de me lire, je les laisserai à leurs fanges sans considération ni pitié. Ne suis-je pas déjà généreux d’accorder tant d’effort et de temps à les édifier avec ou sans leur accord, et faut-il encore au surplus que je compatisse à leurs maux alors même qu’elles refusent de prendre la médecine que je leur tends au prétexte que ce remède leur déplaît, qu’il n’est pas trop facile à appliquer et qu’il n’a pas le goût auquel elles sont habituées ? Leur décrépitude durera autant que ce traitement ne leur paraîtra pas une nécessité critique contre la souffrance ou contre la mort, et je n’imagine pas encore, je l’admets bien, comment cette circonstance psychologique pourrait se réaliser – j’avais un temps envisagé que nos nouveaux vaccins, que le contemporain ne s’inocule qu’avec la crédulité passive que j’incrimine exactement dans sa dégénérescence, venaient congrument pour sanctionner l’absence d’esprit et d’initiative s’il devait en résulter un grand malheur : rien que l’avenir dira si cette hypothèse, sans doute trop coïncidente pour être vraisemblable, se réalisera ; elle n’est enfin logique qu’au regard et qu’à la vaste dimension des nécessités de l’espèce, et c’est trop espérer sans doute que la réalité confirme des visions d’une telle ampleur (je ne crains pas, on l’a bien compris après ce que j’ai explicité, d’user du terme « espérer » même pour un mal anticipé devant resurgir sur des innocents). Il me vient à l’esprit que si un prophète venait à naître chez nous, même lui serait malheureux ou ignoré : toutes ses prédictions seraient niées largement, même celles qui se seraient effectivement produites, parce que le désir de nourrir cette créature nommée Confort dépasse de beaucoup la conscience de la réalité ; et, malgré son ouverture, il ne parlerait que pour quelques sages qu’il songerait tout au plus à fédérer en secte : ainsi aurait-il un moindre accès à des foules qui n’ont d’attention que pour des grands nombres plutôt que pour toute autre sorte de grandeur. Il n’est pas sûr cependant qu’un tel prophète se sentirait de l’insistance pour un effort aussi artificiel : plus probablement, il se contenterait de s’adresser à des espaces sans hommes, car c’est à des hommes inexistants qu’il s’adresserait, et il n’aurait pas appris ou ne voudrait pas se résoudre, pour le bel usage et la grande œuvre auxquels il se destine, à employer le langage accessible des animaux.

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Commentaires
A
Le soleil noir de la guerre et les déliquescences consenties par l'imbécilité et sa propension à fuir ce qui ne ressemble pas assez à de la facilité.
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A
Voici la mort du ciel en l’effort douloureux…<br /> <br /> <br /> <br /> Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ<br /> <br /> Recueil : "Les Tragiques"<br /> <br /> <br /> <br /> Extrait (v. 913-931)<br /> <br /> <br /> <br /> Voici la mort du ciel en l’effort douloureux<br /> <br /> Qui lui noircit la bouche et fait saigner les yeux.<br /> <br /> Le ciel gémit d’ahan, tous ses nerfs se retirent,<br /> <br /> Ses poumons près à près sans relâche respirent.<br /> <br /> Le soleil vêt de noir le bel or de ses feux,<br /> <br /> Le bel oeil de ce monde est privé de ses yeux ;<br /> <br /> L’âme de tant de fleurs n’est plus épanouie,<br /> <br /> Il n’y a plus de vie au principe de vie :<br /> <br /> Et, comme un corps humain est tout mort terrassé<br /> <br /> Dès que du moindre coup au coeur il est blessé,<br /> <br /> Ainsi faut que le monde et meure et se confonde<br /> <br /> Dès la moindre blessure au soleil, coeur du monde.<br /> <br /> La lune perd l’argent de son teint clair et blanc,<br /> <br /> La lune tourne en haut son visage de sang ;<br /> <br /> Toute étoile se meurt : les prophètes fidèles<br /> <br /> Du destin vont souffrir éclipses éternelles.<br /> <br /> Tout se cache de peur : le feu s’enfuit dans l’air,<br /> <br /> L’air en l’eau, l’eau en terre ; au funèbre mêler<br /> <br /> Tout beau perd sa couleur.
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