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Henry War
1 juillet 2023

Comme on sait qu'on s'est assez relu

Qu’il s’agisse de fiction ou de réflexion, la première version d’un texte n’est pour moi jamais suffisante – je doute que pour d’autres, à condition qu’ils soient suffisamment appliqués et n’écrivent pas que pour s’amuser, il puisse en être autrement (et, à bien réfléchir, même l’amusement suppose des améliorations, un texte étant plus ou moins ludique ; aussi le principe de l’écriture automatique n’empêchait-il pas non plus Breton, hypocritement, de reprendre ses textes).

À ce sujet, j’ignore quelle importance le traitement de texte, qui offre à l’auteur le confort de penser, tout en écrivant, qu’il garde pour après une grande commodité de retouche, prit dans le degré de perfectibilité du jet initial, et il pourrait être fort instructif d’examiner cette question et d’en déduire des différences de mentalité de l’artiste suivant la facilité de ses reprises, car l’écrivain contemporain n’a pas tant d’intérêt qu’autrefois à s’imposer un parachèvement dès la première version du texte : en effet, ni le papier ni l’encre ne coûte cher, et ni les erreurs ni les manques ne l’obligeront à un travail de copie fastidieux (il suffit de penser aux machines à écrire de naguère, et d’envisager rien que les délicatesses de correction sur une page dactylographiée avec le fameux badigeon blanc, sans parler du retour de chariot en fin de ligne et du remplacement des rouleaux d’encre : on devine que l’esprit n’était pas qu’à la tentative, et écrire impliquait une vigilance pragmatique et technique.) Aujourd’hui, l’insouci de telles contraintes dispose l’auteur à une spontanéité plus vite rédigée dans la perspective de relectures aisées, et c’est ce qui permet de penser que nos manuscrits, comparés à tous ceux d’avant l’ordinateur, sont largement défaillants, quand il ne s’agirait que de collationner la première version avec le texte finalement publié. On a probablement perdu l’expérience d’écrire immédiatement et directement avec acuité et excellence, ou, du moins, de constituer un brouillon avant de commencer à fixer le texte, et cette différence est peut-être de plus de conséquence structurelle sur la pensée que nous ne saurions l’imaginer. C’est qu’il s’agissait de constituer aussi tôt que possible un écrit exempt de modifications futures à cause de toutes les tracasseries prévisibles auxquelles cela obligeait, ce qui certainement n’était pas absolument réalisable mais impliquait tout de même de ne rien « laisser » volontairement d’incomplet ou de fautif sur la feuille. On limitait vraisemblablement au maximum les regrets à des états antérieurs de la réflexion, c’est-à-dire à des brouillons virtuels inscrits en soi, plutôt que de les abandonner au papier de la réalité et, sans scrupule, comme aujourd’hui, d’y revenir plus tard. Or, que sommes-nous devenus sans le soin de rendre l’expression la moins spontanément erronée ou défaillante ? Nous ne nous préoccupons pas de ce que la forme de nos pensées soit exacte, aboutie ou parachevée, nous autorisons nos publications intérieures à des inachèvements manifestes, et, presque, nous réfléchissons en « mode de traitement de texte », approximatif et inachevé, au même titre que nous agissons souvent selon les acteurs des films comme si nous vivions sous caméra. Il ne nous semble pas nécessaire de réaliser du premier coup une production parfaite ni même bonne, et nous nous excusons ce vice du laisser-aller en l’imputant à quelque « vivante et humaine franchise » pour se consoler, au fond, d’être incapables d’utiliser directement les expressions justes, noircissant le fond de la page ou de l’esprit – on en est à vanter l’imperfection par crainte de s’accuser d’inaptitude. Il faut admettre que tout en écrivant, quand le Contemporain ne se moque pas carrément de la rigueur de ce qu’il écrit, il garde toujours en réserve des versions ultérieures de l’œuvre, il admet alors qu’il lui faudra la retoucher plus tard, bien qu’il puisse oublier cette résolution et n’en faire rien : il a cessé largement, en sa race, de se caractériser par son parachèvement ou sa perfectibilité ; la version initiale, « fraîche », « sincère », de son travail ou de son être est toujours la dernière – il a une telle paresse de (se) reprendre ! Peut-être qu’ainsi plus on dispose de la possibilité « gratuite » de s’améliorer, de ces « secondes chances » accessibles, plus on se déprend de la nécessité d’être exact non seulement du premier coup mais d’être exact tout court. Ce serait le grand mal du traitement de texte sur la qualité de la littérature dans la mentalité même, insinuée dans les mœurs, de la constitution du texte, élargie aux pratiques de l’oral : le droit à l’oubli deviendrait la permission d’être oublieux et négligent. On devrait analyser, pour confirmer l’hypothèse, la façon dont, tout en sachant foncièrement qu’il peut retoucher un texte, l’écrivain contemporain, qui écrit vite et un peu mal en raison de cette conscience, se sert vraiment de l’occasion que la technologie lui offre de corriger son texte ou au contraire s’il la remise perpétuellement et ne l’utilise que comme prétexte pour excuser sa légèreté, plus agréable dans l’instant que le labeur, sorte de procrastination continuelle et utile à son plaisir. « Je reviendrai là-dessus plus tard, se dirait-il continuellement pour ne pas différer sa satisfaction, mais pour l’instant j’enchaîne les idées et m’en délivre à l’allure qui me purge le mieux » cependant qu’en réalité il n’y reviendrait point.

Quant à moi, il m’arrive, en prenant par occasion quelque distance à mon effort, de mesurer la quantité considérable d’opérations mentales qu’implique la première rédaction d’un texte même sur la page numérique, et je le constate particulièrement quand j’offre mon renfort à quelqu’un pour un travail littéraire : j’impressionne souvent par les calculs que je réalise et que je dois expliciter alors, par leur vitesse et leur profondeur, et je m’étonne de surprendre ainsi parce que c’est pour moi le fonctionnement ordinaire de l’esprit en travail d’écriture – et je ne sais d’esprit en travail, intimement, que le mien. Quand le lexique s’établit laborieusement peu à peu, que les phrases enfin s’assemblent du fait d’une forte et sensible contention, que le texte se dessine avec une peine patente, je n’ignore pas en général que pour une première version c’est déjà l’œuvre d’un certain accomplissement, déjà le fruit d’une bonne quantité de théorèmes appliqués, en somme un résultat, même si, à ce stade où le texte dispose indéniablement d’un fond, son allure est encore relativement maladroite et grossière à mon jugement, les enchaînements rustres, la tournure simplifiée, l’ensemble souffrant d’un certain manque de finesse, style et sens : je devine déjà que sa relecture m’insatisfera, qu’elle nécessitera des reprises nombreuses, qu’elle se recommandera à un second tissage, parce qu’il est évident que je puis l’améliorer et que cet état du texte est encore assez loin d’indiquer le meilleur de ma capacité. Je sais que je ferai mieux parce que – comme je sais pertinemment, à cet instant où j’écris la première version de ce paragraphe, que le besoin que j’éprouve de son avancée m’incite à trop de rapides concessions et d’insuffisants développements – je sais dès l’écriture que je progresse trop, que je néglige un petit peu quelques multiples choses que je pourrais utilement instruire même si je reviens par moments en arrière pour corriger des enchaînements, et que la forme et sans doute la signification de mon idée demeurent en partie négligée ou du moins inachevée, que je peux approfondir. Cette impression, qui se signale comme une sensation lointaine de mécontentement et d’inaboutissement, est le résultat d’une habitude vigilante à ne jamais abandonner une proposition que je n’aurais longuement examinée et justifiée, de sorte qu’une moindre aisance dans ma progression suscite aussitôt en moi de la méfiance, et qu’un passage que j’aurais par exception fluidement écrit, même apparemment juste, m’incite à de plus attentives relectures que tel paragraphe que j’ai rédigé dans d’intenses et lancinantes douleurs – je garde en mémoire qu’il faudra que j’inspecte en particulier ce qui ne m’a guère donné de mal.

Les relectures doivent alors permettre de corriger ces approximations et de donner au texte une solidité et une profondeur supérieures.

En premier lieu, il faut reprendre minutieusement chaque phrase en m’apprêtant sans vergogne ni lassitude à quantité de modifications et d’ajouts. La pensée prégnante chez moi se situe alors, après avoir écrit un essentiel qui s’apparente à un canevas un peu détaillé, à m’arrêter résolument sur chaque phrase, de façon à approfondir l’image ou la conception que je n’ai peut-être qu’évoquée pour me débarrasser de ce qu’il fallait impérieusement écrire, je veux dire de ce qu’un appesantissement aurait risqué de me faire oublier comme direction. À partir de cette essence, je m’efforce d’entrer en une strate plus complexe et artistique de l’œuvre, et ma mentalité alors s’applique à ne surtout pas me contenter d’un rendu approximatif, de vérifier mot à mot qu’on ne peut pas écrire plus exact et plus édifiant, en quoi je quête et scrute avec insistance la moindre sensation d’un regret. Il s’agit justement d’atténuer la sensation d’à-peu-près, ce sentiment récurrent qu’on éprouve au livre contemporain que l’auteur aurait dû aller plus loin, réaliser davantage de couleurs ou pousser la déduction, ne pas laisser l’empreinte d’un anonymat nivelant et décevant, ne pas inciter le lecteur à terminer ou compléter une représentation qui n’a pas été entreprise et qui aurait dû l’être, laissant l’intuition d’un manque, d’une frustration, d’un spectre ignoré, comme si le travail n’était pas parachevé, comme si quelque espèce de radiation ou de rayonnement sourdait entre les lignes pour manifester sa présence dédaignée. Pour moi, il n’est pas du tout légitime qu’un amateur puisse percevoir cette sensation d’incomplétude, qu’il s’en plaigne ou non : c’est le professionnel qui aurait dû écouter cet appel du vide ; or, c’est bien à la relecture qu’il doit combler cette fosse ; un livre ne doit jamais ignorer le cri d’un cercueil. Quelque chose s’agite sous la terre et lance des exhortations : il faut l’écouter et ne surtout pas redouter l’effort de relever les tombes.

Ce type de corrections déterminera le rythme de progression du lecteur en induisant chez lui un certain niveau constant de vigilance et d’admiration, correspondant au travail plus ou moins ciselé de l’auteur ; c’est par ce degré de finition que l’auteur sollicite son public : survol ou exploration. Un livre qui se parcourt vite, qui se « dévore », un « page turner » comme on dit, est toujours par nature un livre insuffisamment développé : c’est parce qu’on sait déjà ce qu’on lit, que le livre ne comporte rien de plus profond ou admirable que ce qu’on contient avant de le lire ; on n’a pas besoin de s’arrêter. Il faudrait décidément que le lecteur comprît qu’un livre qui se « laisse lire » à toute allure n’indique jamais un ouvrage de qualité, bien au contraire : il conforte l’amateur, par conséquent il signale que l’auteur est un amateur. Marquer une préférence pour la seconde espèce de « visite » – l’exploration –, c’est cesser de lire et d’écrire en amateur. N’importe qui peut montrer un mur ou un visage en gros, mais les artistes seuls savent les faire découvrir en particulier. Cette correction pointilleuse nécessite quand même, pour ne pas heurter une syntaxe trop reprise et artificialisée, de s’accorder encore une latitude provisoire dans le degré d’exigence et de perfectionnisme, car l’auteur va ajouter beaucoup et conserve, même à cette étape, un besoin de progresser qui conditionne son intérêt de retouche : on doit entendre qu’à cette étape il sait qu’il recorrigera ce qu’il améliore, et ainsi de suite. Seulement, à chaque relecture les approfondissements sont moins nombreux, ils portent de plus en plus sur des détails, l’état de complétude de l’écrit ne parvient plus à susciter des objections, le texte « bouge » de moins en moins, les « appels d’outre-tombe » se tarissent à force d’être considérés. Les strates de la pensée ne sauraient d’ailleurs se surimpressionner indéfiniment sans aboutir à l’effet d’une paralysie pesante – palinodie tortueuse ou palimpseste illisible – : la logique inhérente à l’esprit humain, avec ses règles sensibles de fluidité et de finitude, se trouverait en quelque sorte contredite : autrement dit, on ne peut approfondir continuellement sans s’opposer à une conformation mentale dont l’infraction rend le texte largement abscons et incompréhensible, comme inhumain. On peut parfois percevoir de telles surcharges lorsqu’on reprend une (re)relecture ; on les devine, par exemple chez Proust, quand en manière de parenthèse ou de digression on laisse voir une pensée intempestive ou anachronique, quand on décèle qu’une précision, pareille à une note de bas de page, a été insérée après dans le texte en excédant sa direction originelle et essentielle, et que cette précision ne peut pas logiquement avoir été pensée par l’auteur au moment de la version initiale : et si c’est une faute alors, c’est que l’auteur expose sa technique, communique la temporalité absurde de ses additions tandis que le lecteur ne doit regarder qu’à la beauté et au sens. Un défaut dans un texte est toujours en premier lieu la façon dont, comme chez le prestidigitateur failli, on perçoit tout d’abord le « truc », l’artifice ou le procédé, au lieu de son illusion.

Au terme de cette suite de corrections délicates, mon texte s’est au moins augmenté d’un tiers et a même couramment triplé de volume.

En second lieu vient alors ce que j’appelle, en mon petit lexique intérieur, le « lissage » ou la « réduction du bruit (de fond) », lecture spécifique qu’il m’est difficile de réaliser simultanément à la première, parce qu’elle s’attache bien plus à la forme qu’au fond, et que j’ai besoin de ne plus chercher à approfondir, de ne plus examiner la validité du fond, de ne plus m’attarder sur le sens, et presque au contraire. Cette opération relativement automatique repose uniquement sur de la technique, et je la pourrais presque mener en faisant autre chose, avec distraction, comme un informaticien fait de l’encodage ou une mercière de la couture. Il s’agit de neutraliser tout ce qui heurte la lecture, ce qui ne se comprend pas comme logiquement humain, syntaxe compliquée, ponctuations difficultueuses, contresens induits par des sophistications qu’on croyait nécessaires au moment d’écrire mais qui imposent au lecteur de reprendre en arrière, ou encore redondances et inutilités diverses qui allongent, diluent, polluent le propos – le vocabulaire peut régulièrement être simplifié ou affiné (je viens par exemple de retoucher : « sophistications qu’on croyait subtiles etnécessaires ». Je dois parfois insérer une transition permettant de fluidifier une pensée trop abrupte (et non : « Je dois parfois insérer une courte transition permettant de fluidifier vers une pensée restée trop abrupte ») ; d’autres fois, il faut supprimer une répétition qui n’explicite ni n’apporte rien. La pensée directrice de ce travail se résume à : « Est-ce que moi, l’auteur, je comprends aisément mon texte en le lisant à un certain rythme et en me plaçant du point de vue de qui le découvre ? ». Il est évident que si je peine à m’entendre (ce que je constate alors toujours avec agacement) un autre que moi en tirera un véritable embarras, et ce sera indiscutablement de ma faute. La question complémentaire à cette étude serait : « Est-ce que tout est indispensable selon la réflexion ou l’effet à produire ? » – je ne dois pas craindre de sacrifier même des lignes qui m’auraient réclamé du temps si par exemple elles sont alambiquées ou alourdissent le style ou le sens ; il est ainsi impératif de travailler sans sentimentalisme, de trancher carrément dans la matière, d’être exigeant et impitoyable, mon objectif restant toujours de dire pareil en moins de mots. Et dans le récit, mon souci d’économie est particulièrement grand : je crois que La Fortune des Norsmith diminua d’un cinquième après cela, et ce cinquième, le plus souvent par petits morceaux disséminés, ne me laissa pas un regret, parce que je m’étais résolument engagé, par leur suppression, à rendre le reste plus efficace en lui donnant le relief que les longueurs, ponctuelles et sporadiques, aplanissent.

Après cette correction, je relirai inévitablement le texte une dernière fois avant publication : cet ultime travail sera bref et impliquera plutôt la seconde forme – le lissage – que la première, d’abord parce que je refuse en général, sauf sur des détails, de reprendre le fond d’un écrit que j’ai pensé à telle époque d’une certaine manière et qu’il me faudrait trahir dans la manière différente de mon esprit actuel, ensuite parce que ce recul de plusieurs mois permet de réduire efficacement les problèmes de compréhension immédiate ainsi que le « bruit ». Cependant, je suis toujours tenté de retoucher mes textes même publiés : plus un texte est ancien plus il contraste avec la manière récente de l’auteur et l’embarrasse de « maladresses » qui lui apparaissent flagrantes et qu’il ne commettrait plus, et je crois que je pourrais reprendre n’importe quel texte à l’infini, y compris récent, y compris même en cours de finition, y compris avec lequel je m’accorde pleinement, rien que sur des infimités, sur des vétilles millimétriques, sur des infinitésimalités de nuances ou de style. Si je me défends de le faire comme d’aucuns s’y livraient d’une édition à l’autre, c’est parce que je préfère admettre, pour autant que cela ne nuise pas à la lisibilité, qu’un texte reflète l’état d’esprit de son créateur au moment de sa rédaction, comme une photographie d’enfance qu’il serait vain de défigurer pour lui donner la ressemblance du portrait de l’adulte en vie. Passé quelque délai, il faut consentir à adhérer moins à soi-même dans le figement que le texte représente de son art passé, le regarder avec distance, ne plus vouloir à tout prix le relever jusqu’à soi comme de ces souvenirs qu’on voudrait modifier en les racontant autrement. Le texte fait son chemin à part, il n’est plus soi, il faut s’en affranchir ou risquer de passer sa carrière non à bâtir une œuvre nouvelle mais à réparer l’ancienne. L’auteur même la lit comme l’œuvre d’un autre, et s’il se critique durement, c’est le signe qu’il a changé, épreuve périlleuse à laquelle la plupart des écrivains n’aiment pas se livrer parce qu’alors il est l’heure de procéder à une vérification terrible, à savoir : si ce changement est un progrès ou une déchéance.

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